Protestation.
Le palais présidentiel est devenu La Mecque des
contestataires. Des centaines de citoyens y portent chaque
jour leurs doléances, espérant pouvoir les remettre
directement au président. Jusqu’à présent, les forces de
sécurité laissent faire.
Le nouveau bureau des plaintes d’Héliopolis
Un
trou dans le mur du palais présidentiel … tel est le moyen
le plus rapide pour transmettre ses doléances au nouveau
président. Quelques jours après avoir prêté serment, Mohamad
Morsi a tenu un discours dans
lequel il déclarait que son palais était ouvert à tous les
Egyptiens. Depuis, des centaines de protestataires ne
cessent de s’y rendre quotidiennement.
Une foule immense bloque les principales routes menant au
palais d’Al-Ittihadiya. Situé à
Héliopolis, ce palais républicain a soudain changé de décor.
Ce n’est plus cette forteresse placée sous haute
surveillance comme ce fut le cas à l’époque de Moubarak. En
effet, il y a peu encore, les citoyens n’avaient pas le
droit de s’approcher de cet immense édifice entouré de
hautes murailles. S’ils le faisaient, ce serait
souvent pour se retrouver quelques minutes plus tard au
poste de police ...
Aujourd’hui, la scène en surprend plus d’un. Devant le
portail n°4, des centaines de personnes font la queue,
parfois assises à même le sol. Certains tiennent à la main
des papiers montrant leurs doléances, d’autres soulèvent des
pancartes, scandent des slogans et demandent à
Morsi de descendre de son bureau
et de tenir ses promesses.
D’autres ont décidé de transgresser tous les interdits en
écrivant quelques messages au président sur les murs du
palais. « N’est-il pas le président de tous les
Egyptiens, comme il le dit ? Il nous a fait une promesse, il
doit donc la tenir », lance Hassan, qui réclame la
libération de tous les prisonniers condamnés par les
tribunaux militaires. Hassan a parcouru des centaines de
kilomètres pour venir déposer sa pétition. Et il n’est pas
le seul.
Des Egyptiens en colère contre leurs conditions de vie n’ont
pas hésité à grimper sur le portail, d’autres ont même tenté
de s’introduire dans palais par le biais d’une petite porte
de service avant d’être repoussés par la sécurité.
Chehata
Etman, employé chez l’entreprise
de pneus Pirelli à Alexandrie, a été contraint de
prendre une retraite anticipée. Spolié de ses droits, il
s’en remet à Morsi pour régler
ses problèmes. « Nous avons protesté durant deux ans au
sein de l’entreprise et nous avons même manifesté devant
l’ambassade d’Italie mais personne n’a réagi, alors nous
avons décidé de venir directement voir le président,
espérant qu’il pourra faire quelque chose pour nous »,
explique-t-il.
Des diplômés de la faculté des sciences en géologie sont
debout devant le portail n°3 du palais. Ils réclament un
emploi dans les compagnies pétrolières. Ils lèvent des
banderoles sur lesquelles on peut lire : « Les géologues
lancent un SOS, embauchez-nous ou tuez-nous ! ».
Non loin de là, se sont rassemblés les retraités des
entreprises de ciment de Tora et de
Hélouan ainsi que des ouvriers et des employés de
différentes sociétés telles que
Ceramica Cleopatra
ou Al-Nil pour le textile et la filature. Ils ont
fini par se ranger sur le trottoir, suite aux plaintes des
automobilistes.
Les citoyens n’ont plus peur
Les
plaintes et les demandes arrivent de toutes parts : d’un
père qui a perdu son fils pendant la révolution, d’un jeune
homme sans emploi, d’une veuve en quête de pension, d’un
malade sans assurance médicale, d’un ouvrier sans contrat
permanent, d’un fonctionnaire mal payé. Il semblerait que le
palais présidentiel se soit transformé du jour au lendemain
en un diwan
mazalim (bureau de
doléances). Autrement dit, ce n’est plus
Tahrir qui attire aujourd’hui
les manifestants, mais c'est ce grand palais. La nouvelle
résidence du raïs a pris le pas sur les places emblématiques
de la révolution. Une scène pareille n’aurait jamais existé
du temps de Moubarak, mais l’utilité de se rendre au palais
pour obtenir quelque chose reste encore à prouver.
Le quotidien Al-Ahram
décrit ainsi ce changement : « A présent, les gens
connaissent le chemin qui mène au palais. L’une des
réalisations de la révolution du 25 janvier 2011 est que les
Egyptiens se sont affranchis de la peur, de leur peur de
l’autorité. Qui aurait osé s’approcher des portes du palais
présidentiel, ou se plaindre à Son Excellence Hosni
Moubarak ? ».
Pour le quotidien indépendant Al-Tahrir,
« les protestations devant le palais présidentiel ont mis
fin à l’ère de Tahrir, cette
place emblématique qui fut l’épicentre de la révolution du
25 janvier et qui a permis de chasser le raïs ».
Les Egyptiens vivent des jours historiques. Après de longues
années de despotisme et d’oppression incarnées par le régime
de Moubarak, les Egyptiens sentent que leur pays est en
train de tourner une page de son histoire. Pour la première
fois, leur président est prêt à les accueillir dans son
palais pour les écouter et régler leurs problèmes. « Le
fait que le nouveau président déclare que sa porte est
grande ouverte à tout le monde prouve son courage, sa
volonté et sa détermination à œuvrer pour le bien-être du
peuple », analyse Abdallah, l’un des manifestants.
Yasser Ali, porte-parole de la présidence, a déclaré que
cette institution était en train de créer un site
électronique pour recevoir les plaintes et propositions des
citoyens, tout en affirmant que le président y répondrait,
ou au moins son équipe. Il a souligné que
Morsi a donné également des
ordres pour construire un diwan
mazalim dans les différents
gouvernorats de la République. D’après lui, ce sera une
institution non judiciaire chargée d’étudier les doléances
des citoyens qui s’estiment lésés par une quelconque
décision administrative ou par un organisme privé.
Mais la politique de la porte ouverte réussira-t-elle à
apaiser la colère de ceux qui s’estiment privés de leurs
droits ?
Se montrer à l’écoute du peuple
Moataz
Billah
Abdel-Fattah, professeur de sciences politiques à
l’Université du Caire, estime que le nouveau président, en
adoptant une telle politique, veut faire sentir au peuple
qu’il est à son écoute. Son objectif : prendre la rue à
témoin et faire des citoyens ses alliés. Mais son message le
plus important est de mettre fin à l’ère du pharaon aux
portes fermées.
Abdel-Fattah
approuve l’idée de construire dans chaque gouvernorat un
diwan
mazalim pour traiter les
plaintes des citoyens, mais à condition qu’il soit géré par
des personnalités réputées pour leur intégrité et leur
expérience dans la gestion des affaires publiques. Si ce
n’est pas le cas, les pétitions risquent de tomber dans
l’oreille d’un sourd comme c’était le cas sous l’ancien
régime.
Les diwans
mazalims remontent au VIIe
siècle, à l’époque du second calife Omar Ibn Al-Khattab
(634-644). Ce calife s’inspirait d’une tradition séculaire
qui voulait que les rois alaouites instruisent les plaintes
de leurs sujets. Jusqu’au temps du protectorat, il existait
encore une « wizarat
al-chékayate » (ministère
des plaintes) qui s’occupait des plaintes des personnes
victimes d’injustice. Après avoir été enregistrées et
résumées, les plaintes étaient soumises au sultan qui
donnait aux enquêtes ouvertes et aux sentences prononcées
une force légale.
Le soleil est presque au zénith. Les manifestants se font de
plus en plus nombreux et le trottoir du palais grouille de
monde. Une marche pour la présidence a été organisée par des
activistes et à laquelle participent plusieurs mouvements
tels que celui des officiers du 8 avril, des
révolutionnaires, des membres du mouvement
Hazemoune, des étudiants
de la charia islamique, des médecins de
Abbassiya, le mouvement Nidal
(lutte), la Ligue des nassériens, la campagne de soutien à
ElBaradei et le Front libre pour
le changement pacifique. Ils sont venus réclamer la
libération des détenus et des officiers du 8 avril. Il y a
aussi une délégation du syndicat des Journalistes, venue
contester la dernière décision du Conseil de la Choura.
Certains crient haut et fort leurs revendications, des
passants curieux s’arrêtent pour demander ce qui se passe,
des marchands ambulants et des vendeurs de thé proposent
leurs produits aux manifestants. Tout cela se fait au su et
au vu du personnel de sécurité qui surveille les abords du
palais présidentiel, mais qui n’ose pas agresser les
manifestants. La chose la plus étrange est que ces policiers
en veste et cravate accueillent les citoyens et leur
assurent que le comité des plaintes de la présidence va
prendre en charge leurs plaintes et les transmettre aux
ministères concernés.
« Des barbares »
« C’est incroyable. S’approcher de ce palais était à
l’époque strictement interdit », lance un passant
scandalisé par cette scène et qui décrit ces gens venus de
tous les coins d’Egypte comme des barbares.
Hamada, un vendeur de réglisse, a décidé de quitter la place
Tahrir pour se rendre à
Héliopolis. Ici ou là, pour lui tant qu’il y a des
contestataires, il y a du réglisse à vendre.
Il est vrai que les mesures de sécurité autour du palais,
qui jouxte la route de l’aéroport, ont nettement été
allégées depuis l’arrivée de Morsi.
Mais les habitants d’Héliopolis continuent de se plaindre.
Ces scènes de chaos font perdre au palais présidentiel son
respect et son prestige, estiment beaucoup de résidents. « Il
nous manque seulement les tentes devant le palais pour
compléter l’image d’une Egypte moderne », ironise
Moustapha, propriétaire d’un magasin situé rue
Mirghani à Héliopolis.
« Quelle sera l’impression d’un chef d’Etat étranger
rendant visite à Morsi en voyant
de telles scènes ? Et les investisseurs vont-ils oser
déposer leurs capitaux dans un tel pays ? Et si un jour, les
agents de sécurité perdent patience et tirent sur la foule,
quelle sera la réaction des citoyens et des médias ? »,
s’emporte Moustapha.
Certains vont plus loin et pensent que les foules
rassemblées autour du palais sont un complot destiné à faire
échouer Morsi en lui faisant
perdre son temps.
« Le même scénario s’est passé à propos de la révolution.
On a fait croire aux gens que cette révolution était la
cause de tous leurs tracas et souffrances. En ce moment, le
président a besoin de notre soutien pour mener à bien le
combat entamé le 25 janvier 2011 », souligne Sayed, un
chauffeur de taxi. Il souhaite que les gens laissent
Morsi travailler en paix. De
toute façon, le président ne possède pas encore de baguette
magique pour régler tous les problèmes.
Mais tout de même, pour mettre fin à ce chaos,
Morsi a ordonné d’ouvrir trois
bureaux de doléances : l’un au palais Al-Qobba,
le deuxième à Abdine et le
troisième à Al-Tagammoe Al-Khamès.
Pourtant, les citoyens ne cessent de venir au palais d’Al-Ittihadiya,
espérant rencontrer le président pour lui remettre
personnellement leurs doléances.
Un
espoir qui
reste souvent
lettre
morte.
Chahinaz
Gheith