BD .
Avec la parution de son troisième numéro, Toc
Toc est désormais ancrée dans le
paysage culturel. Sans être toujours centrée sur
l’actualité, la revue garde son style frondeur et son
ouverture sur les expériences artistiques passées et
d’ailleurs.
Tendre et caustique à la fois
L’idée
est simple : cinq grandes toiles blanches tendues sur le mur
et face à chacune d’elles, l’un des dessinateurs de Toc
Toc. Avec un feutre noir, chacun
se lance dans un dessin, esquisse une première forme. Cinq à
dix minutes plus tard, roulement : chacun se retrouve face
au dessin du voisin et le complète. A la fin de la soirée,
chaque tableau est l’aboutissement d’un réel travail
collectif. Cette impro dans les
locaux de Townhouse, pendant le
vernissage du troisième numéro de la BD, correspond bien à
l’esprit de la revue.
Toc Toc, qui emprunte son titre
aux véhicules du même nom, est « le bébé » d’un groupe de
caricaturistes et bédéistes ; le lancement du numéro un
avait connu un franc succès. Le deuxième, sorti juste après
la révolution, est épuisé. Ce numéro 3 comporte des éléments
de continuité avec les précédents : ainsi,
Chennawi, animateur de la revue,
continue sur sa série des « parqueurs » de voiture : à la
plage, l’un d’eux est pris par les réflexes du métier et
essaye d’organiser le garage des Jet
Sky. Tewfiq et
Qandil continuent leur
coopération en dernière page pour la rubrique « Fabriqué en
Egypte ». On retrouve également le personnage du panneau
publicitaire dans l’histoire de
Chennawi « Coup d’état médiatique », ainsi que la
série de Qandil, « Carottes et
petits pois », basée sur l’écrit plutôt que sur les
illustrations, où il continue à conter, sur un ton
humoristique, les souvenirs d’enfance de son personnage. La
rubrique historique est toujours aussi instructive, avec
quelques pages sur la revue « Flash » créée par Khaled Al-Safti
et publiée pour la première fois à l’été 1989. L’équipe lui
rend un réel hommage, en reproduisant une multitude de ses
dessins, assurant ainsi la continuité avec les nouvelles
générations — celles qui n’avaient pas l’âge d’ouvrir une
revue en 1989. Ce n’est pas seulement dans le temps, mais
également dans l’espace que Toc Toc
prend le parti de l’ouverture sur d’autres expériences
artistiques, au-delà du seul domaine de la BD. Ainsi, après
Tiken Jah
Fah Koli dans le n° 2,
Chennawi continue à faire
découvrir au public égyptien des chanteurs francophones de
toute l’Afrique. Cette fois-ci, ce sont les traits d’Amazigh
Kateb, artiste algérien, qui sont
esquissés à côté d’une traduction de l’une de ses chansons.
Créatures atemporelles
Le
parti pris qui consiste à ne pas s’obliger à dessiner sur
l’actualité politique — surtout pour ceux des dessinateurs
qui travaillent dans la presse et cherchent à échapper à
l’exercice de la caricature quotidienne sur l’actualité —x
peut cependant sembler incongru à un moment où tout le monde
ne parle que de révolution. Seule l’histoire de
Makhlouf, qui met en scène une
communauté de schtroumpfs dépaysés par le départ de « papa
schtroumpf », cherchant à tout prix à placer un nouveau
schtroumpf à leur tête, est clairement inspirée de la
situation politique après la démission de Moubarak et la
course à la présidence que le pays connaît depuis. L’ironie
cinglante du caricaturiste d’Al-Masry
Al-Youm, ainsi que le choix des
schtroumpfs comme créatures atemporelles expriment un
désabusement sur la capacité des êtres humains à se prendre
en charge collectivement sans faire appel à un « leader ».
Dans la série « Les illusions du voyage », le scénario de
Khums Kom
reprend une idée éculée à force d’avoir été adaptée à
l’écran et ailleurs : deux jeunes qui veulent à tout prix
quitter l’Egypte se lancent dans l’aventure de l’immigration
clandestine, mais font face à la déception de retrouver
ailleurs exactement ce qu’ils fuyaient. Les traits d’Ahmad
Abdel-Moneim
Abbass, rectangulaires sur fond
noir, dans Toujours plus — une histoire extrêmement directe
et moralisante — tranchent sur ceux des autres dessinateurs.
L’histoire de Migo, La barbe et
le drap, placée en fin de numéro, comme les BD des « jeunes
talents » auxquels Toc Toc ouvre
ses portes, n’est pas convaincante.
Ces quelques faiblesses ne font rien perdre à la qualité de
la revue. Dans « Un bout de viande rouge », Mohamad Ismaïl
Amin inverse la logique du monde en plaçant les animaux à la
place des hommes ; on y voit un boucher/mouton découper des
bouts de mollets et bras humains et conseiller à ses clients
les morceaux les plus tendres. Les traits de
Tewfiq accentuent l’aspect
sanglant de l’idée. Tout comme le dessin de
Chennawi en milieu de numéro —
également l’une des rubriques fixes de la revue — où une
vieille dame chétive nourrit un chat des rues fixé par six
paires d’yeux étonnés ou réprobateurs, « Un bout de viande
rouge » met le doigt sur les bizarreries ou les cruautés de
notre société. Que ce soit par le regard tendre de
Chennawi ou le style caustique
de Tewfiq et de Hicham
Rahma, Toc
Toc laisse le lecteur rêveur sur les rapports humains
et le fait réfléchir sur des aspects incongrus de nos
sociétés.
Dina
Heshmat