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Petit Baïram . Pour la prière de l'Aïd (fête clôturant le mois de Ramadan), de gigantesques tentes multicolores sont dressées à l'extérieur des mosquées pour accueillir les prieurs. Monuments d'acrobatie, elles nécessitent la collaboration d'une myriade d'artisans.
Les dresseurs des toiles

Perché sur une énorme échelle, il se déplace avec une agilité qui rappelle celle d'un trapéziste au cirque. Ismaïl Al-Efech est un journalier spécialisé dans la féracha, (installation des tentes). Il dresse ces énormes tentes multicolores à motifs géométriques et floraux qui répondent à l'esprit de l'esthétique musulmane, à l'occasion de différentes fêtes et cérémonies.
Les propriétaires des ateliers de féracha le sollicitent très souvent, car notre « Ibn al-balad », (enfant du pays, dans le jargon de la profession des bâtisseurs de tente), comme on surnomme ceux qui exercent ce métier, est particulièrement doué. Il est rapide, sûr et dresse de belles tentes. Ce talent n'est pas donné à tous et mine de rien la féracha est un art. Cette semaine, Ismaïl est très occupé, l'Aïd (fête de la rupture du jeûne) approche et beaucoup de mosquées dressent des tentes pour offrir assez d'espace à leurs fidèles pour la prière.
Avec l'aide de son collègue qui se trouve au sol, il place les poutres qui soutiennent les pans de tissu, les terks. La sécurité est un de ses principaux soucis, car une catastrophe est vite arrivée à la moindre erreur. « La baqiya (trois pans de tissus sur trois côtés d'un espace), constituée de 3 terks, doit être soutenue par 9 poutres et 7 mètres de cordes. Une seule erreur provoquerait un désastre. La tente pourrait tomber sur les invités », lance Al-Efech. Il doit également avoir le sens de la débrouillardise et de l'initiative. A chaque endroit sa spécificité.
Alors, tel un architecte, Ibn al-balad doit repérer l'endroit où il va dresser sa tente et étudier chaque détail du lieu, des balcons qu'il utilisera comme support jusqu'aux égouts qui peuvent l'empêcher de placer sa poutre. Ce n'est qu'après avoir fait tous ses calculs qu'Al-Efech commence avec ses collègues à faire ses acrobaties pour enfin voir une gigantesque tente multicolore se dresser. Son capital ? Ses jambes. « Mes jambes font fonction de crochets sur l'échelle avec laquelle je me déplace. Si je ne tiens pas bon, je risque de tomber de 7 mètres de haut. Cela m'est arrivé il y a deux ans. J'ai failli y perdre mes jambes, et par conséquent mes 50 L.E. par siwane (grande tente) », explique-t-il tout en fixant son œuvre.
Après son travail, il s'assure que tout est bien noué. Pas un seul clou n'a été utilisé. Al-Efech n'a pas terminé sa journée, après 8 heures de travail, le temps qu'il passe à dresser une tente, il se dirige vers un autre quartier où il réalisera une nouvelle œuvre, plus modeste, et revivra une nouvelle expérience.


Les grandes familles

Le métier de féracha est relativement nouveau en Egypte, il remonte à une centaine d'années. Mais c'est à l'époque du roi Farouq que ces tentes colorées ont vécu leur âge d'or. On a commencé à les dresser pour toutes sortes de cérémonies. A l'époque, cinq familles monopolisaient le marché des féracha. Les Khabbaza, les Achour, les Khedr, les Baragmili et les Safi sont les étiquettes les plus connues et que l'on retrouve jusqu'à nos jours imprimées en grand sur les siwane. L'art de la féracha ne se limitait pas seulement à dresser une tente comme c'est le cas de nos jours. « Le travail de khayamiya, la fabrication d'un terk, se faisait à la main. Pour terminer un pan, il fallait un mois de travail », explique Mohamad Ahmad, le petit-fils de Khabbaza, un des fondateurs de cet art. Aujourd'hui, le terk fait à la main est considéré comme une fortune transmise de père en fils.
C'est au quartier de Khayamiya à Ghouriya que se trouve le monde des férachas, celui où sont fabriqués les tissus.
Un monde qui a bien changé selon Mohamad Ahmad, à cause de l'introduction du tissu imprimé. Les motifs islamiques ne sont plus cousus à la main mais imprimés industriellement. « Il faut seulement une semaine pour 100 mètres de tissus. C'est facile, ce n'est pas cher et peu de gens aujourd'hui se soucient de la beauté de la tente. Rares sont les personnes qui nous demandent de leur dresser une vraie féracha faite main. Ce ne sont que les connaisseurs qui le font », se plaint Fawzi Al-Bassiouni, propriétaire d'un atelier depuis plus de 50 ans. « Avant, pour ouvrir un atelier de féracha, il fallait au moins un capital de 50 terks. Aujourd'hui, n'importe qui peut avoir son affaire avec un maximum de 10 terks et se débrouiller pour le reste en louant chez un voisin par exemple », poursuit Bassiouni.
Résultat. N'importe qui peut faire ce métier sans pour autant en connaître les secrets. Ainsi, beaucoup d'électriciens, d'Ibn al-balad (le bâtisseur) et d'agents artistiques (qui s'occupent d'organiser des fêtes) se sont introduits dans le marché de la féracha. Du coup, pour conserver leur prestige, les grandes familles louent leur siwane au prix de revient et écartent ainsi les intrus ou nouveaux venus.
Selon la chambre de commerce, Le Caire compte 147 ateliers de féracha. D'une certaine manière, ces grandes tentes multicolores font partie des traditions des quartiers populaires. C'est l'espace festif au vrai sens du terme. Toute occasion est célébrée dans une tente : On dresse un siwane pour un mariage, des funérailles mais aussi pour les mouleds. Le Ramadan, ils abritent les tables de charité ou la prière des tarawih (prières surérogatoires propres à ce mois). Pour le petit Baïram, les mosquées en dressent des grandes pour y accueillir les fidèles de la prière de l'Aïd et les vendeurs de kahks s'en servent pour agrandir leurs étalages. Lors du grand Baïram (fête du sacrifice), ils servent aux marchés de mouton installés devant les boucheries.


Un art populaire

Tout un réseau constitue le monde de la féracha. Dans un café de Sayeda Zeinab se rassemblent tous les jours des Ibn al-balad, des transporteurs, des électriciens, des gardiens et même des serveurs. Ils attendent qu'un propriétaire d'atelier vienne leur offrir du travail. Le Ibn al-balad construira la tente, l'électricien y fera les installations électriques, les gardiens seront là pour sécuriser l'endroit surtout lorsqu'il s'agit d'un mariage ou d'un mouled. Les serveurs présenteront le café sans sucre en cas de funérailles et du sirop pour les mariages. L'occasion varie mais la rémunération reste la même. Les prix sont connus. Pas de marchandage. Ibn al-balad gagne entre 40 et 50 L.E. par siwane selon ses talents. Le serveur 25 L.E. par jour, le gardien 20 L.E. par jour et le porteur 20 L.E. par jour Il y ajoutera la location de la charrette pour le transport : 10 L.E. Seul l'électricien discutera le prix selon les options qu'il offrira. La lumière pour un mouled est différente de celle d'un mariage ou de funérailles. « Parfois, on me demande des haut-parleurs ou des lumières pour illuminer toute la rue ou encore des énormes lustres pour rendre le siwane plus luxueux. Avec ceci, nous arrivons à 300 L.E. par jour », explique Mahmoud, l'électricien.
Cependant, cette année n'a pas été des meilleures, remarque un garçon de café. « La récession a fait que les gens dépensent moins sur les apparences », se plaint un Ibn al-balad. Un autre voit la chose différemment ; selon lui, la clientèle a changé. « Ce ne sont plus les riches qui dressent les tentes. Donc, on ne compte que sur les quartiers populaires pour gagner notre pain. Les clubs et les salles de fêtes ont remplacé nos tentes ». La mode, aujourd'hui, dans les familles des classes moyennes est de célébrer dans les salles offertes en location un peu partout : Les tentes sont devenues baladi (populaires) pour les uns et folkloriques pour les autres et leur fonction n'est plus la même. « Elles ne représentent plus une nécessité », explique le propriétaire d'un atelier qui est pourtant débordé de travail. Mais c'est exceptionnel : C'est la fête. Une vraie aubaine pour lui. Pendant le grand et le petit Baïram, « nous dressons beaucoup de tentes et en plus elles sont grandes et de qualité. Ce sont grâce à ces jours de fêtes que nous survivons toute l'année », explique Mohamad Ahmad qui, aujourd'hui, a envoyé un Ibn al-balad dans le quartier d'Abbassiya où un client a commandé un énorme siwane de 30 mètres pour les funérailles de son père. Dresser un tel siwane est une question de prestige. Ce dernier voulait faire plus que son voisin qui vient d'en dresser une de 20 mètres. « Je veux un siwane dont tout le monde parlera », avait ordonné le client. Le propriétaire de l'atelier, lui, empochera 2 000 L.E. par journée.

Dina Darwich

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