Le problème salafistedes Frères musulmans
Hicham Mourad
La
tenue de la troisième et dernière phase des législatives,
les 3 et 4 janvier, doit confirmer les tendances déjà
observées lors des deux précédentes : le Parti Liberté et
Justice (PLJ), bras politique des Frères musulmans, doit
émerger comme la première force politique de l’Egypte
post-révolutionnaire avec un résultat de quelque 45 % des
sièges du nouveau Parlement. Il sera suivi par la coalition
des salafistes, emmenée par le parti Al-Nour (lumière), avec
le quart des sièges. Les islamistes, toutes tendances
confondues, auraient ainsi une majorité confortable de
presque trois quarts des sièges.
Mais contrairement aux apparences, les islamistes sont loin
de composer un seul bloc uniforme. Des sensibilités
différentes existent entre eux. Les deux principales
formations, le PLJ et Al-Nour, devraient entrer en rivalité
dans l’hémicycle, comme elles l’ont déjà fait lors des
dizaines de duels électoraux pour le scrutin uninominal.
Frères et salafistes jouent en effet sur le même terrain
religieux, usent des mêmes arguments et se disputent presque
le même électorat. Même si les Frères musulmans ont une
grande longueur d’avance, étant donné leur large expérience
politique datant de la création de la confrérie en 1928, les
salafistes, novices en politique, risquent de grignoter leur
électorat et leur poser à l’avenir une vraie menace.
Les salafistes ont amorcé un large virage idéologique et
tactique en décidant de se lancer en politique, après le
soulèvement populaire du 25 janvier. En moins de six mois,
ils ont créé leurs propres partis politiques, Al-Nour, Al-Assala
et Al-Fadila. Alors qu’ils dédaignaient de faire de la
politique et soulignaient depuis plusieurs années que la
démocratie à l’occidentale est non-islamique, corrompue,
impie et hérétique, et conseillaient à leurs disciples de ne
pas participer à des élections, les dirigeants salafistes
ont finalement estimé que la révolution de janvier et la
chute du régime de Moubarak leur offrent une occasion en or
pour mettre en place leur vision d’une société islamique en
Egypte. En peu de temps, ils ont pu compter sur leur
audience parmi les pauvres, ceux-là mêmes qui ont bénéficié
des années durant de leurs œuvres de charité. Leur campagne
médiatique mettait surtout en avant une image d’hommes
pieux, droits, non souillés par la politique politicienne,
contrairement, selon eux, aux Frères musulmans. Mais cet
argument peut se révéler à terme contre-productif, car les
salafistes commencent, eux aussi, à faire de la politique,
qui est finalement l’art du compromis avec les autres forces
politiques. S’ils se montrent inflexibles et intransigeants
sous la coupole, pour coller à leur image doctrinaire et
dogmatique, les salafistes risqueraient l’isolement sur la
scène politique.
Les salafistes avancent également que la doctrine des Frères
souffre de déficiences et de lacunes, contrairement à celle
salafiste, conforme au vrai islam. Et c’est là que joueront
la rivalité et la bataille « idéologique » entre les deux
mouvements islamiques auprès des électeurs. Conscients de
l’importance de cette bataille, non seulement à l’encontre
des salafistes, mais aussi vis-à-vis des forces libérales,
les Frères musulmans ont récemment lancé leur journal
Liberté et justice et, surtout, leur chaîne satellite, Misr
25 (Egypte 25). Comme ses concurrentes, celle-ci met
l’accent sur les talk-shows, où sont invités des
responsables et des spécialistes du courant islamiste et de
ses sympathisants. Ils expliquent les objectifs et les
politiques et cherchent à rassurer sur les intentions des
Frères. L’entrée des Frères sur la scène médiatique des
chaînes satellites vise notamment à contrer la domination
des salafistes, qui détiennent un véritable empire composé
d’une multitude de chaînes avec ses prêcheurs célèbres, de
véritables stars, bien connus du grand public depuis
plusieurs années.
Une fois au Parlement, Frères et salafistes ne devraient pas
avoir les mêmes priorités. Alors que ces derniers devraient
mettre plus l’accent sur les questions liées à la morale
islamique, éducation, arts, etc., le PLJ éviterait d’évoquer
dans un premier temps ces questions, synonymes de tensions
avec les forces politiques libérales, avec lesquelles il
devrait s’allier dans une coalition gouvernementale, ainsi
qu’avec les partenaires occidentaux de l’Egypte, dont il a
besoin pour sortir le pays de sa crise économique, née de
l’instabilité politique et sécuritaire consécutive à la
révolte populaire. La présence des salafistes au Parlement
risque de compliquer la tâche des Frères. Les prises de
position de ses ultraconservateurs sur des questions liées à
l’application de la charia obligeraient parfois le PLJ à
adopter des positions proches ou semblables, pour ne pas
s’aliéner une partie de son électorat conservateur. Et ce,
contrairement à sa volonté initiale de se rapprocher du
centre de l’échiquier politique, près des libéraux, pour
faire passer son message de modération. Il est probable que
le PLJ sera amené à recourir périodiquement à un jeu de
balancier entre salafistes et libéraux. Il l’a déjà fait
lors de sa campagne électorale. Alors que dans les médias et
au Caire, fief des libéraux, il a délivré un discours de
modération et offert des assurances sur ses intentions
islamiques, ses candidats dans les provinces, qui faisaient
face à une rude concurrence des salafistes et mettaient en
avant un discours axé sur les valeurs islamiques. Cette
politique a valu aux Frères musulmans d’être accusés de
tenir un « double langage ».
Le PLJ se distingue des salafistes dogmatiques par son
pragmatisme. Les Frères musulmans ont montré tout au long de
leur histoire une capacité d’adaptation aux circonstances
environnantes, sans perdre de vue leur but ultime de faire
de l’Egypte une société plus islamique. Ils croient à une
approche graduelle, progressive, non aux électrochocs. D’où
leurs messages rassurants adressés aux élites libérales et
aux partenaires occidentaux de l’Egypte. Et pour éviter
l’échec face au poids énorme des problèmes économiques et
sociaux du pays, alors qu’ils sont aux portes du pouvoir,
les Frères tiennent à faire participer les libéraux dans un
prochain gouvernement de coalition. Leur but est double :
d’abord, mettre toutes les chances de leur côté et, ensuite,
éviter qu’ils se trouvent seuls responsables en cas de
résultats non-probants.
Les priorités des Frères sont en premier lieu économiques,
car c’est l’attente de la population. Mais ils savent
également que leurs objectifs à long terme — l’islamisation
de la société — seront plus faciles à atteindre en cas de
réussite économique, que le peuple sera plus réceptif s’il
sent une amélioration notable de son quotidien et goûte aux
fruits d’un essor économique. Il n’est donc pas fortuit de
constater que les Frères, sous la houlette de leur éminence
grise, le vice-guide de la confrérie, Khaïrat Al-Chater,
sont en train de mettre au point ce qu’ils appellent le «
projet de renaissance » de l’Egypte. Axé sur le
développement économique, mais aussi l’éducation,
indispensable à un essor économique durable, le projet
cherche à tirer profit de l’expérience de la Turquie et de
la Malaisie en matière de développement économique et
d’éducation, de celle du Singapour en administration et de
celle de l’Afrique du Sud en dialogue politique .