Société .
Depuis la révolution du 25 janvier, la politique est devenue
le sujet de prédilection des Egyptiens. Au sein des foyers,
les différends se multiplient et les disputes conjugales
s’exacerbent. Témoignages.
L’apprentissage de la politique
Elle
est partie à la place Moustapha Mahmoud pour crier son
soutien à l’ex-président déchu, Moubarak, le lendemain de
son célèbre discours où il avait annoncé qu’il n’avait pas
l’intention de se représenter aux élections présidentielles
et que son seul souhait était de « mourir sur cette terre ».
Son mari, lui, était au même moment à la place Tahrir. Cela
faisait 16 jours qu’il n’avait pas quitté le lieu en
attendant le départ de Moubarak et la chute du régime.
Chahira, traductrice de 38 ans, a rejoint le groupe Facebook
« Pardon M. le président ». Tamer, son époux, médecin de 42
ans, a participé à un autre groupe sur le même site sous le
nom « Moubarak, je ne te pardonnerai jamais ».
Et lorsque le procureur général a annoncé que Moubarak sera
transféré en justice et qu’il est impliqué dans le meurtre
de centaines de manifestants à la place Tahrir lors du
vendredi de la colère, Chahira ne pouvait pas y croire et
voulait rendre visite à l’ex-président qui séjourne
actuellement à l’hôpital de Charm Al-Cheikh pour lui
demander pardon.
Tamer, lui, voit les choses différemment. Il fait partie
d’un groupe d’activistes qui veulent que Moubarak soit
également condamné pour d’autres crimes tels que la mort de
milliers d’Egyptiens chaque année à cause du cancer et de
l’hépatite C, à cause de la nourriture et de l’eau polluées.
Et ce, sans compter les 1 034 personnes qui ont trouvé la
mort lors du naufrage du ferry Al-Salam. Un naufrage dû à la
négligence.
Depuis le déclenchement de la révolution du 25 janvier, les
discussions politiques animent le foyer. Tous les débats se
terminent en dispute. « Je pense que Moubarak a été victime
de ses fils, sa femme, des hommes politiques et des hommes
d’affaires qui l’entouraient. Ce sont eux seuls qui doivent
payer le prix », lance Chahira. Des paroles qui ne font
qu’énerver son mari qui pense que Moubarak « n’a aucune
excuse ». « La corruption était partout, les richesses du
pays ont été pillées. S’il se sentait incapable de gérer le
pays, il n’avait qu’à partir », réplique Tamer.
La position vis-à-vis de l’ex-président n’est pas le seul
sujet qui divise les foyers égyptiens. Dans la même famille,
les avis et les positions divergent sur d’autres aspects et
événements politiques qui font l’actualité. Pour ou contre
la condamnation de Moubarak, pour un régime militaire ou un
régime civil, pour ou contre un Etat laïque ou islamiste,
les discussions vont bon train dans chaque domicile. Et les
avis divergent … Certains foyers ressemblent à un champ de
guerre.
En effet, le peuple égyptien ne s’intéressait pas beaucoup à
la politique. Il était plus penché sur ses besoins
quotidiens. Pourtant, aujourd’hui, les choses sont en train
de changer. La politique s’impose au quotidien des familles
égyptiennes. Pour la première fois, les Egyptiens s’adonnent
à ce jeu et sont convaincus qu’ils peuvent jouer un rôle
dans l’avenir de leur pays. Et la famille n’est qu’un
microcosme d’une société qui connaît beaucoup de changements
en ce moment et qui est surtout avide d’exercer un rôle et
de s’exprimer.
Bien avant les élections parlementaires, et alors que la
nouvelle loi électorale n’a pas encore été promulguée, les
discussions autour des candidats vont bon train. On est chez
Ahmad, 70 ans. On a l’impression d’assister à une campagne
électorale. Ce fonctionnaire à la retraite pense que les
candidats des Frères musulmans ont plus de chance lors des
prochaines législatives. Sa femme, Mahassen, 63 ans, fait
tout pour que cela ne devienne pas une réalité. Elle a
décidé d’adhérer au parti des Egyptiens libres, fondé par
l’homme d’affaires copte Naguib Sawirès et prônant des idées
libérales. Chez eux, chaque discussion politique se
transforme en véritable querelle. Et la situation atteint
son apogée lorsque le couple aborde la nature de la
prochaine période. « Mon mari pense que je refuse l’accès
des islamistes au pouvoir car ils vont nous imposer le port
du voile. Pour moi, c’est une vision très superficielle des
choses. Car ce n’est pas le voile qui m’inquiète, mais tous
les autres changements qui seront introduits. Leur langage,
leur discours, et même leur regard m’angoissent. J’ai
l’impression qu’ils veulent transmettre un certain message
même s’ils font tout pour prouver qu’ils sont ouverts
d’esprit », avance Mahassen. Cette dernière est issue d’une
famille d’hommes d’affaires et a fait son éducation dans une
école religieuse. « J’ai été élevée dans une école de sœurs
et j’avais des liens très étroits avec mes enseignants et
camarades coptes. Ça ne me dérange pas si le futur président
d’Egypte soit copte. L’important c’est qu’il ait une vision
pour la reconstruction du pays », explique Mahassen.
En zappant sur les chaînes satellites, le couple ne peut
s’empêcher de parler politique. Ahmad voit que sa femme a
une manière de raisonner très stéréotypée vis-à-vis des
islamistes et qu’elle est fascinée par tout ce qui vient de
l’Occident. « Je lui donne l’exemple de la Malaisie, qui a
réalisé un grand progrès dernièrement sous un régime
islamique. Cela fait des années que nous balançons entre
gauche et droite. Donnons la chance aux islamistes et
ensuite jugeons-les », lance Ahmad. Des discussions qui se
terminent mal et qui allaient mettre fin à un mariage qui a
duré plus de 35 ans. Aujourd’hui, pour éviter ce genre de
conflit, le couple a décidé de ne plus partager la même
chambre, surtout lorsqu’il s’agit de suivre l’actualité sur
les écrans de télé.
Le droit de s’opposer
Chez Fatma et son mari, la situation est encore pire. Galal,
le mari, a dû envoyer sa femme chez ses parents durant les
20 jours qui ont suivi la chute du régime, car Fatma a tout
simplement osé rejoindre les rangs des manifestants à la
place Tahrir. « Ma femme ne travaille pas. Elle n’a jamais
quitté le foyer sans ma permission. Mais lors de la
révolution, c’était une autre personne. Elle a participé à
tous les vendredis. Et le vendredi du départ allait être le
vendredi de son départ à jamais de la maison », s’indigne
Galal, qui a interdit à sa femme depuis ce jour de
s’approcher de la politique.
Le phénomène n’inquiète pas les observateurs. « Cette
situation est tout à fait normale. Cela fait plus de 30 ans
que nous vivons sous un régime autoritaire. Nous avons fait
une révolution et nous faisons nos premiers pas vers la
démocratie. Ces divergences ne sont qu’une conséquence
normale, un premier pas vers une liberté d’expression dont
nous étions privés », assure l’écrivaine de gauche Farida
Al-Choubachi, qui était présente avec son fils de 45 ans et
son petit-fils de 18 ans à la place Tahrir. Elle poursuit :
« J’ai été très contente quand mon petit-fils s’est opposé à
mon analyse politique des événements. C’est à ce moment
seulement que j’ai senti qu’un changement réel est en train
de prendre place dans notre société », commente Choubachi.
Elle est convaincue que la jeune génération qui a fait cette
révolution est plus capable de déterminer son avenir. Un
avis partagé par le socio-politologue Ahmad Yéhia, pour qui
les Egyptiens ne sont pas habitués à la culture de la
divergence. Il qualifie cette période de transition d’«
adolescence politique ». Ce qui explique pourquoi les
réactions des individus, même au sein de la même famille,
peuvent être très violentes.
Chérine et sa sœur Samar ont des avis contradictoires à
l’égard de la révolution. Chérine, qui travaille comme
journaliste, a dû boycotter sa sœur et son beau-frère durant
la révolution, car cette dernière l’a accusée de soutenir
Moubarak sous prétexte qu’elle tirait profit de sa présence
au pouvoir, puisqu’elle était proche de cet univers. Samar
ne pouvait pas pardonner à Moubarak, responsable, à son
avis, de la mort de son père à cause du cancer. « Ce sont
les engrais cancérigènes importés par les corrompus du
ministère de l’Agriculture qui ont causé la mort de mon père
», crie Samar, directrice d’une école et sœur de Chérine,
tout en la bombardant de reproches de toutes sortes.
D’après Madiha Al-Safati, professeur de sociologie à
l’Université américaine, la démocratie est une culture qui
se développe graduellement et qui doit toucher à tous les
domaines de la vie. « Les familles égyptiennes n’ont pas été
habituées à la culture du dialogue. Il est normal que l’on
passe par de telles périodes de confrontations et on
arrivera évidemment à une maturité politique »,
analyse-t-elle.
Sur Facebook, une autre bataille a été déclenchée cette
semaine entre Salma et son frère. Ce dernier est l’un des
membres de la campagne électorale soutenant l’accès de
Baradei au pouvoir. Salma, elle, voit que c’est une personne
qui ne connaît rien du pays et qui nous vient de l’étranger.
« La Constitution américaine exige que le président du pays
ait passé au moins cinq ans continus dans son pays.
ElBaradei est un président importé », révèle Salma. Elle
prône l’ex-premier ministre Ahmad Chafiq comme futur
président et lui a rendu visite parmi un groupe de ses fans
sur Facebook. Une position qui semble choquer son frère, qui
considère que toute personne ayant appartenu au régime de
Moubarak doit être exclu de la scène politique. « ElBaradei
est le premier à avoir lancé dans la société l’idée du
changement. Il est venu pour assister aux manifestations
lors du vendredi de la colère alors qu’il était menacé
d’être arrêté », se justifie Loäy, le frère, professeur à
l’université.
Pour éviter toute confrontation, ces frère et sœur préfèrent
aujourd’hui que l’échange d’avis se déroule uniquement sur
Facebook. Lors des réunions familiales, le père, professeur
à la faculté de droit, a décidé d’interdire tout débat
politique lorsque ses enfants sont présents chez lui. Salma
et Loäy ont réussi à arriver à un compromis. « Chacun de
nous a le droit de s’exprimer, de soutenir le candidat qui
correspond à ses idées, mais pas d’insultes », confie Salma.
Un pas réel vers une démocratie au sein d’un foyer égyptien
.
Dina
Darwich