Blessés de la révolution .
Plus de 6 mois après les violents affrontements qui ont fait
chuter Moubarak, ils souffrent encore de l’indifférence des
autorités égyptiennes pour se faire soigner. Et se
contentent des belles promesses sans lendemain. Enquête.
L’autre révolte pour la dignité
Moustapha
Ahmad Hassan est le dernier martyr de la révolution du 25
janvier. Il a passé plus de six mois dans le coma à
l’hôpital Qasr Al-Aïni du Caire après avoir reçu une balle
en pleine tête, lors du « vendredi de la colère », le 28
janvier dernier. Complètement paralysé, il était dans le
coma depuis un mois. Pendant six mois, sa famille a frappé à
la porte de tous les responsables, les suppliant d’envoyer
leur fils à l’étranger. C’était, d’après les médecins, la
seule chance qui lui restait pour survivre à ses blessures.
Mais face à une indifférence devenue générale, Moustapha
vient de mourir. En silence. « Je viens d’enterrer Moustapha
à Alexandrie. Mais je ne resterai pas les bras croisés et
n’attendrai pas que nous subissions le même sort », confie
Rabie, son ami proche et l’un des autres blessés de la
révolution.
Quelques heures après les funérailles, Rabie a organisé un
sit-in devant le siège du Conseil des ministres. Déçu par
leur silence, il s’est adressé à la place Tahrir et ne
compte pas en partir avant d’obtenir les droits des blessés.
« Ces héros comme Moustapha ne méritent pas d’être traités
ainsi. Moustapha n’a pas obtenu son droit le plus
élémentaire, celui d’être soigné. Nous sommes là et
continuerons à revendiquer les droits de tous les blessés
avant de mourir comme lui », martèle-t-il.
Il y a quelques semaines, le 27 juin, il y a Mahmoud Khaled
Qotb, protestataire de 24 ans, qui est décédé des suites de
ses blessures causées le 28 janvier. Il est resté dans le
coma 5 mois après avoir reçu une balle dans l’œil tirée par
la police, puis avoir été écrasé par une voiture du corps
diplomatique près de la place Tahrir lors des manifestations
du « vendredi de la colère ». Pendant cinq mois, la famille
de Qotb avait adressé au Conseil des ministres des demandes
pour le faire transférer de l’hôpital Qasr Al-Aïni à un
autre hôpital privé et mieux équipé. En vain. « Nous avons
mené une noble révolution dont tout le monde parle. Nous
avons sacrifié nos fils pour le mieux de notre patrie.
Pourtant, personne ne semble s’en rendre compte. A ce jour,
nous n’avons pas eu droit aux soins médicaux gratuits »,
confie Gaballah, lui aussi blessé. Il est resté 18 jours sur
la place Tahrir, a reçu une balle dans l’œil. Et depuis, il
est dans un état critique. A l’hôpital où il a été traité,
les médecins l’ont obligé à céder sa place à d’autres
blessés. Aujourd’hui, Gaballah commence à désespérer. D’un
bureau à l’autre, il ne croit plus en ces belles promesses
non tenues du gouvernement. « C’est soi-disant le
gouvernement de la révolution », ironise-t-il. Avant de
poursuivre : « Ils ont déclaré cette semaine que l’hôpital
de Agouza sera consacré au traitement des blessés de la
révolution. Je m’y suis rendu ce matin. Personne n’est au
courant de cette décision. Ils prétendent que la nomination
d’un nouveau ministre de la Santé est la raison de ce retard
». Pour ajouter au sarcasme, Gaballah a décidé d’écrire une
lettre à l’ex-président Moubarak et de la publier sur
Facebook. « Monsieur le président déchu ... J’ai besoin de
votre aide ... Je commence à douter de la chute de l’ancien
régime. Si vous êtes toujours président de l’Egypte, je vous
supplie de donner des ordres pour que les blessés de la
révolution du 25 janvier puissent être traités aux frais de
l’Etat. Les médecins sont au courant de notre situation,
mais n’ont pas remué le petit doigt pour nous aider. Les
hôpitaux ne veulent pas nous accueillir et nous demandent de
présenter des documents qui prouvent que nous avons été
blessés lors de la révolution ... ». Il a intitulé cette
lettre : « Appel à une aide urgente pour sauver la vie des
blessés de la révolution ».
Procédures compliquées
Car, en effet, les blessés de la révolution partagent tous
ce sentiment de frustration. La lenteur des jugements et les
procédures compliquées ont en fait accentué chez ces héros
le sentiment d’être marginalisés. Pour sa part, le premier
ministre, Essam Charaf, a désigné une personne de son
cabinet pour présider le fonds des blessés, créé il y a plus
d’un mois. Sa mission sera de faire un « recensement complet
» des personnes tuées ou blessées durant la révolution, et
de leur consacrer les indemnités ou le traitement
nécessaires.
En effet, la décision de créer un tel fonds est venue suite
à une vague de protestations de la part des familles des
martyrs et des blessés qui se sont plaintes de la négligence
des responsables à leur égard. Deux semaines plus tard, le
Conseil suprême des forces armées a consacré une somme de
100 millions de L.E. à ce fonds. « Personne n’a expliqué aux
blessés quels sont les règles de versement des indemnités ou
les dossiers et documents nécessaires, ni même le lieu où
ils peuvent retirer les formulaires à remplir », explique
Khaled Aly, activiste au Centre égyptien pour les droits
économiques et sociaux. Ce n’est pas tout, puisqu’en
réalité, prouver que ces blessures proviennent de la
révolution et de la cruauté de la police est une mission
quasi impossible. « On m’a demandé un tas de papiers pour
pouvoir être traité et toucher les indemnités. Mais comment
prouver que je suis un blessé de la révolution ? Aucun
hôpital n’a accepté de nous donner un certificat médical.
Peut-être fallait-il que je demande aux manifestants de me
prendre en photo quand la police tirait contre nous ! »,
s’exclame-t-il amèrement. Aujourd’hui, ce citoyen commence à
se dire qu’il a tout sacrifié pour rien. « Nous avons voulu
chasser le dictateur. Nous étions des révolutionnaires
pacifiques qui ne réclamaient qu’une vie humaine et digne.
Nous avons scandé le slogan : Pain, liberté et dignité pour
tout Egyptien. Méritons-nous d’être punis après tous ces
sacrifices ? », s’indigne-t-il.
Mahmoud Al-Sayed a, lui, reçu des balles en caoutchouc aux
bras et aux jambes. Il devait subir plusieurs interventions
chirurgicales. Mais rien n’a été fait. « C’est une honte et
un vrai scandale que les blessés de la révolution soient
traités de la sorte. Au même moment, l’ex-président est en
train de recevoir les meilleurs soins dans une chambre
climatisée de l’hôpital de Charm Al-Cheikh et toute une
équipe est à sa disposition », avance-t-il en colère. Ces
laissés-pour-compte ne peuvent s’empêcher de faire cette
comparaison qui est pour eux synonyme d’une injustice
flagrante. D’après le Dr Mohamad Charaf, professeur à
l’Université américaine et président d’une ONG qui s’occupe
de la revendication des droits des blessés, « un hôpital
comme l’Institut Nasser demandait à chaque blessé une
caution de 10 000 à 20 000 L.E. alors que la majorité des
blessés sont des gens modestes ». D’après un recensement
officiel effectué en avril dernier, le nombre des blessés
est estimé à plus de 16 000, sans compter les officiers et
agents de police. Mais les associations des droits de
l’homme considèrent ce nombre bien plus élevé.
Remplir un formulaire
Face au siège du fonds récemment créé pour venir en aide aux
blessés, Mohamad Abdel-Aal attend son tour. Il vient
d’apprendre qu’il n’était obligé ni de se déplacer, ni de
faire le trajet de sa ville de Damanhour jusqu’au Caire. Il
suffit de remplir un formulaire publié sur le site Internet
du fonds pour s’enregistrer et présenter ses doléances. Une
nouvelle qui ne semble pas consoler ce simple villageois qui
ne connaît rien au monde d’Internet. Abdel-Aal a souffert
d’une hémorragie à l’œil gauche et d’un décollement de la
rétine. « Le cas de Abdel-Aal est très délicat et ne peut
pas être traité en Egypte, faute d’équipement. Il risque
d’être aveugle d’un œil et doit partir le plus vite possible
en Allemagne pour se faire opérer », explique
l’ophtalmologue Samir Al-Bahaa qui suit son cas. Pourtant,
ce fonds est la seule lueur d’espoir qui lui reste.
Medhat est un autre blessé, mais plus chanceux. Cet
originaire de la ville de Suez a reçu l’offre d’une
Egyptienne qui réside en Arabie saoudite : elle propose de
prendre en charge les frais de son traitement à l’hôpital
Saint-Louis, à Paris (France). Il doit en effet subir une
transplantation de la cornée. Cette femme a appris le cas de
Medhat sur la page Facebook « Mossabi sawret yanayer » (le
forum des blessés de la révolution de janvier), qui publie
les nouvelles des blessés et leurs numéros de portable pour
ceux qui voudraient entrer en contact avec eux.
Il y a aussi des associations étrangères qui se penchent sur
le dossier des blessés de la révolution, comme la très
active ADFE (Association Démocratique des Français à
l’Etranger), en collaboration avec l’Association égyptienne
Masreyoun madelioun, qui ont assuré à ce jour plus de 70 cas
médicaux. « Une goutte d’eau par rapport aux besoins »,
disent-elles. D’après un bilan de l’ADFE en date du 24 juin,
15 jeunes patients blessés aux yeux étaient en mesure de
partir bientôt en Suède, pris en charge par le gouvernement
suédois. L’Association des médecins égyptiens d’Allemagne
envisage aussi de financer un centre de physiothérapie pour
les paralysés de la révolution. L’ADFE attendait de même les
missions échelonnées de 40 chirurgiens volontaires allemands
de toutes spécialités. Sans compter que le ministre français
des Affaires étrangères a accepté, lors de sa visite sur la
place Tahrir le 6 mars dernier, d’embarquer dans son avion
plusieurs blessés graves vers Paris.
Mais il n’en reste pas moins que « le traitement des blessés
est la responsabilité du gouvernement égyptien et non des
donateurs étrangers ou des ONG. On est obligé de mendier
pour être traité ! », lâche Magdi, gravement brûlé au visage
et aux bras par un cocktail molotov. Ce chauffeur venu de
Suez a appris par la radio que des experts russes et
allemands se rendront en Egypte pour consulter et traiter
gratuitement les blessés de la révolution. Il s’est alors
précipité à l’hôpital Qasr Al-Aïni pour rencontrer ces
experts. Là, 24 autres blessés attendaient leur tour. « A
22h30, un jeune médecin égyptien nous a demandé de dormir de
bonne heure pour l’opération du lendemain par les médecins
de la délégation russe. Mais nous avons attendu jusqu’à 16h
et en fin de journée, les responsables de l’hôpital nous ont
dit que les Russes étaient partis et que c’était une simple
visite d’échange d’expérience », se rappelle Magdi.
Mais tout récemment, le premier ministre, Essam Charaf, a
tenu la première réunion avec le conseil représentant les
blessés de la révolution, qui visait à recenser leurs
problèmes et tenter de les régler. Peut-être enfin une
première étape pour les blessés, avant qu’ils n’accèdent
enfin à leurs droits .
Manar
Attiya