Débats .
En famille, entre amis ou au café, les arguments vont bon
train pour soutenir son candidat. Angoisse, espoir et guerre
de mots, la tension et l’effervescence montent dans la rue
égyptienne ...
Face à
l’inconnu
Pour
la première fois depuis deux siècles – après la
nomination de Mohamad Ali en 1805 comme gouverneur par les
cheikhs d’Al-Azhar, représentants du peuple à l’époque – les
Egyptiens vont avoir le droit de choisir leur président.
Mais aujourd’hui, tout le monde le sait,
rien n’est encore joué.
Une
ambiance particulière règne dans la rue
égyptienne. Les pancartes des 11 candidats à la
présidentielle sont placardées aux quatre coins de la
capitale et dans les villages et
les bourgs les plus lointains.
Un
carnaval de couleurs ?
Sûrement.
Mais aussi une campagne politique. Une tournée dans
les méandres des rues du Caire suffit à observer cette
diversité. L’orange pour le candidat Abdel-Moneim
Aboul-Foutouh, le bleu et le blanc pour Ahmad Chafiq, le
rouge pour le candidat des Frères musulmans, Mohamad Morsi,
le blanc et le noir pour Hamdine Sabbahi ... « Il s’agit là
d’un festival politique. Un vrai
mouled, premier du genre en Egypte. En 2005, deux candidats
ont osé défier Moubarak lors de l’élection présidentielle,
mais aucun d’entre eux n’a eu l’audace d’accrocher
sa photo à côté de celle de
Moubarak. Pire encore, suite à l’arrivée de Moubarak au
pouvoir, son régime a réussi à se venger des deux candidats
en mettant en prison l’un d’eux et
en salissant la réputation de l’autre. Ce qui arrive
aujourd’hui en Egypte est une
véritable mutation politique. C’est le
fruit de la révolution. Je ne pensais pas voir le
jour où l’on pourrait décider de notre sort, à l’instar des
pays développés », explique Atef Mohamad, ingénieur de 75
ans.
Les murs
du Caire illustrent ce festival
électoral. Dans la rue Ahmad Fakhri, à Madinet Nasr, pros
et antis Amr Moussa jouent au
chat et à la souris. Sous la pancarte géante qui promet au
paysan le retour de l’époque glorieuse du fellah
durant laquelle les villages
égyptiens ont connu la prospérité, certains passants ont
exprimé leurs désaccords. « Non aux feloul, non au ministre
des Affaires étrangères sous Moubarak ! ».
D’autres mentionnent sur la même pancarte que c’est
un politicien expérimenté et un
diplomate de grand talent qui a su exprimer la volonté de
l’homme de la rue vis-à-vis de l’Etat hébreux.
« C’est
le Erdogan égyptien »
Rue
Mohieddine Aboul-Ezz à Mohandessine, un
autre débat a eu lieu. Certains passants ont griffonné le
slogan d’Aboul-Foutouh mentionnant que
cet ancien membre des Frères musulmans œuvrera pour
l’intérêt de la « Gamaa ». Un piéton s’arrête et exprime son
soutien à ce candidat par cette phrase
simple : « C’est le Erdogan égyptien, un homme qui
appartient à la révolution ».
Croire
ou ne pas croire ?
Ahmad, 30 ans, pense que personne ne
peut prédire les résultats de ces élections.
« D’après les sondages, les progrès de
chaque candidat changent d’un moment à l’autre.
L’aventure est impressionnante.
Aujourd’hui, ma rubrique préférée sur Internet ou les pages
des journaux est celle qui
avancent des indices sur les hausses et les chutes de chaque
candidat dans cette course », ajoute-t-il.
Une
guerre de sondages a eu lieu entre les diverses institutions
journalistiques pour tenter de prédire qui sera le prochain
président. Alors que le Centre d’information et de prise de
décision du Conseil des ministres place Amr Moussa et
Abdel-Moneim Aboul-Foutouh en tête, ils ne le sont plus dans
un autre sondage réalisé par le Conseil suprême des forces
armées. « On a l’impression d’être soumis à
un jeu politique organisé. Ces
sondages ne sont en réalité qu’un moyen d’influencer
l’électeur et de le soudoyer en
l’amenant à adopter la décision de la majorité. Ce qui
nécessite de la prudence de la part des électeurs », avance
Hachim, un médecin de 40 ans.
Emad
Hussein, directeur de rédaction du quotidien Al-Shorouk,
partage cet avis.
Il assure dans son édito que les
citoyens marchent sur de sables mouvants.
« Il est très difficile de prédire ce
qui va se passer sur la scène politique, puisque toutes les
hypothèses sont floues. Nous sommes
un peuple qui fait ses premiers
pas dans la démocratie. L’électeur qui manque d’expérience
choisit son président selon l’impression qu’il s’est faite
de lui et non pas selon le
programme qu’il présente », argumente Emad Hussein.
Dans
un café du quartier d’Imbaba,
tous les yeux sont rivés sur un écran géant.
Il ne s’agit pas d’un match de
foot, mais d’un débat entre deux candidats à la
présidentielle, le premier du genre en Egypte. Pour assister
à ce débat Moussa - Aboul-Foutouh,
les clients ont dû réserver leur place à l’avance. La
place coûte 3 L.E., boisson
incluse. Les rues de ce quartier
populaire ont été désertées. « On ne
peut rater un tel événement. C’est
un moment historique, un rêve
tant attendu et qui s’exauce enfin. Choisir un président qui
va tenir compte des aspirations et des souffrances des
marginalisés est notre priorité », avance Sayed,
un chauffeur de 40 ans.
La
discussion continuera après le débat jusqu’à l’aube. « Aboul-Foutouh
a été le plus fort, il a bombardé
Moussa en critiquant sa politique lors de son mandant au
ministère des Affaires étrangères. A
l’époque, je travaillais en Iraq, on ne savait pas à qui
s’adresser pour réclamer nos droits. La dignité de
l’Egyptien était bafouée », s’insurge Moustapha,
un ouvrier.
« T’as
vu la montre qu’il porte ? »
Les
débats vont bon train.
« Je trouve que Moussa a été plus
fort, plus précis. Il a parlé de détails alors que l’autre a
tenté de jouer avec les mots », dit Saad, plombier de 49
ans. « Ce débat a réduit la popularité des deux candidats,
vu le ton agressif utilisé. Nous avons
besoin d’entendre d’autres candidats comme Hamdine ou Chafiq
avant de prendre notre décision », réplique Abbas, peintre
en bâtiment.
Quelques
jours plus tard, c’est toujours le même sujet qui anime la
rue.
« Je préfère Hamdine, il nous ressemble.
De plus, il a été député
irréprochable. Quant à Chafiq, c’est le
candidat de la classe huppée qui a fait fortune à l’époque
de Moubarak. T’as vu la montre qu’il
porte ? Elle doit coûter une
fortune ... ». Un autre habitant du quartier ne partage pas
cet avis : « Chafiq, est le
candidat le plus sincère. Les autres
tentent de se faire passer pour des anges. Je voterai
pour lui pour que la rue égyptienne retrouve
sa sécurité, il a promis qu’il
mettra fin à l’insécurité et la baltaga dans les 24 heures
qui suivront sa nomination ». Un voisin s’exclame
ironiquement : « Mais comment
pourra-t-il mettre fin à la violence en 24 heures, il
exagère ... Sauf si c’est lui qui manipule les baltaguis ! ».
Un autre
citoyen s’interroge : « Et
pourquoi pas Morsi ? ». Il poursuit :
« Il me semble que l’armée ne veut pas donner la chance aux
Frères musulmans de travailler comme il se doit. La
preuve : l’armée insiste à garder
le gouvernement de Ganzouri », dit Magdi, 28 ans, coiffeur.
Les protestations pleuvent.
« C’est fini, nous n’allons plus
commettre la même erreur. Nous avons voté pour les
Frères aux élections parlementaires, mais
ils nous ont trahis et n’ont pas
tenu leurs promesses. Si Morsi arrive au pouvoir,
ce sera une nouvelle dictature ou
bien une marionnette entre les mains de la Gamaa.
Il sert de doublure de Khaïrat
Al-Chater qui, lui, fait tout bouger dans les coulisses.
L’attitude des Frères musulmans n’est pas
claire, ils nous ont présenté
Morsi comme seconde option et aujourd’hui ils demandent au
peuple de voter pour lui », avance Achraf, un médecin de 29
ans.
Dans
les foyers, c’est la même scène. Les
débats politiques s’animent. La maison de la famille
Sébai dans le quartier d’Héliopollis accueille tous les
vendredis l’ensemble de la famille. Mais
le fils aîné, de tendance salafiste, boycotte cette
rencontre depuis l’exclusion de son candidat Hazem
Abou-Ismaïl. « J’ai vu dans les yeux des membres de
ma famille de la joie et du
soulagement car ils éprouvaient de l’animosité contre cet
homme pieux », souligne-t-il. Un
autre débat se déclenche entre le fils cadet – qui soutient
Aboul-Foutouh – et son petit frère qui va voter pour Chafiq.
« Le moment est critique, on n’a pas
besoin d’un président révolutionnaire, mais d’un réformateur.
Aboul-Foutouh veut gagner la sympathie de tout le
monde : les salafistes, l’armée,
les révolutionnaires et même les libéraux.
Il s’adresse à chaque parti en
utilisant son langage. Mais je pense qu’il
va tout perdre car c’est
impossible de satisfaire tout le monde à la fois. Mais
ce qui m’inquiète le plus c’est
que le langage d’Aboul-Foutouh est de plus en plus rigoriste.
Il veut séduire le courant salafiste qui a décidé de le
soutenir aux élections », ajoute Ahmad,
un ingénieur de 30 ans.
Lors de
cette rencontre familiale, les jeunes révolutionnaires de la
famille ont aussi leur mot à dire.
« Les feloul n’ont pas le droit de parler de patriotisme,
c’est aux révolutionnaires de la place Tahrir de dire leur
dernier mot », dit d’un ton ferme un
des cousins. Quant au mari de
leur sœur, officier dans l’armée, il a préféré rester en
retrait dans un coin plus calme du salon.
Sur
Facebook aussi, la bataille ne manque pas de piquant.
Un groupe d’amis d’une même école
échange les avis. Liliane ne cesse de diffuser des
commentaires négatifs sur Aboul-Foutouh, en ajoutant les
analyses des experts sur ses
réponses lors du débat télévisé. De son côté, Racha,
sa camarade de classe, ne tarde
pas à publier sur sa page la photo de son candidat préféré,
Aboul-Foutouh. Elle a réuni tous les témoignages qui
défendent ses idées. Sous le
titre : Lis avant de juger, elle
cherche à rassembler un maximum d’électeurs.
Toujours
sur Internet, après l’élection présidentielle en France,
Alaa, un ingénieur de 40 ans, a déclaré que les partisans de
Nicolas Sarkozy allaient organiser un sit-in sur les
Champs-Elysées à l’instar des « fils » de Hazem
Abou-Ismaïl à la place Tahrir pour réclamer son retour … .
Dina
Darwich