A travers un tube de Abdel-Halim Hafez,
Sahar Al-Mouguy
capte les errances d’un couple dans des lieux
mouvants. Nostalgie des moments forts de la patrie et rappel
du rêve lointain d’un jour nouveau sont perçus par les yeux
de deux activistes. La nouvelle s’intitule Adda al-nahar.
Elle est tirée d’une anthologie de nouvelles égyptiennes
parue en 2009.
Le jour est passé
Le jour est passé
C’est bientôt l’heure du crépuscule
Qui se cachera derrière les arbres
Et pour que nous nous perdions sur le chemin
Il a ôté la lune de nos nuits.
La lune ne disparaissait pas complètement cette nuit-là. Au
contraire. Elle était présente : une pleine lune. Mais
c’était une lune triste, frêle, pâle, résistant aux
agressions des nuages du Caire pollués par une lutte
ancienne. La voix de Abdel-Halim était exténuée par la perte
et la passion. Comme si le temps s’était arrêté à cet
instant-là. Comme si trente années, ou plus, n’étaient
qu’une fraction de seconde.
« En ce temps-là, ce n’était pas possible d’être vraiment
amoureux, aimer une seule femme qui soit toute notre vie.
Comment aimer quand ton être entier est possédé par une
autre. L’Egypte était alors pour moi une belle femme. Nous
avons appris à l’aimer éperdument ». Il avait dit cela
tandis que la voiture argentée roulait avec la lenteur d’un
monde que les secrets ont rendu pesant, aux bords de Hapy.
Un vieux dragon couché, indifférent à ce qui se passe hors
de sa sphère. Les ombres livides de la lune se reflètent sur
les traits de son visage pendant qu’il conduit. Des traces
de larmes refoulées font briller ses yeux. Une larme qui
s’est arrêtée à la porte de l’âme et, réticente, n’a pas
glissé.
Je me suis mise à regarder des deux côtés de la route. Hapy,
à notre droite, et les maisons de Tora sortaient la tête
entre les collines de ciment, à gauche. La voiture filait
contre le sens du courant du fleuve. Et contre le sens du
temps. Il m’avait raconté tant de fois que c’était la route
qu’il prenait dans sa jeunesse. Il s’arrêtait à l’église de
la Vierge Marie. Il entrait allumer un cierge et sentir le
parfum de l’encens et du calme. Une brise fraîche venait
effacer ses peines dans la chaleur de midi en été. Au bout
de la route, le terrain de jeu de son enfance s’étend
paisiblement, les lieux des premiers flirts et cette pièce
où il étudiait pour préparer les examens de l’université :
il y était retourné en pleurant quand on les a expulsés d’un
rêve où ils ont goûté à la vie chaleureuse en groupe. On les
a jetés dans le froid de février et ils en ont gardé
longtemps un frisson dans leurs cœurs.
C’était aussi la route que je prenais pendant des années. Je
me rappelle seulement la sortie vers Le Caire et non pas le
retour. La sortie était une tentative de vie. Et je ne
savais pas encore ce qu’était la vie. C’était un rêve qui
s’élevait dans le ciel et je n’avais pas encore deux ailes.
Pour la première fois depuis des années, je décide d’y
retourner car, avant, mon cœur se serrait quand j’approchais
de cette route. C’était un moment de réconciliation avec un
lieu pour lequel j’avais de l’aversion, injustement, sans
raisons. Ce n’était qu’un lieu opprimé, comme moi. Il était
pourtant magnifique, résidence des anciennes familles,
abritant des maisons établies, élégantes, s’ouvrant sur des
jardins. Qu’est-ce qu’il en reste maintenant ? Ce lieu est
devenu comme la lune flétrie, comme une vieille femme
gardant une empreinte d’une beauté d’autrefois. On peut
imaginer sa grandeur d’il y a un demi-siècle, car il se
dresse avec une arrogance qui cache la décrépitude des
maisons délabrées.
Notre village se lave les cheveux près du canal
Et un jour est arrivé qui ne pouvait pas payer sa dot.
Sa voix s’est mêlée aux larmes de la voix de Abdel-Halim.
Ses paroles se poursuivent et me portent intérieurement vers
un autre temps que je n’ai pas vécu. Mais j’en savais tant
de choses, ayant vu ses vestiges à travers des hommes
abattus et qui ont perdu l’enthousiasme — ou peut-être qu’il
leur a été volé. Ils ont oublié alors des jours où ils
étaient transportés par le vent de la colère des chemins de
l’université aux rues aux alentours puis à la place Tahrir.
Ils y criaient leur oppression et le goût amer de la
trahison. Et ils rêvaient de la revanche.
« Nous défendions les principes qu’ils nous avaient appris.
Nous voulions participer comme on nous le demandait. Nous
refusions de croire ce qui se passait, refusant de haïr car
il l’aimait comme nous l’aimions. Et quand nous faisions de
la prison, nous étions heureux d’être à la hauteur de cet
amour. Nous savions qu’elle viendra, la belle femme, et
sortira ses enfants de là ».
Les caractéristiques de la route avaient changé. On avait
occupé d’autres parties du corps du fleuve. Clubs,
syndicats, usines ... La poussière était restée. Tellement
dense qu’elle pénétrait dans la voiture comme un couteau
dans l’ancienne plaie, refermée sur le pus. Il y a des
choses qui s’écoulent à l’extérieur mais la douleur est une.
J’ai pensé un moment lui demander d’aller à Hélouan, puisque
nous tournions dans Le Caire sans but précis, à part celui
d’être ensemble, en compagnie de la musique. J’avais laissé
ma confiance en lui nous conduire et je ne croyais pas tout
à fait que nous aspirions à la même direction au même
instant. Un léger bonheur effaçait les traces d’amertume sur
la face sombre de la route qui me rappelait seulement la
litanie de reproches que j’entendais chaque jour en allant
et en venant, à propos d’une quelconque inattention. La
négligence : je ne pouvais pas être comme il faudrait que je
sois. Cette Vierge céleste porte son enfant sans jamais se
plaindre.
Le lieu a toujours le même calme et la même indifférence
envers le monde extérieur. Voici ma vieille maison. Je ne
savais pas si j’étais heureuse qu’elle soit enfouie dans un
coin éloigné de la mémoire ou bien si elle me manquait
toujours. Elle a vieilli mais elle porte des années à moi.
J’y avais nettoyé les fenêtres et le grand balcon. J’avais
aimé le jardin, le calme et le rêve ancien qui m’avait
leurrée avec une maison pleine comme celle de ma grand-mère,
et les rires des enfants en jouant.
Est-ce que c’est vrai que la nuit attristée
Aux étoiles fanées
Aux chansons blessées
Peut lui faire oublier le matin
Et son soleil qui répand la nostalgie …
La nostalgie, un mot magique portant dans sa première lettre
l’élan du désir, le rêve, la tendresse et le repli qui coule
paisiblement avec la lettre « i ». La nostalgie nous avait
menés ici. C’est ce qui nous poussait en cet instant à nous
unir dans cette étreinte, avec une autre première lettre de
la nostalgie, même si chacun de nous regardait par la
fenêtre en direction de son propre monde. Nous étions unis
par une même condition.
« On l’aimait. On était dans l’illusion. Mais on voulait le
croire. Il fallait croire en notre rêve et lui être fidèle.
On nous avait appris à l’aimer. Et quand on était au seuil
de la vie et au cœur de l’amour, on nous l’a prise.
L’illusion a disparu. Un coup à nos têtes qui nous a laissés
sans comprendre. Qui l’a enlevée ? Elle s’est égarée ?
Partie avec un autre homme ? Assassinée devant nos yeux ? Ou
bien avait-elle encore un souffle de vie ? Quelques-uns se
sont réveillés du rêve pour ne plus penser qu’aux rêves
personnels. Quelques-uns se sont arrêtés à l’impuissance de
l’instant. Mais nous sommes tous partis et nous l’avons
laissée à eux ».
Ici, c’est le club. Là-bas, l’école. Des maisons d’amis
d’enfance. Un ami était parti faire la guerre et il ne
l’avait plus revu. Voici son ancienne maison. L’herboriste,
l’épicier et Am Abdel-Basset qui vend des tripes. Tant de
choses encore là. Il a arrêté la voiture devant le marché.
Nous sommes sortis en même temps. Je voulais voir la place
où se tenait la vendeuse de radis. Cette femme dont il avait
fait un mythe. Elle s’accroupit, dans sa djellaba noire,
tous les matins, devant le couffin. Elle montre un air un
peu mécontent. Son humeur s’améliore dès qu’elle commence à
adresser l’habituelle série d’injures aux autres marchands.
Personne ne pouvait la détester car on voyait le sourire
caché derrière sa mine morose. Il la connaissait et savait
comment elle vivait dans son humble maison où s’exhalait
l’odeur de la cuisine mijotée. Il revoyait dans son giron
les genoux de sa grand-mère, un lit de chair tiède. Elle m’a
peut-être vendu un jour du cresson et une laitue. Je ne me
souviens pas parfaitement de son visage, mais je l’ai aimée
à travers ce qu’il me disait. Il pouvait transformer des
choses ordinaires en mythes comme un alchimiste. Peut-être
qu’il ne transformait la poussière en or qu’à travers son
regard.
Je me rendais compte que nous avions l’air bizarre dans les
ruelles du marché à 1h du matin. C’était clair que nous
n’étions pas venus pour acheter. J’essayais de retenir un
fou rire en imaginant que les marchands pouvaient nous
prendre pour des inspecteurs de l’approvisionnement. Des
ombres tendres sont venues toucher mon sourire quand un
chaton aux poils hérissés et sale est sorti de sous un tas
de légumes flétris. En cajolant le chaton, celui-ci me
regardait de ses yeux faibles et étonnés de cette première
tendresse. C’est alors qu’il me tira par la main hors du
marché avec un sourire. On entendait la voix du marchand de
tomates, un brun maigre qui disait : « Welcome, Egypt ».
Comment nous sommes restés malgré l’échec et la défaite ?
Comment nous nous sommes attachés aux joies de la vie alors
que beaucoup de choses s’en vont et ne reviennent pas ?
Comment cette femme si forte, aux mille visages, est-elle
restée cachée derrière les nuages noirs de l’oppression … ?
Puis elle s’en vient prendre un bain, « se laver les cheveux
» et les peigner soigneusement, assise sur un canapé devant
la petite fenêtre qui donne sur la ruelle étroite, arrosée
d’eau au milieu de l’après-midi. Au bord de la fenêtre, du
verre de thé la vapeur monte avec une odeur de menthe verte.
Elle rêve du lendemain, de ce qu’il va apporter,
Elle l’appelle dans le noir et entend son appel à lui
Elle se réveille pour lui avant l’appel à la prière
Elle va le rencontrer dans les champs.
La lune était toujours ployée sous le poids d’un rock de
poussière. Sa lueur triste se révèle entre les ailes
géantes. La lumière se reflète sur son visage et ses yeux
brillent dans la détermination du défi et la colère. Une
larme solitaire s’échappe. Je lui tends un doigt de ma main
pour la cueillir alors qu’elle est sur le point de glisser.
Traduction de Suzanne El Lackany