Femmes .
Les images de brutalité commise contre une jeune
révolutionnaire par les soldats de l’armée ont suscité
colère et indignation en Egypte et dans le monde. Un an
après la révolution, la situation des femmes n’a pas changé.
Bravez la répression !
Héroïne
malgré elle. Alors que des Egyptiens perdaient leur vie aux
abords de la place Tahrir, une icône naissait. Cette jeune
femme voilée que l’on voit sur la photo polémique surnommée
« la fille au soutien-gorge bleu », traînée au sol et
tabassée par des soldats, est devenue aujourd’hui une
héroïne. En sortant de chez elle ce matin-là, elle
n’imaginait pas que sa photo ferait le tour du monde le jour
même. Une photo choc qui n’a cessé de tourner en boucle sur
les écrans télé, faisant la une des journaux en Egypte et à
l’étranger. Elle a été aussi brandie sur les pancartes
pendant les manifestations et transformée même en dessin,
avec souvent le terme « menteurs » adressé aux militaires
qui ont affirmé que les actes de violence ont été commis par
des bandes de jeunes. Or, si la fameuse photo de Khaled
Saïd, qui a été l’étincelle de la révolution, a mis un terme
à la crédibilité de la police, celle de la jeune fille dont
on ignore encore l’identité a fait de même avec l’armée.
Elle a mis un terme définitif à la sympathie née à l’issue
de la révolution du 25 janvier et qui voulait que l’armée et
le peuple soient unis.
Qu’elle veuille se manifester ou pas, « la fille au
soutien-gorge bleu » est devenue un symbole de la
contestation et une preuve que les femmes égyptiennes
bravent la peur pour défendre leurs droits et leur pays.
Elle a réussi à rassembler des femmes de tous bords et de
toutes tendances : des libérales, des indépendantes, des
islamistes, des progressistes, des voilées ou des monaqabate,
des femmes au foyer. Elles sont toutes sorties pour défendre
les droits de la femme car elles savent ce que signifie
l’humiliation. « On ne touche pas aux femmes égyptiennes,
c’est une ligne rouge. Le corps de la femme n’est pas un
champ de bataille », scandaient les manifestantes,
fustigeant les hommes qui les observaient de leurs balcons.
Avant d’ajouter : « Hommes d’Egypte où êtes-vous ? Demain ce
sera le tour de vos sœurs, vos filles et vos épouses ! ».
D’autres vont enchaîner : « Tantawi a mis nos femmes à nu,
joignez-vous à nous ! Descendez et n’ayez pas peur, les
militaires doivent partir ».
Pour
Maha Abdel-Nasser, ingénieure, rien n’a changé en Egypte. «
La police et les militaires font un usage excessif de la
force, alors qu’ils sont censés protéger les manifestants.
Regardez comme ils nous battent, nous déshabillent et nous
assassinent », dit-elle révoltée. « On ne nous fera pas
taire. La honte est sur le Conseil Suprême des Forces Armées
(CSFA) et non pas sur les femmes d’Egypte. Il tente de
souiller les femmes et porter atteinte à leur dignité,
d’abord en commençant par faire des tests de virginité aux
filles qui ont été arrêtées en mars dernier et aujourd’hui
on les bat et on les déshabille. Est-ce un moyen d’intimider
les femmes pour qu’elles ne retournent plus manifester ? »,
se demande Khadija Al-Hinnawi, surnommée Om al-sowar (mère
des manifestants) qui, malgré son bras cassé et sa jambe
blessée, a tenu à manifester. Les cernes violacés et
grimaçant chaque fois qu’un passant lui frôle le bras, cette
sexagénaire raconte comment son âge n’a pas empêché un
officier de l’armée de la tirer par les cheveux tout en lui
flanquant des gifles et des coups de matraque sur la tête,
outre les obscénités lancées à son encontre. « Je suis une
femme libre. Attaquer une femme ou tuer des manifestants
c’est comme si on s’en prenait à mes propres enfants »,
renchérit Om al-sowar.
Autant de vives réactions dans la rue égyptienne en
ébullition suite aux actes de violence commis par les
militaires contre les femmes lors des manifestations. Ces
violences qui ont fait 17 morts dans la capitale ont été les
plus marquantes depuis les affrontements de Maspero ayant
fait au moins 42 morts, toujours au Caire. Depuis, la
tension continue de monter et les vagues de protestation
persistent. D’abord, des manifestations de femmes au
centre-ville, mais aussi dans les différents gouvernorats
d’Egypte. Des manifestations massives décrites par le
journal américain New York Times comme étant les plus
grandes manifestations féminines de l’histoire de l’Egypte
contemporaine, et les plus importantes après celles de mars
1919. Et pourquoi pas puisque c’est une manifestation
plurielle et multiconfessionnelle. Il y a eu encore le
sit-in des jeunes députés élus récemment aux législatives
devant la Cour suprême pour exiger la fin des violences
contre les manifestants et l’ouverture d’une enquête. Sans
oublier la formation d’une union féminine sous la présidence
de la célèbre activiste Nawal Al-Saadawi pour protéger les
femmes tabassées. Ensuite, il y a eu l’appel des activistes,
des ONG travaillant dans le domaine de la défense des droits
de l’homme, des associations féministes et des forces de
différents partis à une manifestation grandiose à la place
Tahrir sous le slogan « Vendredi des femmes égyptiennes
libres … pour la restauration de l’honneur », afin de
réclamer le départ des militaires et dénoncer les récents
actes de violence commis par les soldats à l’égard des
manifestants, notamment les femmes.
Que justice soit faite !
Bouthaïna
Kamel, activiste et première femme candidate à la
présidentielle, pense que l’humiliation des activistes
femmes se pratiquait déjà sous le régime de Moubarak. Le but
est de les marginaliser et de les dissuader de participer à
toute contestation populaire. « En 2005, les cas
d’agressions sexuelles commises par des hommes en civil sur
des manifestantes était parvenu jusqu’au tribunal qui avait
classé l’affaire pour manque de preuves », explique-t-elle.
Mona Eltahawy, une journaliste de la CNN, a raconté ses
douze heures passées au siège du ministère de l’Intérieur,
où elle a été agressée sexuellement par cinq ou six hommes.
Loin d’en faire un cas personnel, elle a expliqué, les deux
bras dans le plâtre, qu’elle avait eu bien plus de chance
que nombre de femmes qui ont connu le même sort dans les
geôles égyptiennes. Mais ces dernières n’ont pas la chance
d’avoir la nationalité américaine ou d’être journaliste à
CNN.
Des faits loin d’être isolés. Et bien que le Conseil
militaire ait présenté lors d’un communiqué ses profonds
regrets pour les atteintes aux femmes tout en affirmant
respecter les Egyptiennes et leurs droits à protester et à
participer pleinement à la vie politique et promettant de
prendre des mesures pour punir les responsables, cela n’a
pas calmé les esprits. « Qu’est-ce qu’ils nous disent là ?
On est désolé de vous avoir tués ? Imaginez qu’on ait tué
votre fils, votre frère, votre sœur et qu’on vienne vous
dire après : je m’excuse. Ils s’attendent à quoi ? Que l’on
dise merci, tout est beau ? », s’indigne Ghada Kamal, le
regard furieux. Membre du mouvement du 6 Avril et fer de
lance du soulèvement, cette pharmacienne de 28 ans, dont la
photo est apparue à la une du quotidien indépendant Al-Tahrir,
fustige « les forces qui portent atteinte à l’honneur ».
Détenue, frappée et malmenée par des militaires à
l’intérieur du siège du Parlement le 16 décembre, elle
refuse catégoriquement les excuses de l’armée. « Ce que je
veux, c’est que justice soit faite. Que l’armée aux mains
tachées de sang cède le pouvoir aux civils. Que ceux qui ont
commis des crimes soient traduits en justice. Que ceux qui
ont perdu la vie ne soient pas morts pour rien »,
lance-t-elle. Ghada a vu trop d’horreurs. Elle est au bord
des larmes quand elle parle de son ami Mina Daniel, jeune
révolutionnaire, mort lors de la bataille de Maspero, le 9
octobre. Sans oublier les 27 personnes, pour la plupart des
coptes, qui sont morts lors des affrontements sanglants avec
l’armée.
Et ce n’est pas tout, ces derniers jours, l’escalade de la
violence s’est poursuivie. Ghada, qui a le bras enveloppé
dans une écharpe, a été blessée par balle alors qu’elle se
trouvait sur la ligne de front, rue Mohamad Mahmoud, la rue
de tous les combats, qui débouche sur Tahrir. Elle a perdu
connaissance à quatre reprises à cause des bombes
lacrymogènes. « Mais il y a pire. J’ai vu un bébé de 8 mois
atteint d’une balle perdue. J’ai vu mon ami Ahmad Harara
perdre un œil, et le second est mort sous les balles de la
police. J’ai vu des tireurs embusqués prendre pour cible les
protestataires, en visant délibérément la tête et le cœur.
J’ai vu de jeunes femmes se faire battre par des militaires.
Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, je
n’accepte pas les excuses du Conseil militaire. Je ne
quitterai pas Tahrir tant que l’armée n’aura pas quitté le
pouvoir », lance-t-elle, tout en se demandant où sont
aujourd’hui les salafistes et les Frères musulmans et
pourquoi ils ont abandonné entièrement la place Tahrir.
L’armée qui déshabille, bat et assassine !
Cependant,
la féministe Nihad Aboul-Qomsane, directrice du Centre
égyptien des droits de la femme, pense que les excuses de
l’armée ne sont pas suffisantes, surtout que les derniers
actes de violence ne sont pas les premiers. Le même scénario
s’est répété à plusieurs reprises. « Nous refusons le
comportement des Forces armées à l’égard des femmes. Nous
rejetons la répression contre les activistes politiques et
les manifestants car elle nous rappelle l’ère Moubarak. Nous
réclamons la remise du pouvoir aux civils. Cette demande a
été formulée à plusieurs reprises par les manifestants, sans
pour autant que les forces armées n’y répondent positivement
», explique-t-elle, tout en ajoutant que le monde est
habitué à voir les horreurs perpétrées par les militaires
contre des hommes, plus ou moins jeunes. Mais toucher à la
femme c’est toucher à l’interdit, au sacré. Un sujet
sensible, surtout dans une société conservatrice comme la
société égyptienne. D’après elle, si les militaires sont
allés trop loin en arrachant les vêtements d’une femme, ceci
n’est rien comparé aux agressions sexuelles et viols commis
par des soldats en mars dernier. Selon un rapport d’Amnesty
International, dix-huit femmes, venues manifester et
réclamer l’égalité des sexes à la place Tahrir le 9 mars,
ont été arrêtées et emmenées au Musée du Caire pour se faire
torturer, notamment à coup de décharges électriques sur la
poitrine, avant que dix-sept d’entre elles ne soient
acheminées à une prison militaire. Se retrouvant nues devant
un « médecin », on leur a fait subir des tests de virginité,
moment immortalisé en photo par des soldats qui ne se
privaient pas de se rincer les yeux. Dix mois après, aucune
enquête n’a été ouverte à ce sujet. Samira Ibrahim, l’une
des femmes à avoir subi ce test de virginité, a décidé de ne
pas se laisser faire et a porté plainte contre le CSFA. « Je
ne renoncerai pas à mes droits », dit-elle fermement tout en
se rappelant son calvaire. « Nous avons été forcées à nous
déshabiller, pendant que des militaires étaient là à nous
regarder et à se moquer de nous. J’avais envie de mourir.
Ils nous ont séparées en deux groupes, et mises dans deux
cellules. Ensuite, il a fallu se déshabiller entièrement et
il y a eu le test, puis la remarque : T’es encore vierge »,
raconte-t-elle.
Une guerre de vidéos
D’ailleurs,
les vidéos de manifestants, hommes et femmes, rudement
tabassés par les soldats, sont choquantes aussi bien pour
les hommes que pour les femmes. « On assiste à une véritable
épuration des révolutionnaires. L’objet de cette révolution
était la liberté. Comment peut-on se sentir libre dans un
pays où l’on se fait frapper et tuer dans la rue par ceux
qui sont censés nous protéger ? », s’insurge Moustapha Al-Naggar,
candidat élu dans la circonscription de Madinet Nasr, tout
en suggérant d’avancer au 25 janvier l’organisation des
élections présidentielles. Une alternative qui permettrait
au CSFA de rejoindre les casernes. Al-Naggar raconte comment
certains membres, hommes et femmes, de son parti Al-Adl ont
subi des violences. Par conséquent, il a refusé de prendre
sa carte de député avant l’annonce de poursuites judiciaires
contre les responsables de ces bavures.
Quant à la communauté internationale, elle s’est émue devant
ces attaques directes contre les femmes. La haute
commissaire aux droits de l’homme de l’Onu, Navi Pillay, a
condamné « la répression brutale » des manifestations. La
secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, avait déjà
fait part de son indignation, en affirmant que les violences
faites aux femmes lors de ces mobilisations « déshonoraient
» l’Etat, condamnant le fait que les femmes soient
spécialement visées par les forces de l’ordre et par les
extrémistes et que les manifestantes aient été battues et
soumises à des atteintes horribles.
La société divisée
Face à ces accusations et à cette guerre de vidéos, la
société semble divisée. Une large tranche de la population
en a marre des sit-in et des manifestations, elle soutient
l’armée dans sa répression brutale des inconditionnels de
Tahrir qui, selon eux, ont réussi à altérer l’image de la
révolution égyptienne du 25 janvier, voire la réputation de
l’Egypte entière. Certains pleurent à chaudes larmes en
voyant des femmes se faire humilier. D’autres se demandent
pourquoi elles sont descendues dans la rue.
En naviguant sur Facebook, on constate cette division. «
Elle le mérite puisqu’elle ne portait pas de tee-shirt en
dessous. Et pourquoi est-elle descendue dans la rue ? Sa
place est à la maison et non pas dans la rue aux côtés des
hommes ».
D’autres défendent l’honneur de cette fille. Les uns ont
même écrit sur Twitter qu’elle est leur mère, leur sœur,
leur femme, leur amie. Bien plus que tout ceci, elle est
l’Egypte. Une page sur Facebook lui a été réservée par les
activistes portant une lettre d’excuse collective, sans
compter les prétendants qui veulent l’épouser. Un blogueur a
même rasé sa moustache et a appelé les jeunes à faire de
même en guise de protestation contre la violence contre les
femmes. Quant à l’humour des Egyptiens, il ne manque pas : «
Un costume de Ninja pour les manifestantes ! », « Des
précautions à prendre avant de descendre à la place Tahrir :
veuillez enfiler sept couches d’habit car les sous-vêtements
ne suffisent pas et assurez-vous que tous les boutons de la
abaya soient bien verrouillés à l’aide d’un mot de passe.
Pour les voilées, tentez de fixer votre hidjab avec des
clous de 3 cm en ajoutant de la colle ».
Bref, une image qui restera sans doute gravée à jamais
dans les mémoires. Celle d’une Egyptienne, traînée sur la
chaussée, tirée par sa djellaba au pic des affrontements,
dénudée.
Manifestation après manifestation, l’armée s’enferme dans la
brutalité : coups de matraques, tirs à balles réelles,
torture ... L’image d’une révolution égyptienne inachevée où
l’armée, d’abord saluée par la rue pour avoir protégé les
manifestants, sombre aujourd’hui dans le cercle infernal,
celui de la violence.
A quand
la fin du cauchemar.
Chahinaz Gheith