Alliances. Répression de l'Etat,
manque de financement et conflits internes sont à la base de la faiblesse de la
gauche. Depuis la révolution, elle s'efforce de remédier à ces défaillances et
cherche à s'imposer contre la politique libérale des Frères musulmans.
Une gauche qui dérange
« il faut
apprendre des erreurs du
passé. Laisser tomber les différends et unifier les rangs ». C’est ainsi que Hussein
Abdel-Razeq, membre du bureau politique du parti Al-Tagammoe (Rassemblement), décrit le trajet que la
gauche devrait suivre dans la période à venir sous peine, prévient-il, de se
voir « engloutie ».
Autrefois, cette gauche était
l’une des plus grandes forces de l’opposition, mais elle agonise depuis des
décennies à cause des vagues de répression successives et des contraintes
imposées par l’Etat. « Des campagnes successives de détention ont été
menées contre nos militants qui s’opposaient au régime. On nous a même interdit
de jouer un rôle social de peur que nos idées ne se propagent. Certains membres
ont dû adhérer à des ONG pour pouvoir agir librement », souligne ainsi
Abdel-Razeq, dont le parti agonisant a difficilement
obtenu un siège lors des dernières législatives.
Le manque de financement a
également miné le champ d’action de la gauche. Rares, en effet, sont les hommes
d’affaires qui acceptent d’injecter de l’argent dans les projets politiques de
ceux qui critiquent l’ouverture des marchés et la privatisation. La gauche
dépend ainsi des frais mensuels d’adhésion et des donations de ses
sympathisants.
Les conflits internes, enfin,
ont mené à un véritable morcellement des forces de gauche. Il s’agit non
seulement d’un conflit de génération doublé d’un conflit idéologique, mais
aussi d’un conflit autour de la stratégie à adopter sur l’échiquier politique.
Par exemple, lorsqu’Al-Tagammoe opte, à
travers son dirigeant Réfaat Al-Saïd et à quelques
mois seulement de la chute de Moubarak, pour une alliance avec le parti au
pouvoir afin de barrer la route aux Frères musulmans aux élections
législatives, le parti se divise, et il connaîtra dans la foulée de la
révolution la plus importante vague de dissidence, toutes formations politiques
confondues.
Une nouvelle génération, plus
jeune, arrive alors sur le devant de la scène. Elle sera au premier rang de la
mobilisation contre Moubarak. Scandant « Liberté, justice sociale et
dignité », les révolutionnaires réussissent à
inclure les revendications populaires à leur révolte pour la démocratie. Leurs
idées sont largement acceptées, leur légitimité n’est plus remise en cause, et
ils ont donc le champ libre pour agir. Le terme « justice sociale »
n’était auparavant véhiculé en Egypte que par cette jeunesse de gauche qui
soutient depuis des années le mouvement de contestation ouvrière.
Le mouvement de gauche est
apparu en Egypte en 1921, avec la fondation d’un parti socialiste, transformé
en parti communiste en 1922, et défendant la classe ouvrière. Sévèrement
attaqué par le parti du Wafd et sa politique de « nationalisme
bourgeois », il est dissous en 1925. Les communistes réapparaîtront en
1947, avec le Mouvement démocratique pour la libération nationale. En 1965, ils
rejoignent le projet nassérien prônant la justice sociale, l’éducation
obligatoire et gratuite, l’amélioration de la condition des travailleurs et
l’élection de représentants ouvriers au Parlement. Après les émeutes du pain de
janvier 1977, la répression gouvernementale contre les mouvements de gauche
reprend sous Sadate qui les accuse d’être financés par l’étranger. Les années
1990 voient ensuite le déclin de la gauche, par ailleurs divisée sur le plan
interne, avant la recrudescence puis l’intensification des luttes sociales et
ouvrières pendant les années 2000, qui permettront une légère progression de la
gauche. Aujourd’hui, on compte une dizaine de regroupements et partis de gauche
aux côtés du très traditionnel parti d’Al-Tagammoe,
miné par des divisions internes et en quête de sa popularité d’antan. Un
nouveau parti nassérien a été approuvé : Al-Karama
(la dignité) du candidat à la présidentielle, Hamdine
Sabbahi. Mais il s’est rallié aux Frères musulmans
lors des législatives. A côté du parti communiste et de celui des travailleurs,
se trouve un nouveau-né qui dérange : Al-Tahalof
al-chaabi (l’alliance populaire socialiste), qui
regroupe des figures classiques de la gauche aux côtés de jeunes
révolutionnaires et qui progresse rapidement prenant la tête des listes
électorales des candidats de la révolution aux dernières législatives.
Un tournant ?
Pour Abdel-Ghaffar
Chokr, sous-secrétaire d’Al-Tahalof
al-chaabi, c’est une nouvelle chance pour la
gauche de se réorganiser et de jouer un rôle significatif sur le terrain
politique, après avoir été pendant des années cantonnée dans des canaux de
représentation mineurs ou restreints. « Si elle ne tire pas le meilleur
parti de cette occasion, elle perdra la bataille contre les forces politiques
organisées », explique Abdel-Ghaffar Chokr. Déjà, Al-Tahalof al-chaabi a formé avec le Parti des Travailleurs, le Parti
Socialiste et des socialistes révolutionnaires, un front des forces
socialistes, afin de coordonner leurs stratégies face aux forces
contre-révolutionnaires.
Ce front a réussi à remporter
10 % des sièges aux dernières élections de l’Assemblée du peuple
maintenant dissoute. « C’est parce qu’ils ne sont pas encore suffisamment
organisés, et qu’ils partent de zéro », se défend Chokr.
Pour Essam Al-Erian,
président par intérim du Parti Liberté et justice, cette défaillance est à
porter au compte de « la division interne, du financement étranger et
de la négligence du rôle de la religion ». Ces termes accusateurs,
qu’il utilisait récemment via Twitter, ont
suscité une vague de colère dans les rangs de la gauche. Ces accusations
coïncident avec l’initiative du Nassérien Sabbahi de
former un « large courant populaire », regroupant toutes les
forces nationales, partis et mouvements révolutionnaires, afin de faire barrage
à l’hégémonie des Frères musulmans. Cette même démarche est reprise par
l’islamiste modéré penchant vers la gauche, Abdel-Moneim
Aboul-Foutouh, arrivé quatrième
à la présidentielle et qui a entamé déjà des réunions avec différentes forces
politiques en vue de les rassembler dans un nouveau parti, « L’Egypte
forte ». Ce dernier semble plus apte à former une sorte d’opposition
qui serait, en outre, embarrassante pour les Frères musulmans puisque
regroupant aussi des islamistes et donc rompant le monopole de la religion qui
revient de fait aux Frères et aux salafistes. Le
Parti Liberté et justice des Frères est davantage dérangé par l’Alliance
populaire qui avec les socialistes révolutionnaires sont les deux mouvements
qui critiquent la politique des islamistes au pouvoir. Tous deux continuent de
défendre la lutte ouvrière, les grèves et les sit-in de tout ordre. Ils ont
même lancé une vaste campagne pour protester contre la décision du gouvernement
de s’endetter auprès du Fonds monétaire international. Des marches sillonnent
déjà les villes pour expliquer les dangers d’un tel prêt et pour proposer des
alternatives. De même, depuis quelques semaines déjà, le militant ouvrier Kamal
Khalil, fondateur du Parti des Travailleurs, appelle à une manifestation
hebdomadaire contre l’hégémonie des Frères.
Héba Nasreddine