Le poète fantôme
From arab poet to muslim saint, est l'histoire du poète Ibn Al-Fared narrée par l'Américain Emil Homerin (AUC Press, 2001).

Emil Homerin, islamologue de l'Université de Rochester à New York, décrit d'une façon méthodique la transformation d'un poète en un saint. En lisant From arab poet to muslim saint (AUC Press, 2001), qui raconte l'histoire du poète soufi égyptien Omar Ibn Al-Fared (1181-1235), on ne peut pas s'empêcher de penser à la nature du peuple égyptien cherchant à tout prix à canoniser les êtres qui lui sont chers. Ceux-ci lui procurent un gage de sécurité et de sérénité. Du coup, nous retrouvons aux quatre coins de l'Egypte des mausolées de cheikhs inconnus surnommés tous Al-Arbini, où dans la plupart nul n'est enterré ; une coupole abritant le vide juste pour rassurer les gens soucieux d'obtenir la grâce. C'est dans cet esprit que s'inscrit la métamorphose d'Ibn Al-Fared dont la pureté et la douceur des vers lui ont assuré le rang d'un saint, au fil des ans. Il est tellement apprécié par ses convivants qu'ils viendront lui rendre visite là où il est enterré au Moqattam. La tradition continue. Son petit-fils, Ali, lui rend hommage à travers une biographie quelque cent ans après sa mort : Dibajah. Les rumeurs concernant ses miracles se prolifèrent à leur tour et ainsi de suite. Deux siècles après sa mort, son fantôme survolait le cimetière du Moqattam quémandant d'Allah l'exaucement de ses adeptes, racontait-on. Il connaîtra ainsi des périodes d'effervescence et de déclin suivant les circonstances, notamment politiques. Le poète soufi sert en effet comme étude de cas, à travers son itinéraire l'auteur aborde l'évolution de la tradition des saints depuis sept siècles et demi et surtout à compter de l'Egypte mamelouke.
Il évoque également ce qui reste aujourd'hui du poète, surnommé le prince des amoureux : deux ouvrages capitaux, à savoir Al-Taëya al-kobra (Poème rimant avec un T) et Al-Khamriya (Ode au vin), des vers mystiques chantés par des mounchid comme Yassine Al-Tohami ou répétés par des personnages de Naguib Mahfouz.
Encore une fois, une œuvre étrangère qui regorge d'informations sur le thème du soufisme, cher aux orientalistes.

Dalia Chams

Urbanisme . La Cité des morts, en dépit de son nom, est bien un lieu pour les vivants. Il témoigne de cette continuité somme toute spirituelle entre deux mondes et qui remonte sans doute aux temps les plus reculés. Le nouvel ouvrage de Galila Al-Qadi et Alain Bonnamy en retrace les contours.
Vivante Cité des morts
Une ville éclata.
Elle déborda sur ses morts.
Au milieu des fleurs mortes.
Des êtres germèrent des fleurs.
Dans la morosité du silence austère
retentirent des castagnettes du Erq sous.
L'odeur de taqliya s'éleva
et les cris des enfants étouffèrent les cantiques
les lamentations
et les pleurs.

Curieuse es-tu ô Caire !
En toi la vie et la mort sont un écheveau,
confus.
Quelles tragédies comiques.
Plutôt une mascarade tragique.
La cohue en toi est mort,
et la mort est affluence.

Plus que les paroles d'Hermès Trismegiste, posées en exergue du livre, ce sont ces vers de Bahaa Jahine, traduits par Galila Al-Qadi — un des deux auteurs du livre — et ouvrant le cinquième chapitre « La Cité des morts, un abri pour les sans-abri », qui auraient mérité de figurer en épigraphe à cet ouvrage.
Car ce livre, d'abord d'architecture et d'urbanisme, contrairement à ce à quoi nous pouvons nous attendre avec ce genre d'ouvrages, est vivant, très proche de son objet, presque sensible.
Tout au long des sept chapitres, les deux auteurs, Galila Al-Qadi et son mari Alain Bonnamy — elle architecte urbaniste chargée de recherche à l'Institut de recherches pour le développement, et lui architecte à Paris — ont tenté de réaliser un équilibre difficile entre la rigueur académique et une certaine approche d'où la subjectivité n'est pas exclue. Cette part nous pouvons sans aucun doute l'attribuer à Galila Al-Qadi qui est égyptienne, et par là sensiblement proche de l'objet de cette étude. Elle ne s'en cache d'ailleurs pas, puisqu'elle place l'introduction sous le sceau des souvenirs de son enfance. Cette part du subjectif est d'autant plus nécessaire que l'objet réel de cette étude est le rapport d'une culture à la mort. C'est-à-dire le rapport à la mort de millions d'humains ayant peuplé la terre d'Egypte sur des millénaires d'Histoire.
Il est rare, pour ce genre d'ouvrages, d'être accessible aux profanes que nous sommes. Celui d'Al-Qadi et de Bonnamy fait incontestablement partie de cette rare exception. Bien que très fourni en détails décryptables par les seuls spécialistes : terminologie, plans de situation, plans cadastraux, relevés, coupe, schémas de structures, états de bâtis, etc., l'abondance de photos de monuments funéraires, y compris celles de détails ornementaux, rendent l'ouvrage parfaitement lisible. Le texte évoluant, en méandres incessants, entre froid descriptif de sites et bâtiments, profondeurs historiques et dimension humaine des lieux — se permettant même parfois quelques envolées lyriques — ne dessert nullement le propos. C'est même tout le contraire, puisqu'au fil des pages, par petites touches, se révèlent à nous les spécificités d'une société pour qui la mort est une autre vie à côté de la vie. Ceci est tellement vrai que, très souvent, les auteurs parlent de « demeures funéraires » pour désigner les caveaux, les tombes et autres monuments funéraires.
Par ailleurs, cet ouvrage a le mérite de venir mettre fin à une légende contemporaine, aux effluves de scandale social et politique, et qui voulait que les cimetières du Caire soient habités — squattés — par près d'un million de citoyens. Ce qui ne tarda pas à faire de ces nécropoles une attraction touristique pour des Occidentaux en mal de cours des miracles exotiques. Cette légende ne résista pas à l'investigation des chercheurs qui révéla que le nombre des habitants des tombes proprement dites ne dépassait pas les 13 000 !!
Par ailleurs, ce livre a une valeur documentaire indéniable, puisqu'il vient, tel un instantané, fixer pour les temps à venir, la physionomie géographique, urbanistique, architecturale et surtout humaine de sites mortuaires qui risquent de faire définitivement, et sous peu, partie des seuls souvenirs, sous les coups de boutoir de grands bouleversements dus aux réaménagements gigantesques qu'imposent les développements tentaculaires de cette mégapole qu'est Le Caire.
S'il est un ouvrage qui manquait sur ce sujet, La Cité des morts, c'est bien celui de G. Al-Qadi et de A. Bonnamy qui, ne pouvant certes pas prétendre à l'exhaustivité, vient replacer l'objet dans ses contextes complexes, tout en se laissant lire par le grand public que pourrait néanmoins dissuader le prix de l'ouvrage. Un livre dont la bibliographie arabophone a grandement besoin, surtout qu'il manque terriblement dans cette langue, des ouvrages aussi bien traités et documentés et si bien étayés par une iconographie nombreuse et judicieuse.
Un livre à mettre entre toutes les mains, autant que faire se peut, et à consommer sans modération. Bon à offrir par ces temps de fêtes

Djamel Si-Larbi
La Cité des morts/Le Caire
Par Galila Al-Qadi et Alain Bonnamy
Institut de Recherches pour le Développement (IRD)
Les éditions Mardaga 2001.

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