Vendeurs à la Sauvette.
Le gouvernement vient de lancer une campagne pour
déloger ces petits commerçants qui occupent les rues et les
trottoirs. Des marchés d’un seul jour leur sont proposés.
Une solution peu réaliste.
Dans le collimateur des autorités !
« Un
seul jour ne suffit pas. Ceci signifie
manger un jour et crever le reste de la semaine. Les
responsables veulent-ils que nous subvenions aux besoins de
nos familles toute l’année avec le salaire d’un seul mois ?
Quelle décision injuste ! »,
fulmine Omar, vendeur de foulards
et de t-shirts. Ce petit commerçant a l’habitude d’installer
son étalage à proximité du Mogammaa,
le complexe administratif de la place
Tahrir au centre-ville, pour vendre ses marchandises
aux fonctionnaires et aux milliers de citoyens qu’accueille
quotidiennement ce complexe. Omar ainsi que de nombreux
autres marchands ont étudié non seulement l’heure et le lieu
de rassemblement des fonctionnaires, mais aussi leur mode de
vie et leurs besoins. « Si la police nous déloge d’ici,
on perdra notre clientèle, car les gens se sont habitués à
nous voir ici de 9h jusqu’à 15h, c’est-à-dire à partir de
l’heure d’arrivée des fonctionnaires jusqu’à leur sortie.
Les vendredi et samedi sont des
jours de congé. On ne vient pas lorsque les lieux sont
vides », explique Sayed, un autre vendeur qui refuse,
lui aussi, de quitter le trottoir du
Mogammaa. Et d’ajouter : « Je suis là depuis une
vingtaine d’années. Ce coin est le seul bien que j’ai hérité
de mon père, c’est mon gagne-pain. Comment donc le laisser
et aller ailleurs ? ». Même son de cloche dans les rues
du centre-ville. Selon les chiffres du syndicat général des
commerçants, l'Egypte compte environ 5,5 millions de
vendeurs ambulants. Ceux-ci sont unanimes à dénoncer la
décision du gouvernement de les déloger des trottoirs et des
rues du Caire pour les installer dans des marchés d’un seul
jour. Pour ces marchands, cette décision est inacceptable,
étant donné que les nouveaux emplacements qu’on leur propose
sont situés dans des endroits éloignés de leur clientèle. Et
bien que des pancartes aient été affichées pour indiquer les
lieux où doivent être regroupés les marchands ambulants dans
chaque quartier, ces lieux sont toujours déserts. Fathi,
garagiste qui travaille au parking de
Abbassiya, affirme qu’il
a vidé, selon les ordres du gouverneur du Caire, le parking
pour les marchands ambulants. S’attendant à l’affluence de
ces derniers, Fathi a été surpris de ne voir qu’un seul
vendeur venir stationner son chariot sur les lieux. Mais ne
trouvant pas de clients, il n’a pas tardé à partir. A la rue
Al-Chérifein à
Abdine, le quartier où se trouve
la Bourse, les propriétaires des magasins et des cafés ont
lancé une grève suite à la décision de transférer les
marchands ambulants dans leur rue. « On veut seulement
que l’espace public soit respecté, mais lorsque ces
parasites viendront ici, l’endroit qui accueille des
touristes étrangers risque de se transformer en véritable
poubelle », s’indigne Samir, propriétaire d’un café,
situé tout près de la Bourse.
Pire
encore sur la place Guiza, de
violents accrochages ont opposé des marchands ambulants à
des propriétaires de magasins. L’obstination des marchands
ambulants, qui insistent à envahir les lieux, est à
l’origine de la grogne des
propriétaires de magasins. Ces derniers se sont mobilisés
pour faire face au fléau des marchands ambulants qui
squattent les trottoirs de manière anarchique devant leurs
magasins. Une situation qui a contribué également à la
baisse de leurs chiffres d’affaires, surtout avant les fêtes
et la rentrée scolaire. Cette mobilisation et ce refus du
fait accompli ont dégénéré en accrochages. Les deux parties
en sont venues aux mains et certains ont même fait usage
d’armes blanches et de cartouches. « C’est trop. Ils ont
commencé à constituer une vraie menace pour notre commerce
et pour notre statut même de commerçants. C’est notre survie
qui est en jeu, et c’est pourquoi on est prêt à tout faire
pour défendre nos intérêts », dit
Ragheb, propriétaire d’un magasin.
Une bombe à retardement
Altercations
quotidiennes, armes blanches, coups et blessures … Au pays
de l’anarchie, l’informel est roi. Les marchands ambulants
continuent à faire leur loi, refusant les marchés d’un seul
jour proposés par le gouvernement et insistant à squatter
les trottoirs et les rues. Et ceci malgré l’ultimatum donné
par les autorités informant les marchands de la décision de
l’évacuation de l’espace public. Une décision tant attendue
car le phénomène s’est aggravé depuis la révolution du 25
janvier. La superficie des lieux occupés par les vendeurs
ambulants a triplé. Ainsi des boulevards et des rues
principales ont été fermés à la circulation. Raison pour
laquelle les autorités municipales ont décidé de limiter le
commerce ambulant à certaines zones et selon un calendrier
fixe. Et ceci dans une initiative inédite visant à mettre un
terme au phénomène des marchands ambulants qui constitue un
casse-tête pour les piétons et les propriétaires de
boutiques. Le but de l’initiative est de choisir certains
emplacements afin d’y installer les fameux marchés d’un seul
jour qui abriteront près de 15 000 marchands ambulants.
L’initiative a commencé dans plusieurs régions du Caire et a
inclus le jardin de la mosquée de Omar
Makram, qui rassemblera près de 500 marchands, ainsi
que des zones comme Al-Alfi, Al-Chérifein
à Abdine, Al-Wayli,
l’esplanade de la mosquée d’Al-Gaafari,
près d’Al-Azhar, et le parc d’Ezbekieh.
Cette stratégie a pour objectif de sortir les marchands
ambulants du processus économique informel et leur fournir
un cadre légal. Selon le général Seif
Al-Islam Abdel-Bari, sous-secrétaire du gouverneur du Caire,
l’idée de ces marchés est de créer des espaces régis selon
un calendrier fixe et des horaires déterminés. Le commerce
ambulant sera alors exercé à raison d’une fois par semaine
et dans des endroits différents. Le lundi, le marché se
tiendra à la rue Al-Alfi, sur la
place Abdel-Moneim Riyad, dans
le parc du cheikh Saleh Al-Gaafari,
sur la rue Al-Chérifein, au parc
d’Ezbekieh à
Mouski, et au parc commercial du
quartier de Boulaq. Mardi, il se
tiendra au parc du nord de Gamaliya,
devant la mosquée d’Al-Salam et sur la place Al-Hussein,
etc. « Cette opération est destinée non seulement à
évacuer la voie publique et à sauvegarder les intérêts des
commerçants formels, mais aussi à tenir compte des intérêts
de ces marchands ambulants en leur garantissant un revenu
indispensable pour leur subsistance », affirme
Abdel-Bari, tout en ajoutant que des locaux seront attribués
aux marchands. Ceux-ci n’ont qu’à s’adresser aux autorités
compétentes et à déposer une demande afin de disposer d’un
espace de travail et d’exposition dans l’un des marchés que
le gouvernorat est en train d’aménager.
Cependant, l’évacuation des marchés informels s’avère une
tâche difficile, voire impossible. Depuis l’annonce de cette
décision, les marchands ambulants sont méfiants et menacent
de recourir à la violence si les autorités persistent dans
leur décision. Dans certains quartiers, les opérations
visant à déloger les marchands ont tout simplement échoué.
Alors que dans d’autres, elles n’ont pas encore débuté. La
sociologue Azza
Korayem pense que
le phénomène des marchands ambulants n’est pas prêt de
disparaître tant que les problèmes de l’exode rural, du
chômage et de la pauvreté ne seront pas réglés. « L’idée
de regrouper les vendeurs ambulants dans les marchés d’un
seul jour est intéressante, mais elle risque d’échouer car
le gouvernement a négligé les conditions sociales et
économiques de ces marchands. Il est illogique d’installer
des marchés dans des endroits éloignés où il n’y a pas
d’affluence ou pour un seul jour seulement, et sanctionner
les marchands qui refusent de s’y installer »,
souligne-t-elle.
La grogne des marchands
Depuis
quelques jours, police et marchands ambulants jouent au chat
et à la souris. « Si les responsables insistent sur cette
opération qui vise soi-disant à débarrasser la capitale des
marchands ambulants, nous allons réagir. Nous sommes calmes
pour le moment, parce que nous savons que nous sommes
habitués à ce jeu avec la police. Mais dès que les choses
deviendront sérieuses, croyez-moi, de grandes émeutes vont
éclater », s’insurge Saber,
un vendeur à la sauvette sur la place
Talaat Harb. Un autre
vendeur croit dur comme fer que l’Etat ne réussira jamais à
déloger les marchands ambulants. « L’Etat a trop tardé à
mettre en exécution cette décision. Aujourd’hui, le commerce
informel est devenu le gagne-pain de plusieurs milliers de
ces jeunes chômeurs ainsi que de nombreuses familles, le
pire est à craindre surtout que ces personnes ne bénéficient
d’aucune source de revenu. Le gouvernement va les
transformer en voleurs ou en trafiquants de drogue ! »,
réplique-t-il.
Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur, le général Ahmad
Gamaleddine, a suivi la campagne
visant à déloger les marchands ambulants et a donné ses
ordres pour renforcer la présence sécuritaire. Selon lui,
cette campagne a été lancée en réponse à de nombreuses
plaintes des citoyens contre le phénomène du commerce
anarchique qui menace la sécurité vu la multiplication des
vols. Gamaleddine a affirmé que
certains marchands ont une attitude positive, tandis que
d’autres ont refusé de mettre à exécution les décisions des
autorités. Fait qui a poussé les forces de sécurité à
enlever par la force toutes les occupations dans les rues et
sur les trottoirs. En fait, 285 occupations illégales de la
voie publique ont été enlevées. « Cela fait plaisir. On
ne reconnaissait plus le quartier de
Manial. Aujourd’hui depuis le début de la matinée,
les trottoirs du quartier sont presque vides, pas trace
d’une seule table de vendeur à la sauvette, la circulation
est plus fluide que d’habitude, et les agents de police sont
toujours là », soupire une femme d’une quarantaine
d’années, dans un magasin de meubles et de décoration, tout
en formulant le souhait que cette chasse aux marchands
informels ne soit pas occasionnelle et qu’il y ait un suivi
rigoureux. Bien que les opérations d’évacuation menées par
la police aient ramené un semblant de calme dans certains
quartiers, la colère et la rancune se lisent aujourd’hui sur
les visages des vendeurs ambulants. Karam est assis sur un
carton à l’entrée du quartier d’Ezbekieh
avec quelques copains. « Nous ne resterons pas les
bras croisés. Nous apporterons des pneus que nous brûlerons
ce soir et nous organiserons un sit-in au parc de l’Opéra »,
s’emporte le jeune homme. Pour Hassan, l’un des
marchands, « rester ici ou aller aux marchés d’un seul
jour, ça revient au même pour moi, pourvu que je gagne mon
pain sans être terrorisé par les assauts récurrents des
agents de police ». Or une fois
arrivé sur place, Hassan a été surpris de découvrir
que le projet du marché d’un seul jour manque de réalisme. « Il
n’y a ni kiosques ni échoppes. Ce n’est qu’un parking tracé
à la craie et situé derrière les cimetières, la chaleur y
est torride. Chaque marchand a
droit à un espace qui ne dépasse pas un mètre carré. Et en
plus, cet espace étroit est réservé à une dizaine de
vendeurs en même temps », lance-t-il, l’air dépité.
Une situation qui a engendré des accrochages entre les
vendeurs. Certains d’entre eux ont campé toute la journée
sur les lieux et écrit leurs noms sur le sol afin de marquer
leurs places. Et ce n’est pas tout,
la tension est montée d’un cran lorsque des voyous (baltaguis)
des cimetières les ont attaqués à coups de couteaux. « L’Etat
veut qu’on s’entretue pour se débarrasser de nous », dit
un marchand. Et derrière la colère et la violence, derrière
le travail au noir, c’est le problème du chômage qui surgit
au détour des conversations. Ragab,
55 ans et père de 7 enfants, aspire à une place dans un
marché stable et ouvert tous les jours de la semaine. Assis
sur une chaise roulante devant son étalage, il ne sait pas
comment il va pouvoir se déplacer tous les jours entre les
marchés ambulants pour pouvoir nourrir ses enfants. Dans ces
conditions, il sera amené à mendier !
Le statu quo subsiste en attendant de trouver un compromis
qui ne porte préjudice ni aux marchands ambulants très
attachés à leur gagne-pain, ni aux commerçants soucieux de
sauvegarder leurs intérêts, ni même aux citoyens qui
demandent en fin de compte de la quiétude et de la sécurité.
Sauf qu’il est difficile de satisfaire tout le monde !
Chahinaz
Gheith