Alexandrie.
La colère règne dans la cité portuaire après la démolition
par des policiers de plusieurs kiosques dans la célèbre rue
Al-Nabi Daniel, connue pour ses « librairies à ciel
ouvert ».
La culture massacrée
La
campagne visant les kiosques de la rue Al-Nabi Daniel, qui
s’est soldée vendredi au petit matin par la destruction
d’une quinzaine de kiosques et l’endommagement
d’innombrables volumes, a suscité une vague de critiques
contre les responsables de ce gouvernorat et ceux de la
police locale accusés d’avoir un problème à définir les
priorités et de ne pas apprécier la caractéristique de cette
rue fréquentée par les étudiants, les bouquinistes et les
intellectuels, et qui fait partie du patrimoine culturel de
la ville.
Les libraires de cette rue se sont réveillés vendredi sur
les rumeurs d’une campagne de la police municipale ciblant
leurs kiosques et leurs livres. Ils sont accusés d’occuper
les trottoirs et de bloquer la circulation. L’opération de
« débarrassage » a laissé des quantités de planches
de bois et de débris ainsi que des centaines de livres
traîner en pleine rue offrant un spectacle désormais
qualifié de « massacre culturel ».
« Les policiers ont commencé à démolir nos kiosques sans
avertissement préalable, ils étaient à l’œuvre très tôt le
matin alors que nous n’étions pas encore sur les lieux. A
notre arrivée, plus de 15 kiosques et beaucoup de livres
rares ont été déjà détruits. Je ne crois pas qu’ils
connaissent la valeur de ces livres », raconte Mohamad
Al-Fouli, l’un des anciens
libraires de la rue.
Il dit avoir un permis du gouvernorat qu’il a obtenu en
2004, du temps de l’ancien gouverneur Abdel-Salam Al-Mahgoub.
« On paye chacun 1 200 L.E. par an au gouvernorat pour
nous permettre d’occuper une partie du trottoir »,
poursuit Al-Fouli. C’est ce que
réclament également la cinquantaine de libraires
propriétaires des kiosques voisins.
« Je travaillais ici avec mon père il y a plus de 30 ans,
on étalait les livres à même le trottoir, puis on s’est doté
de charrettes en bois … aucun responsable n’est venu nous
interpeller pour une contravention. Aujourd’hui, alors que
nous avons légalisé notre activité, les forces de police
viennent démolir nos kiosques. J’ai envie de savoir qui peut
profiter d’un tel acte et qui va m’indemniser pour les
milliers de livres que j’ai perdus ? »,
se demande le même libraire.
Mahfouz, un « habitué des lieux »
Depuis près d’un demi-siècle, la rue, célèbre d’ailleurs
pour ses sites archéologiques gréco-romains, a constitué un
ajout au patrimoine culturel de la ville d’Alexandrie,
notamment grâce à ses librairies qui s’étalent sur ses deux
côtés. A ce niveau-là, elle est la rue jumelle de celle d’Ezbekieh
au Caire. Les libraires se souviennent encore de la visite
annuelle que leur rendait le prix Nobel de littérature,
Naguib Mahfouz, un « habitué des lieux » parmi tant
d’autres écrivains et célébrités.
« Est-ce que la police en a fini avec le problème des
bâtiments en passe de s’effondrer sur la tête de leurs
habitants ? Est-ce que les responsables ont trouvé des
solutions pour les problèmes des ordures entassées dans les
rues, de la pollution, de la circulation et des égouts qui
débordent sur les artères principales de la ville ? Est-ce
que tout ce qui les dérange ce sont les livres ? Et même
s’il y a des contraventions de la part de certains
libraires, n’y a-t-il pas une manière plus civilisée pour
résoudre leur problème ? »,
s’indigne Hussein Salman, président de l’association
des libraires de la rue Al-Nabi Daniel. Selon lui, seuls
trois ou quatre kiosques parmi ceux détruits n’avaient pas
de permis.
« Nous ne laisserons ni notre droit, ni celui des
chercheurs et des intellectuels qui viennent ici chercher
les livres qu’ils ne trouvent pas ailleurs. On défendra
aussi le droit des jeunes et des étudiants, ces fidèles
clients qui n’ont pas le budget de fréquenter les grandes
librairies et qui profitent des réductions qu’on offre ici.
S’il le faut, on ira jusqu’à poursuivre en justice le
ministère de l’Intérieur », promet-il.
L’association des intellectuels d’Alexandrie s’est donné
rendez-vous avec certaines formations politiques comme
Al-Dostour et Al-Karama,
pour organiser un sit-in en solidarité avec les libraires
après la prière du vendredi. Khaled
Farouq, chef de l’association, assure : « Ce
genre de marchés de livres, on le trouve dans la plupart des
capitales européennes à Rome comme à Lisbonne, ils sont
considérés comme des réserves culturelles intouchables. Cet
incident est tout semblable à la mise à feu de l’ancienne
Bibliothèque d’Alexandrie. Tout ce que je peux dire c’est
que nous défendrons ces libraires de toutes nos forces à
travers les moyens légitimes. Cet acte ne doit pas rester
impuni ».
Côté officiel, le directeur de la direction de la sécurité
d’Alexandrie, Khaled Ghoraba, a
déclaré aux médias avoir reçu de nombreuses plaintes de la
part des habitants de la rue à cause de l’occupation des
trottoirs par les vendeurs de livres. Il dit avoir accordé
aux libraires un délai de 48 heures pour évacuer l’espace
public. Contrairement aux témoignages de ces derniers, le
responsable assure que « seuls les neuf kiosques qui ne
disposaient pas de permis ont été démolis ». Et
d’ajouter : « Des représentants du quartier ont
accompagné la force de la police pour s’assurer du statut
des kiosques avant de les démanteler. Les livres n’ont pas
été endommagés ». Alors qu’un autre responsable de la
même direction a reconnu, sous le couvert de l’anonymat, que
plusieurs kiosques officiellement permis avaient été démolis
« par erreur ». Pour sa part, le nouveau gouverneur
d’Alexandrie, Atta
Abbass, a nié toute implication
du gouvernorat dans cette descente, assurant qu’il n’était
pas à son bureau lors de l’incident et qu’il n’avait donné
aucun ordre à cet égard.
Samar Zarée