Présentateurs sportifs .
Le rapport préliminaire de la commission d’enquête met en
cause le rôle des animateurs de programmes sportifs dans le
massacre de Port-Saïd. Ils sont accusés d’alimenter la haine
des supporters.
Pas
aussi neutres qu’ils y paraissent ...
«
La ville qui a lutté contre l’agression tripartite ne va pas
tuer ses enfants », « Le trio Chalabi, Sadeq et Chobeir est
la cause de ce massacre », « Débarrassez la scène médiatique
de ces feloul ». Ce sont quelques-unes de ces inscriptions
que l’on trouve sur tous les murs de Port-Saïd.
Un calme
précaire règne sur la ville après la violente tempête du
mois dernier, lorsque plusieurs dizaines de personnes sont
mortes, en majorité des Ahlawis, dans des émeutes survenues
à l’issue d’un match entre Ahli et Masri. Les supporters de
Port-Saïd ont été rendus responsables de ce massacre par les
médias.
Aujourd’hui, plus d’un mois après les faits, la ville
côtière, réputée pour sa passion pour le football, est
toujours en deuil. Rien ne brise ce silence mêlé à un
profond chagrin, sauf les mélodies qui fusent des camions
parcourant les rues et qui illustrent cette grande tristesse.
« Toi qui vas à Port-Saïd, baise les mains de ses héros » :
des paroles d’une chanson composée à l’époque de l’agression
tripartite au cours de laquelle Port-Saïd a étonné le monde
par son esprit combatif. Aujourd’hui, la ville se ressaisit
et tente d’effacer les stigmates de ce carnage.
«
Comment tourner la page ? Les Port-Saïdis ont servi de bouc
émissaire dans ce complot ourdi par les médias », explique
Mohamad, 30 ans, chauffeur de taxi. « Nous avons participé à
la plupart des batailles livrées par l’Egypte, mais
aujourd’hui, on doit faire face à la bataille la plus ardue,
celle de cette campagne menée par les médias contre notre
ville. Les médias ont parlé des Port-Saïdis comme des
criminels » ajoute-t-il.
Dans son
émission sur la chaîne Modern, le présentateur Medhat
Chalabi a montré des images de supporters port-saïdis
attaquant les Ultras ahlawis. Il a accusé un jeune supporter
port-saïdi, Mohamad Al-Boghdadi, surnommé Mando, d’avoir
provoqué le public ahlawi. Selon Chalabi, Mando a été aperçu,
pendant la pagaille qui a suivi le match, en train de
sillonner le terrain en brandissant une pancarte sur
laquelle il y avait des inscriptions provocatrices pour le
public d’Ahli.
Dans
son programme Al-Haqiqa (la vérité) diffusé par la chaîne
Dream, le cheikh Ali Fouda, membre du courant salafiste et
personnalité populaire à Port-Saïd qui avait réussi à
convaincre Mando de se rendre à la police, a déclaré que la
pression exercée par les médias avant le match a été à
l’origine de ce massacre sanglant. Il a défendu Mando en
assurant qu’il se trouvait dans les vestiaires au moment du
drame (et non pas sur le terrain comme l’affirme Medhat
Chalabi) et a fourni, pour le prouver, le témoignage de l’un
des joueurs, Amir Abdel-Hamid.
Fouda a
expliqué que sur la pancarte brandie par Mando se trouvait
une prière pour Mahmoud Al-Khatib, l’ancienne star d’Ahli et
de la sélection nationale, qui se trouve en Allemagne pour
subir une intervention chirurgicale. Cheikh Fouda a enfin
accusé les présentateurs des programmes sportifs d’avoir
versé de l’huile sur le feu.
D’autre
part, une situation très embarrassante a eu lieu en direct
au cours du programme présenté par l’ex-gardien de but et
membre de l’ex-Parti national, Ahmad Chobeir, lorsque
Mohamad Gamal, membre des Ultras zamalkawis, l’a humilié en
direct en lui disant que le programme qu’il présente est une
trahison pour ses compagnons des Ultras qui ont perdu la vie
lors de la tragédie de Port-Saïd. « Je suis là pour te
transmettre le message de la mère de l’un de ces martyrs qui
assure que tu es le responsable de cette effusion de sang et
que tu n’as jamais cessé de porter préjudice à l’image des
UItras ahlawis au cours de ta carrière. Après la révolution,
tu les as accusés d’être les responsables de ce chaos qui
sévit dans la rue égyptienne et des événements qui ont eu
lieu à Maspero et rue Mohamad Mahmoud, et tu as tout fait
pour monter les citoyens contre eux », a déclaré Gamal.
Chobeir
s’est défendu affirmant que cette situation ne le
perturberait pas et qu’il poursuivrait son travail
journalistique pour éclairer l’opinion publique. « Il y a
des personnes qui n’acceptent pas la différence d’opinion »,
a déclaré Chobeir.
Un
rôle ambigu
Les
animateurs d’émissions sportives ont été les premiers à être
pointés du doigt pour avoir semé la zizanie entre les
supporters d’Ahli et de Masri.
« Ce
sont les feloul qui ont comploté dans les coulisses. Il ne
faut pas oublier que certains de ces présentateurs faisaient
partie de l’ex-régime », explique Khaled, 40 ans, comptable.
Gomaa, un planton de 20 ans, partage cet avis. Il estime que
l’ex-régime s’est toujours servi du football pour distraire
les Egyptiens et leur faire oublier leurs droits les plus
élémentaires. « Les présentateurs d’émissions sportives ont
servi de marionnettes à l’ancien régime quand il s’agissait
d’avancer certaines idées », avance Gomaa.
Après un
long silence, les Ultras de Port-Saïd ont publié un bilan
sur Facebook accusant les médias de parti pris et de s’être
rangés du côté du club Ahli. « Pourquoi ne mentionne-t-on
pas la réaction du public de Port-Saïd qui a formé un cordon
humain pour empêcher les supporters d’envahir le terrain
lors du match et à la mi-temps ? », s’interrogent les Ultras
de Port-Saïd. Une subjectivité qui a poussé le quotidien
Tahrir à publier en une les caricatures des animateurs
impliqués dans ce massacre.
Ce
déchaînement médiatique a aggravé la situation. Le rapport
préliminaire du comité parlementaire chargé d’enquêter sur
les incidents regrette « la position irresponsable de
certains présentateurs de programmes sportifs qui ont ravivé
le conflit, mobilisé la foule et se sont éloignés du vrai
rôle de ce genre de programmes, qui vise à analyser les
résultats des matchs », a déclaré le député Achraf Sabet,
président du comité d’enquête.
Durant
le programme sportif Had wa gad (sévère et sérieux), Alaa
Sadeq a de manière virulente attaqué l’arbitre du match et
l’a accusé d’avoir été à l’origine de ce massacre car il n’a
pas pris la décision d’arrêter le match. Pourtant, tout
laissait croire que la situation allait dégénérer.
Cette
tension n’est pas seulement une réaction à un match, mais
plutôt le fruit d’une haine accumulée depuis des années. «
Durant les quatre dernières années, les médias ont mené
diverses campagnes au cours desquelles chaque présentateur a
dirigé son émission selon sa tendance politique. Or, un
journaliste ou un présentateur ne doit jamais révéler ses
affinités et doit se montrer objectif pour la simple raison
qu’il n’est pas un supporter. Pourtant, ces différents
programmes n’ont pas tardé à donner naissance à ce que l’on
appelle les médias colorés. Une appellation qui désigne le
non-professionnalisme de ces émissions », assure Hassan Al-Mistekawi,
critique sportif qui travaille dans les médias depuis 35
ans.
Il
ajoute que ce qui a aggravé la situation est le fait que la
plupart de ces présentateurs sont membres de la Fédération
de football. Or, la Fédération assume une partie de la
responsabilité de ce qui s’est passé. Et les présentateurs
ne pouvaient pas être totalement impartiaux.
L’image
des Ultras a d’ailleurs été ternie par certains de ces
présentateurs. Ce groupe a, en effet, participé aux
manifestations et aux sit-in qui ont suivi la révolution.
Chobeir, par exemple, les a traités de « drogués et de
délinquants ».
Mohamad
Gamal, connu par le nom de « Jimmy Hood », membre des Ultras
zamalkawis, auteur du livre Les Ultras, partage cet avis. Il
assure que les médias sportifs auraient dû prendre le pouls
de la rue. Les problèmes sociaux ont atteint les stades, et
le fanatisme et le racisme sont devenus une monnaie
courante. « Le joueur d’origine nubienne, Chikabala, a été
humilié à cause de la couleur de sa peau. Hani Ramzi, ex-joueur
et entraîneur copte, a été bombardé de slogans fanatiques
portant atteinte à ses croyances. Abou-Treika a subi
d’autres humiliations ayant trait à ses origines modestes.
Les présentateurs auraient dû commenter leurs programmes
avec neutralité au lieu d’attiser le feu », assure Jimmy
Hood, ajoutant que l’ignorance de certains speakers a
aggravé le conflit lors du dernier match entre l’Algérie et
l’Egypte, ce qui a provoqué une crise diplomatique entre les
deux pays.
Le
problème, selon Jimmy Hood, est que certaines personnes qui
travaillent dans les médias manquent de professionnalisme et
de patriotisme et ne saisissent pas l’importance de ces deux
facteurs. Selon lui, « la question est : Pourquoi un ex-footballeur
doit-il se transformer en animateur ? Quelles sont ses
compétences pour avoir le droit de s’installer devant un
microphone et de s’adresser au public, sachant que ce genre
de programmes possède une grande audience. La plupart
d’entre eux sont des ex-joueurs ou des ex-officiers »,
explique Hood.
Ce genre
d’émissions sportives n’est soumis à aucun contrôle. Selon
Al-Mistekawi, la pagaille médiatique règne en Egypte et on
remet désormais en question le vrai rôle de ces médias.
Aujourd’hui, ces présentateurs sont devenus muets comme des
carpes attendant que la tempête passe. Personne ne veut pour
le moment s’adresser aux médias pour défendre ou expliquer
son point de vue.
De son
côté, l’Union des critiques sportifs, présidée par le
journaliste Aymane Ayed, a publié un bilan mettant en garde
le public contre le danger que représentent les
présentateurs des programmes sportifs et les journalistes
corrompus. « On craint que ce groupe ne fasse circuler des
rumeurs qui sèment la division dans la rue, et ce, pour
acquérir une célébrité ou une popularité sans considération
pour l’éthique du métier. Il faut que les spectateurs soient
vigilants en choisissant les présentateurs et les émissions
sportives en lesquels ils ont confiance », conclut le bilan.
Dina
Darwich