Al-Ahram Hebdo, Littérature | Le jour est passé

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Abdel-Fattah El Gibali
 
Rédacteur en chef
Hicham Mourad

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 Semaine du 8 au 14 février 2012, numéro 908

 

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Littérature

A travers un tube de Abdel-Halim Hafez, Sahar Al-Mouguy capte les errances d’un couple dans des lieux mouvants. Nostalgie des moments forts de la patrie et rappel du rêve lointain d’un jour nouveau sont perçus par les yeux de deux activistes. La nouvelle s’intitule Adda al-nahar. Elle est tirée d’une anthologie de nouvelles égyptiennes parue en 2009.

Le jour est passé

Le jour est passé

C’est bientôt l’heure du crépuscule

Qui se cachera derrière les arbres

Et pour que nous nous perdions sur le chemin

Il a ôté la lune de nos nuits.

La lune ne disparaissait pas complètement cette nuit-là. Au contraire. Elle était présente : une pleine lune. Mais c’était une lune triste, frêle, pâle, résistant aux agressions des nuages du Caire pollués par une lutte ancienne. La voix de Abdel-Halim était exténuée par la perte et la passion. Comme si le temps s’était arrêté à cet instant-là. Comme si trente années, ou plus, n’étaient qu’une fraction de seconde.

« En ce temps-là, ce n’était pas possible d’être vraiment amoureux, aimer une seule femme qui soit toute notre vie. Comment aimer quand ton être entier est possédé par une autre. L’Egypte était alors pour moi une belle femme. Nous avons appris à l’aimer éperdument ». Il avait dit cela tandis que la voiture argentée roulait avec la lenteur d’un monde que les secrets ont rendu pesant, aux bords de Hapy. Un vieux dragon couché, indifférent à ce qui se passe hors de sa sphère. Les ombres livides de la lune se reflètent sur les traits de son visage pendant qu’il conduit. Des traces de larmes refoulées font briller ses yeux. Une larme qui s’est arrêtée à la porte de l’âme et, réticente, n’a pas glissé.

Je me suis mise à regarder des deux côtés de la route. Hapy, à notre droite, et les maisons de Tora sortaient la tête entre les collines de ciment, à gauche. La voiture filait contre le sens du courant du fleuve. Et contre le sens du temps. Il m’avait raconté tant de fois que c’était la route qu’il prenait dans sa jeunesse. Il s’arrêtait à l’église de la Vierge Marie. Il entrait allumer un cierge et sentir le parfum de l’encens et du calme. Une brise fraîche venait effacer ses peines dans la chaleur de midi en été. Au bout de la route, le terrain de jeu de son enfance s’étend paisiblement, les lieux des premiers flirts et cette pièce où il étudiait pour préparer les examens de l’université : il y était retourné en pleurant quand on les a expulsés d’un rêve où ils ont goûté à la vie chaleureuse en groupe. On les a jetés dans le froid de février et ils en ont gardé longtemps un frisson dans leurs cœurs.

C’était aussi la route que je prenais pendant des années. Je me rappelle seulement la sortie vers Le Caire et non pas le retour. La sortie était une tentative de vie. Et je ne savais pas encore ce qu’était la vie. C’était un rêve qui s’élevait dans le ciel et je n’avais pas encore deux ailes. Pour la première fois depuis des années, je décide d’y retourner car, avant, mon cœur se serrait quand j’approchais de cette route. C’était un moment de réconciliation avec un lieu pour lequel j’avais de l’aversion, injustement, sans raisons. Ce n’était qu’un lieu opprimé, comme moi. Il était pourtant magnifique, résidence des anciennes familles, abritant des maisons établies, élégantes, s’ouvrant sur des jardins. Qu’est-ce qu’il en reste maintenant ? Ce lieu est devenu comme la lune flétrie, comme une vieille femme gardant une empreinte d’une beauté d’autrefois. On peut imaginer sa grandeur d’il y a un demi-siècle, car il se dresse avec une arrogance qui cache la décrépitude des maisons délabrées.

Notre village se lave les cheveux près du canal

Et un jour est arrivé qui ne pouvait pas payer sa dot.

Sa voix s’est mêlée aux larmes de la voix de Abdel-Halim. Ses paroles se poursuivent et me portent intérieurement vers un autre temps que je n’ai pas vécu. Mais j’en savais tant de choses, ayant vu ses vestiges à travers des hommes abattus et qui ont perdu l’enthousiasme — ou peut-être qu’il leur a été volé. Ils ont oublié alors des jours où ils étaient transportés par le vent de la colère des chemins de l’université aux rues aux alentours puis à la place Tahrir. Ils y criaient leur oppression et le goût amer de la trahison. Et ils rêvaient de la revanche.

« Nous défendions les principes qu’ils nous avaient appris. Nous voulions participer comme on nous le demandait. Nous refusions de croire ce qui se passait, refusant de haïr car il l’aimait comme nous l’aimions. Et quand nous faisions de la prison, nous étions heureux d’être à la hauteur de cet amour. Nous savions qu’elle viendra, la belle femme, et sortira ses enfants de là ».

Les caractéristiques de la route avaient changé. On avait occupé d’autres parties du corps du fleuve. Clubs, syndicats, usines ... La poussière était restée. Tellement dense qu’elle pénétrait dans la voiture comme un couteau dans l’ancienne plaie, refermée sur le pus. Il y a des choses qui s’écoulent à l’extérieur mais la douleur est une.

J’ai pensé un moment lui demander d’aller à Hélouan, puisque nous tournions dans Le Caire sans but précis, à part celui d’être ensemble, en compagnie de la musique. J’avais laissé ma confiance en lui nous conduire et je ne croyais pas tout à fait que nous aspirions à la même direction au même instant. Un léger bonheur effaçait les traces d’amertume sur la face sombre de la route qui me rappelait seulement la litanie de reproches que j’entendais chaque jour en allant et en venant, à propos d’une quelconque inattention. La négligence : je ne pouvais pas être comme il faudrait que je sois. Cette Vierge céleste porte son enfant sans jamais se plaindre.

Le lieu a toujours le même calme et la même indifférence envers le monde extérieur. Voici ma vieille maison. Je ne savais pas si j’étais heureuse qu’elle soit enfouie dans un coin éloigné de la mémoire ou bien si elle me manquait toujours. Elle a vieilli mais elle porte des années à moi. J’y avais nettoyé les fenêtres et le grand balcon. J’avais aimé le jardin, le calme et le rêve ancien qui m’avait leurrée avec une maison pleine comme celle de ma grand-mère, et les rires des enfants en jouant.

Est-ce que c’est vrai que la nuit attristée

Aux étoiles fanées

Aux chansons blessées

Peut lui faire oublier le matin

Et son soleil qui répand la nostalgie …

La nostalgie, un mot magique portant dans sa première lettre l’élan du désir, le rêve, la tendresse et le repli qui coule paisiblement avec la lettre « i ». La nostalgie nous avait menés ici. C’est ce qui nous poussait en cet instant à nous unir dans cette étreinte, avec une autre première lettre de la nostalgie, même si chacun de nous regardait par la fenêtre en direction de son propre monde. Nous étions unis par une même condition.

« On l’aimait. On était dans l’illusion. Mais on voulait le croire. Il fallait croire en notre rêve et lui être fidèle. On nous avait appris à l’aimer. Et quand on était au seuil de la vie et au cœur de l’amour, on nous l’a prise. L’illusion a disparu. Un coup à nos têtes qui nous a laissés sans comprendre. Qui l’a enlevée ? Elle s’est égarée ? Partie avec un autre homme ? Assassinée devant nos yeux ? Ou bien avait-elle encore un souffle de vie ? Quelques-uns se sont réveillés du rêve pour ne plus penser qu’aux rêves personnels. Quelques-uns se sont arrêtés à l’impuissance de l’instant. Mais nous sommes tous partis et nous l’avons laissée à eux ».

Ici, c’est le club. Là-bas, l’école. Des maisons d’amis d’enfance. Un ami était parti faire la guerre et il ne l’avait plus revu. Voici son ancienne maison. L’herboriste, l’épicier et Am Abdel-Basset qui vend des tripes. Tant de choses encore là. Il a arrêté la voiture devant le marché. Nous sommes sortis en même temps. Je voulais voir la place où se tenait la vendeuse de radis. Cette femme dont il avait fait un mythe. Elle s’accroupit, dans sa djellaba noire, tous les matins, devant le couffin. Elle montre un air un peu mécontent. Son humeur s’améliore dès qu’elle commence à adresser l’habituelle série d’injures aux autres marchands. Personne ne pouvait la détester car on voyait le sourire caché derrière sa mine morose. Il la connaissait et savait comment elle vivait dans son humble maison où s’exhalait l’odeur de la cuisine mijotée. Il revoyait dans son giron les genoux de sa grand-mère, un lit de chair tiède. Elle m’a peut-être vendu un jour du cresson et une laitue. Je ne me souviens pas parfaitement de son visage, mais je l’ai aimée à travers ce qu’il me disait. Il pouvait transformer des choses ordinaires en mythes comme un alchimiste. Peut-être qu’il ne transformait la poussière en or qu’à travers son regard.

Je me rendais compte que nous avions l’air bizarre dans les ruelles du marché à 1h du matin. C’était clair que nous n’étions pas venus pour acheter. J’essayais de retenir un fou rire en imaginant que les marchands pouvaient nous prendre pour des inspecteurs de l’approvisionnement. Des ombres tendres sont venues toucher mon sourire quand un chaton aux poils hérissés et sale est sorti de sous un tas de légumes flétris. En cajolant le chaton, celui-ci me regardait de ses yeux faibles et étonnés de cette première tendresse. C’est alors qu’il me tira par la main hors du marché avec un sourire. On entendait la voix du marchand de tomates, un brun maigre qui disait : « Welcome, Egypt ».

Comment nous sommes restés malgré l’échec et la défaite ? Comment nous nous sommes attachés aux joies de la vie alors que beaucoup de choses s’en vont et ne reviennent pas ?

Comment cette femme si forte, aux mille visages, est-elle restée cachée derrière les nuages noirs de l’oppression … ? Puis elle s’en vient prendre un bain, « se laver les cheveux » et les peigner soigneusement, assise sur un canapé devant la petite fenêtre qui donne sur la ruelle étroite, arrosée d’eau au milieu de l’après-midi. Au bord de la fenêtre, du verre de thé la vapeur monte avec une odeur de menthe verte.

Elle rêve du lendemain, de ce qu’il va apporter,

Elle l’appelle dans le noir et entend son appel à lui

Elle se réveille pour lui avant l’appel à la prière

Elle va le rencontrer dans les champs.

La lune était toujours ployée sous le poids d’un rock de poussière. Sa lueur triste se révèle entre les ailes géantes. La lumière se reflète sur son visage et ses yeux brillent dans la détermination du défi et la colère. Une larme solitaire s’échappe. Je lui tends un doigt de ma main pour la cueillir alors qu’elle est sur le point de glisser.

Traduction de Suzanne El Lackany

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Sahar
Al-Mouguy

Est à la fois écrivaine, professeur de littérature anglaise et conteuse. Elle excelle dans la récitation de contes littéraires. Après un master en poésie anglaise et un doctorat en poésie américaine, Sahar Al-Mouguy enseigne à la faculté des lettres de l’Université du Caire. Elle commence à publier dans les années 1990 avec d’autres jeunes écrivaines que le critique Edouard Al-Kharrat dira appartenir à une sensibilité nouvelle de l’écriture qui transgresse les tabous de la société.

Parmi ses œuvres figurent des romans comme Sayedat al-manam (la maîtresse du sommeil), Daria et Noune (publiés aux éditions Dar Al-Hilal, puis à Dar Al-Shorouk dans une 2e édition) et un recueil de nouvelles Aleha saghira (de petits dieux) aux éditions Merit en 2003. La nouvelle publiée ici est tirée de ce dernier recueil. Elle est reprise dans une anthologie de nouvelles égyptiennes : Oyoune al-qéssa al-masriya (les yeux de la nouvelle égyptienne), aux éditions du Conseil suprême de la culture. Elle a reçu le prix Cavafis de la littérature en 2007.

 

 




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