Ramadan .
C’est le premier après la révolution du 25 janvier. Il
s’annonce très chaud. L’actualité et les événements
politiques en font un mois exceptionnel. Petite virée.
Au goût de la révolution
C’est
la star de l’été. Le Ramadan 2011 est caniculaire avec des
températures qui avoisinent les 42°C. Les corps et les
esprits sont de plus en plus amorphes et paresseux. Les
spécialistes de la météo ont prévu un Ramadan plus chaud que
les années passées vu qu’il tombe cette fois-ci au début du
mois d’août. De quoi déclarer l’état de canicule. Tout au
long du mois de juillet, Le Caire brûlait sous le feu d’un
soleil accablant. Presque sans répit. A croire que le disque
solaire s’y est rapproché un peu plus. On dirait même
l’enfer. Mais en plus du climat, ce sont les esprits qui
sont surchauffés à cause des événements politiques. Et
pourquoi pas ? N’est-ce pas le premier Ramadan venu après la
révolution du 25 janvier ? Un Ramadan post-révolutionnaire
qui s’annonce chaud et différent de par son actualité, ses
événements politiques successifs, ses sit-in et ses
manifestations de million.
Le marché des dattes situé dans la ville d’Al-Obour, à la
périphérie du Caire, est d’habitude pris d’assaut par des
clients appartenant à toutes les classes sociales durant les
premiers jours du mois sacré. Cependant, les prémices du
Ramadan s’annoncent mal dans ce souk habituellement bondé.
Les vendeurs de dattes chassent les mouches. A l’entrée, les
commerçants ont installé leurs marchandises. Des tas de
dattes empilés sur des étalages ou dans d’énormes sacs en
toile sont exhibés aux clients. « Révolution, martyrs,
armée. Nous avons aussi des dattes Facebook, Twitter et
Tahrir », tels sont les nouveaux noms donnés aux différents
genres de dattes noires, rouges, jaunes ou marron par les
marchands pour attirer les clients et promouvoir leurs
produits.
En fait, depuis quelques années, les variétés de ce produit
portent les noms de personnalités publiques. Une tradition
qui se perpétue et qui révèle une implication politique et
une certaine conscience chez les commerçants.
Les dattes aux noms de la révolution
Mais cette année, les noms sont inspirés de cette révolution
qui a changé le visage du pays et bouleversé le trône des
symboles du pouvoir.
Les noms des personnalités politiques, les vedettes et les
stars du football comme Obama, Abou-Treika ou Haïfaa Wahbi
ont cédé leur place à d’autres. « Les chohada (martyrs) est
le nom attribué à une excellente variété de dattes. C’est la
plus chère. Elle se vend à 30 L.E. le kilo et se caractérise
par sa couleur sombre, son aspect moelleux et sa taille
moyenne. Les dattes Armée sont très sucrées et d’une grande
taille. Leur prix atteint les 25 L.E. alors que les dattes
Révolution se vendent à 15 L.E. le kilo. Al-Adely (nom de
l’ex-ministre de l’Intérieur Habib Al-Adely) est attribué à
la plus mauvaise variété de dattes vendue à 2 L.E. le kilo.
S’il y avait une variété infecte, elle aurait sans doute
porté son nom », explique Ibrahim, un marchand de dattes. Et
ce, sans compter les dattes du tycoon de l’industrie du fer
Ahmad Ezz, actuellement en prison.
Ibrahim explique que non seulement le changement a touché
les surnoms mais aussi les prix ont grimpé pour atteindre
une hausse de 35 %.
Autre
scène, autre image. Au quartier de Sayeda Zeinab,
l’éclairage et les couleurs des lanternes accueillent les
visiteurs. Ici, l’ambiance et les aspects du mois sacré sont
omniprésents avec le yamich (fruits secs) et les fawanis
(lanternes) qui s’étalent à perte de vue. Dans tous les
coins du quartier, notamment aux alentours de la rue Al-Sad,
des vendeurs ambulants, qui auparavant ne pouvaient écouler
leurs marchandises sur les trottoirs qu’en payant des
dessous-de-table au policier de passage, sont aujourd’hui
partout. Révolution oblige, ils exposent de nouvelles
lanternes en forme de char ou avec les couleurs du drapeau
égyptien avec différents calibres, dessins et avec des
chansons patriotiques de l’actrice Chadia et Mohamad Mounir.
Leur prix varie entre 60 et 120 L.E. « Nous n’avons plus
peur. Nous pouvons gagner notre pain sans que personne ne le
partage avec nous », lance Abbass, vendeur de lanternes. Et
Bien que ces marchands souffrent de la récession, ils
affirment que le Ramadan 2011 est exceptionnel. « Il est
vrai que les clients ne sont pas nombreux, car les têtes
sont ailleurs. Tout le monde est sur le qui-vive, préoccupé
par les manifestations et ce qui va se passer à la place
Tahrir. Mais plusieurs parents tiennent quand même et malgré
la crise économique qui a touché les familles à en acheter,
les parents tentent tant bien que mal d’apporter la joie au
cœur de leurs enfants. Ils leur achètent une nouvelle
lanterne. Il ne faut surtout pas rater le fanous d’al-sawra
(la révolution) », explique Ali, un autre vendeur.
Pour Ali, ce Ramadan a un autre goût merveilleux parce qu’il
vient après une très longue attente qui a duré environ deux
décennies de peur, d’oppression, de mutisme et d’injustice
... « Enfin, nous respirons l’oxygène de la révolution et
l’air de la liberté », dit-il.
Disparition des tables organisées par les caciques du régime
L’autre grande caractéristique de ce Ramadan 2011, ce sont
les tables de charité organisées aujourd’hui par les
citoyens simples, les associations caritatives et quelques
hommes d’affaires. Ces tables, que dressaient autrefois
avant la révolution des stars, des hommes politiques et des
députés du PND pour faire de la propagande électorale,
semblent avoir maintenant un peu reculé. C’est normal car
plusieurs hommes d’affaires et députés ont été emprisonnés
ou sont épinglés par la justice qui enquête sur leurs
revenus. Ils préfèrent se faire tout petits.
Personne ne peut oublier les files d’attente qui se
formaient autour de la table gigantesque de Fathi Sourour,
ex-président du Parlement, dressée au quartier de Sayeda
Zeinab. Elle recevait quotidiennement un millier de citoyens
invités à prendre un iftar délicieux. Hassan Fathallah,
fonctionnaire et habitant du quartier, qui avait l’habitude
de fréquenter la table luxueuse de Sourour, s’inquiète de
son sort pour ce Ramadan. « J’ai une famille nombreuse et je
touche un salaire mensuel de 250 L.E. Je ne peux pas acheter
de la viande, même lors des fêtes, vu sa cherté. Autrefois,
sur la table de Sourour, on nous présentait des repas
différents : de la viande ou du poulet avec du riz, des
légumes et de la salade verte. Il y avait aussi de la viande
grillée et du poisson, sans oublier les boissons, les fruits
et les desserts. Ce voleur nous offrait des repas avec notre
argent qu’il a volé », se souvient Hassan. Il pense aller
avec sa famille à la place Tahrir, car on dit que les tables
de charité y seront dressées tout au long du mois.
Les Frères musulmans participent à cette action
Mais, le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Certains activistes de tendance islamiste ont l’intention de
profiter de cette nouvelle ère de liberté. Depuis quelques
années, dresser une table de charité requiert une
autorisation préalable des autorités. « Ils nous mettaient
les bâtons dans les roues et nous empêchaient d’organiser
des tables de charité, même dans les jardins, sous prétexte
qu’elles entravaient la circulation, alors que les tables du
PND occupaient les rues et les places publiques et personne
ne disait rien », confie Abdel-Rahmane Abdallah, un membre
des Frères musulmans. Et d’affirmer que lorsque les Frères
parvenaient à organiser une table de charité, celle-ci était
supervisée par des policiers. Aujourd’hui, ce n’est pas le
cas. Les salafistes ne manquaient pas de signer présent soit
en dressant des tables de charité ou en distribuant des sacs
de provision appelés « sac de la révolution ». Une bataille
qui bat son plein à la grande joie des gens défavorisés. «
Le meilleur de vous est celui qui se rend le plus utile aux
autres », rétorque Abdel-Rahmane, en citant le hadith du
prophète : « Que Dieu accepte nos bonnes actions ».
Or, si le quartier de Sayeda Zeinab était réputé par la
table fastueuse de Sourour, celui de Mohandessine l’était
aussi par celle de la mosquée Moustapha Mahmoud. Cette
table, qui servait autrefois 13 000 personnes
quotidiennement, arrive à peine aujourd’hui à distribuer un
millier de repas. Manque de donations à cause de la crise
économique ou mauvaise réputation de la place comme étant le
lieu de rassemblement des sbires de l’ancien régime.
Kamal Moustapha est propriétaire d’un magasin de vêtements
dans le quartier de Mouski. Il a organisé pendant environ
une dizaine d’années une table pour 250 personnes par jour.
Cette année, il n’a pas pu assurer cela, faute de moyens. La
crise financière s’est répercutée avec force sur les dons
versés aux mosquées, aux orphelins et aux associations
caritatives qui ne cessent de lancer d’appels à travers la
télévision pour mobiliser les bienfaiteurs à faire sortir
leur zakat durant ce mois sacré. Sans oublier le Facebook et
les groupes de tous noms qui ont tous en commun le mot
Ramadan … et qui encouragent les gens à faire des œuvres de
charité. On en compte une centaine de groupes. « Cartons de
la révolution », « Sacs du bien », « Un sac pour une famille
en besoin » ... Les slogans ne manquent pas, les conseils et
instructions non plus. Le sac contenant 2 kg de riz, 1 kg de
sucre, 1 kg de beurre, 1 bouteille d’huile, 500 gr. de
raisins secs, 1 boîte de tomate concentrée, 500 gr. de
dattes, 1 kg de lentilles et 2 kg de pâtes coûte 65 L.E.
L’autre caractéristique du Ramadan 2011 : la grille des
programmes télé. Retard dans les tournages, annulation de
projets de feuilletons, report de tournage, retrait
d’annonceurs et des scénarios à réadapter ... Selon Walid
Aboul-Séoud, critique d’art, les revenus des stars ont connu
cette année une baisse de 50 %. Durant le Ramadan, mois de
concurrence, la donne a sans doute changé. « Cette année, le
nombre de feuilletons ne dépassera pas les 20, contre plus
de 90 l’année dernière », confie Aboul-Séoud. Tareq Nour,
propriétaire d’une agence de publicité et d’une chaîne
satellite qui travaille seulement durant le mois du Ramadan,
assure que les feuilletons ont été gravement touchés par la
baisse des publicités. De son côté, le département de
production à la Télévision égyptienne a déjà annulé le
contrat de quatre feuilletons prévus durant ce Ramadan.
S’ajoute à cela la fameuse « liste noire » des acteurs qui
ont tenu jusqu’au dernier moment à défendre la famille
Moubarak. Les téléspectateurs ont menacé de les boycotter à
cause de leur position vis-à-vis de la révolution. Les
producteurs, acteurs et annonceurs crient à la catastrophe.
« Dans cette grille du mois du Ramadan, il y a d’une part
les feuilletons qui s’adaptent aux révolutions arabes, des
émissions politiques et de divertissements en pôle position.
Un choix que les producteurs n’hésitent pas à mettre en
avant non pas par manque de productions cinématographiques
mais pour répondre, selon eux, à une conjoncture
politico-sociale qui nécessiterait une continuité du débat.
Et, d’autre part, des émissions divertissantes pour apaiser
les tensions », assure Nour.
Samira, une femme au foyer qui restait autrefois figée
devant son petit écran durant le mois du Ramadan, espère
pouvoir boycotter la télé cette année. « J’essaierai de
passer un bon Ramadan sans feuilletons et consacrer mon
temps aux prières et à la lecture du Coran », confie-t-elle,
tout en ajoutant que même sa famille a boudé la télé depuis
la révolution du 25 janvier. Son agenda a été complètement
changé : le mari ne rate aucune manifestation à la place
Tahrir, le fils participe à un sit-in devant le Conseil des
ministres et la fille rejoint une grève des infirmières
devant l’hôpital Qasr Al-Aïni.
Et si la famille de Samira a insisté pour rester au sein des
événements brûlants, celle de Nagwane a décidé de passer une
bonne partie du Ramadan dans la fraîcheur, au bord de la mer
et loin de la tension et de la chaleur. « Il fait trop chaud
au Caire. Comment donc jeûner près de 17 heures d’affilée
dans cet enfer ? C’est vraiment une rude épreuve », dit
Nagwane. Rien à dire : A Porto Marina, un calme olympien
règne sur les plages. Les façades de Chilis, Carino’s et
Studio Misr sont garnies de fanous et d’affiches promettant
des mets d’iftar et de sohour bien délicieux. C’est un
paysage idyllique avec les yachts, la musique occidentale
qui fuse de partout, des tables en forme de balançoires, des
places avec vue sur la mer. Une ambiance qui promet un iftar
au goût différent. Par ailleurs, il y a des tables de
charité, des cours de religion, mais aussi des soirées
musicales. Le Ramadan est différent à la Côte-Nord. On a
l’impression que la révolution égyptienne n’est pas arrivée
à Marina. Un Ramadan auquel la révolution a donné un cachet
pas comme les autres, mais qui reste quand même fidèle aux
traditions.
Chahinaz Gheith