La francophonie égyptienne à l'épreuve islamiste
Ahmad Youssef
Ecrivain
L'île
de Zamalek, avec un autre
quartier résidentiel dit Garden City, ont toujours été
considérés comme les derniers bastions de la francophonie
égyptienne. Un peu plus loin vers le nord de la capitale, le
quartier d’Héliopolis. Ce quartier a été fondé par le baron
Empain au début du XXe
siècle. Curiosité de l’Histoire, le somptueux hôtel que le
baron a construit pour ses invités de marque venant de
l’Europe est devenu, sous Moubarak, et maintenant sous
Morsi, le palais présidentiel.
Si on sort de la capitale, un peu plus vers le nord-ouest,
on rencontre toute une légende de la francophonie
alexandrine, vieille de deux siècles, et au nord-est de la
capitale, l’Université française d’Egypte, qui vient de
fêter sa 10e année. Mais d’où et comment est née
cette francophonie nilotique, sans parler de la francophilie
des Egyptiens qui constitue en soi une tout autre histoire ?
C’est à l’aube du 1er juillet 1798 que le
commandant en chef de l’Armée d’Orient met les pieds sur la
plage du quartier de Max à l’ouest d’Alexandrie. La création
par Bonaparte, quelques mois plus tard, de l’Institut
d’Egypte, présidé par le grand savant Monge, fut un
événement majeur dans la modernisation de l’Egypte qui, on
l’a bien compris, se fait désormais dans la langue de
Molière.
Cent ans plus tard, à la fin du XIXe siècle, on
comptait en Egypte 200 instituts, écoles, associations de
langue française et un nombre équivalent des titres de la
presse francophone en Egypte. L’ironie de l’Histoire a voulu
que cette francophonie nilotique, née sous les coups des
canons de Bonaparte, devienne la première arme des Egyptiens
contre un autre occupant, mais persona non gratta cette
fois-ci, l’occupant britannique. En effet, c’est à Paris que
le nationalisme égyptien est né. Le cheikh
Rifaa Al-Tahtawi,
un imam d’Al-Azhar, était devenu par ses écrits et son
action, et depuis son retour de Paris dans les années 1830,
le véritable promoteur d’une modernisation et d’une
démocratisation à la française. Son immortel livre L’Or
de Paris fut la Bible des modernisateurs égyptiens.
L’école d’Al-Alsun, un
magnifique mélange de l’ENA et de l’école polytechnique,
était et reste encore l’une des plus grandes places fortes
de la francophonie égyptienne. L’auteur de cet article
s’enorgueillit encore d’être issu de cette école. Après
Rifaa Al-Tahtawi,
une pléiade de savants, de politiques et d’écrivains
égyptiens sont allés à Paris puiser dans les sciences
modernes, mais aussi l’esprit de liberté. De Mohamad Abdou à
Moustapha Kamel, et de Saad Zaghloul
à Taha Hussein, sans parler de
Tewfiq Al-Hakim,
de Hussein
Fawzi et de Yéhia
Haqqi. Y avait-il un « esprit
alexandrin » ? On avait toujours associé le légendaire
cosmopolitisme alexandrin à la francomanie égyptienne. Il
était vrai que mille signes extérieurs dans la ville
(librairies, noms de rues, salons de thé, une myriade de
pâtissiers français ou suisses) exprimaient un certain
consensus pluriethnique autour de la langue de Molière. Mais
l’âme alexandrine était d’abord
italianophile de cœur et grecque d’esprit. La lecture
de la monumentale œuvre alexandrine de Robert
Ilbert (édition de l’IFAO)
suffit pour saisir les contours d’un cosmopolitisme
alexandrin bien polyglotte et dont la mosaïque s’exprimait
souvent en français ou par snobisme, et pour des raisons
politiques dans la période trouble entre-les-deux-guerres où
il fallait éviter toutes sortes d’italianophilie.
Ces considérations n’empêchent en aucun cas le visiteur de
voir dans la ville d’Alexandre, encore aujourd’hui, quelques
places fortes pérennisant une tradition francophone assez
solide.
Le mythe francophone d’Alexandrie était tellement ancré dans
les imaginaires que lorsque François Mitterrand et quelques
chefs d’Etat ont bien voulu créer, dans les années 1990, la
première université francophone internationale, c’était bien
Alexandrie qui a été choisie pour
abriter son siège. L’université est célèbre aujourd’hui sous
le nom de « Université Senghor ». Le maître d’œuvre
intellectuel de ce projet fut un Egyptien mondialement
connu : Boutros Boutros-Ghali qui, et ce ne fut pas un
hasard, a été choisi, par la suite, pour présider la toute
première organisation internationale de la francophonie.
Jean Cocteau disait : « Entre Le Caire et Alexandrie, il
y a une guerre de roses ». L’auteur des Parents
terribles et de Maalech
a bien voulu souligner la rivalité entre les deux
francophonies égyptiennes, dont chacune cherchait à attirer
plus de prestige et à avoir plus d’influences. Le succès de
l’Université Senghor d’Alexandrie, bien qu’un peu mitigé, a
suscité chez quelques notables cairotes, une noble jalousie
qui a fini par inciter les deux ex-présidents Chirac et
Moubarak à lancer le projet de l’Université française
d’Egypte.
Au départ, Egyptiens et Français avaient mis tous les moyens
financiers et scientifiques à la disposition de la jeune
université. Mais petit à petit, les étudiants issus des
écoles francophones égyptiennes ont constaté que la distance
séparant Le Caire de la nouvelle université de la ville du
Chourouq, sur la route d’Ismaïliya,
était en réalité le premier obstacle les faisant réfléchir
avant de s’y inscrire. Puis les moyens financiers, au gré
des crises économiques, se réduisaient comme une peau de
chagrin. Le Groupe GDF-Suez, par son histoire
prestigieuse en Egypte, depuis le percement du Canal de
Suez, a créé une association regroupant les acteurs
principaux de l’université, dans le but de chercher les
moyens de résoudre ses problèmes. Il semble que l’horizon ne
soit pas encore bien éclairci devant l’avenir de
l’université.
L’arrivée des islamistes au pouvoir inquiète certainement
les francophones. La nouvelle oligarchie des Frères
musulmans ne compte pas parmi ses rangs beaucoup de
francophones. Ne parlons pas de Tareq
Ramadan, l’arrière-petit-fils du fondateur de la mouvance
des Frères musulmans, dont le français lumineux donne
l’impression qu’il l’utilise comme une arme contre ses
adversaires politiques et intellectuels, exactement comme le
faisaient les Egyptiens au début du XXe siècle
pour résister à l’occupation britannique.
Dans leur majorité, les islamistes ne sont pas très portés,
sauf rares exceptions, sur les langues étrangères, mais
l’anglais moyen qu’ils ont acquis, bon gré mal gré, dans les
écoles égyptiennes, leur permet d’avoir le sentiment d’être
dans la marche du siècle. Pourtant, il y a dans l’entourage
du président Mohamad Morsi une
personnalité qui porte le nom prestigieux de
Rifaa Al-Tahtawi.
Il s’agit du brillant diplomate Mohamad
Rifaa, arrière-petit-fils du cheikh auteur de L’Or
de Paris. En nommant Mohamad Rifaa
Al-Tahtawi au poste de
secrétaire général de la présidence, le président
Morsi ne voulait-il pas revenir
à une certaine francophonie égyptienne liée à Al-Azhar et
dont la référence première est l’islam ? Pour ce choix de
Tahtawi, on ne peut dire que
merci Morsi.