Provinces .
Du nord au sud de l’Egypte, la révolution de 2011 n’a eu ni
la même intensité ni le même déroulement. Chaque gouvernorat
a réagi à l’appel selon ses caractéristiques. Et un an
après, la flamme de la colère est toujours présente.
La révolution en large
«
Nous, les Alexandrins, avions mille et une raisons pour nous
révolter, bien plus que dans les autres gouvernorats
d’Egypte. Juste avant la révolution du 25 janvier, on
sentait le bouillonnement, c’était comme si l’on se
préparait moralement à quelque chose », dit Hanaa Aboul-Ezz,
journaliste. Elle poursuit : « Même si beaucoup de choses
ont poussé le peuple à sortir dans la rue pour réclamer
liberté et justice dans les quatre coins de l’Egypte, à
Alexandrie, un drame avait marqué les esprits ». D’après
Aboul-Ezz, la révolution a commencé à Alexandrie après le
décès de Khaled Saïd, mort à cause de la torture de la
police. Ce jeune sera le « Bouazizi » d’Egypte. Plus encore,
en décembre 2010, une catastrophe a eu lieu, suivie d’une
série de dénonciations de la corruption dans les
municipalités à cause des effondrements perpétuels
d’immeubles, dont une usine constituée de 7 étages et qui a
causé la mort de 30 personnes.
Le soir du nouvel an 2011, la ville a connu un autre drame,
l’attentat contre l’église des Deux saints, où 43 personnes
ont perdu la vie. Et les gens n’étaient pas encore remis du
choc qu’un autre drame survint. Sayed Bilal, un jeune homme
alexandrin sourd-muet, meurt à cause de la torture pendant
l’interrogatoire. Une bavure de plus de la part de la
police. Du coup, l’ambiance dans la ville est devenue
électrique et les visages reflétaient haine et rancune.
De quoi pousser les Alexandrins à organiser une série de
sit-in et de manifestations qui ont atteint leur apogée le
25 janvier avec le reste du peuple. La mosquée d’Al-Qaëd
Ibrahim est devenue La Mecque des manifestants.
Le chercheur Abdel-Rahmane Youssef explique que si Le Caire
est devenu l’emblème de la révolution, sans la révolte dans
les différents gouvernorats, la révolution aurait eu du mal
à prendre de l’ampleur. Du 25 janvier au 11 février, ils ont
bougé et réagi en répétant les mêmes slogans, en chantant en
chœur le même rythme, mais pas toujours avec la même force.
Durant un an, il y a eu des gouvernorats très rebelles et
d’autres beaucoup moins. A chaque région son tempérament,
ses motifs et ses conditions. « C’est sur la plage du
château de Ras Al-Tine que nous, les Alexandrins, avons
appris les premiers que Moubarak allait sans doute quitter
le pouvoir », confie Hanaa Aboul-Ezz. Elle tient à rappeler
que le 11 février 2011, jour où le régime est tombé, les
manifestants avaient déjà occupé la plage et la cour du
château et seule une porte les empêchait de pénétrer dans ce
palais. Normalement, c’est une zone interdite et personne
n’a le droit d’y accéder, elle est surveillée sur une
distance de plusieurs kilomètres. « On a compris ce jour-là
que les forces armées étaient en train de nous transmettre
un message : Moubarak n’est plus là », raconte-t-elle.
D’un
sit-in à l’autre
D’après la jeune journaliste, tous les citoyens pensaient
pouvoir jouir d’un peu de repos et que la situation allait
s’améliorer, puisque l’objectif était enfin réalisé. Cela
n’a pas été le cas. A l’instar du Caire, depuis cette date,
les Alexandrins vivent dans l’action permanente et passent
d’un événement à l’autre. Se déplacer d’un sit-in à l’autre
devant le siège du gouvernorat ou ailleurs et organiser des
rassemblements devant la cour de justice pour dénoncer
l’arbitraire lors des procès de policiers impliqués dans la
mort de manifestants. Quant aux manifestations du vendredi,
elles sont devenues aussi sacrées que la prière du même
jour. Les rendez-vous sont pris devant Al-Qaëd Ibrahim et la
place Smouha. « Une scène que personne ne peut oublier :
celle du jour où les gens ont pénétré dans le siège de la
Sûreté d’Etat. Les outils ayant servi à la torture ont été
mis devant nos yeux comme la chaise électrique, les pinces,
les couteaux et d’autres instruments tranchants, c’était
ahurissant », se rappelle Aboul-Ezz qui ajoute avoir été
marquée par l’attitude des policiers qui tremblaient de peur
tandis que les soldats de l’armée les protégeaient.
Tout comme Le Caire, Alexandrie a vécu ses événements
révolutionnaires et d’autres anti-révolutionnaires.
Le mois de novembre dernier, lors des batailles devant le
Conseil des ministres au Caire et l’incendie de l’Institut
d’Egypte, des inconnus ont pris d’assaut et au même moment
le siège de la direction de la Sûreté d’Etat à Alexandrie. «
Ici ou là-bas, on ignore l’identité des gens qui ont attaqué
ces lieux, et la manière dont les choses se sont déroulées.
Ce qui nous laisse perplexes. Il y a beaucoup de zones
d’ombres », dit Aboul-Ezz.
Si Le Caire et Alexandrie sont les deux grandes villes qui
ont fait éclater la révolution, Suez a été aussi à la
hauteur, et cela depuis le 21 janvier. A cette date, les
habitants de la ville ont organisé des manifestations en
hommage au peuple tunisien et ont lancé des slogans hostiles
à Moubarak, l’invitant à rejoindre Ben Ali à Jeddah. «
Personne ne s’imaginait qu’il y aurait une telle révolution,
mais Suez est un gouvernorat chaud et rebelle par nature »,
explique Sayed Noun, correspondant d’un journal cairote. A
noter que le président déchu ne s’est pas rendu dans ce
gouvernorat durant trente ans, ce qui explique la haine que
la population de Suez éprouve à son encontre. Ces habitants
étaient convaincus que la fin de Moubarak viendrait par
leurs mains. Ils n’ont pas hésité à affronter la police dès
le premier jour de la révolution et ont compté beaucoup de
martyrs. « Nous sommes habitués à offrir nos vies pour notre
pays. Chaque citoyen ici est un héros et on élève nos
enfants de manière à ce qu’ils deviennent des hommes
vaillants, ne craignant pas la mort », dit Noun, en
expliquant la philosophie des habitants de Suez qui a été le
théâtre de plusieurs batailles lors des guerres avec Israël.
Il cite l’exemple de ce jeune qui a tenté de s’immoler pour
pousser Moubarak à quitter le pouvoir.
Pas de répit
Ici,
à presque 100 km à l’est du Caire, et un an après le
déclenchement de la révolution, le gouvernorat de Suez n’a
pas connu de répit et garde des pulsions révolutionnaires.
Des rues sont encore fermées, les blindés de l’armée sont
partout, exactement comme les premiers jours de la
révolution. La place Al-Arbeïne, où prenaient lieu les
manifestations, est cernée par ses pèlerins et garde encore
ses banderoles suspendues, réclamant le jugement des
responsables de l’ancien régime. « On ne parle pas de
révolution, on l’a faite. La révolution pour nous c’est un
état que l’on vit tout le temps. Condamner les policiers
accusés d’avoir tué les manifestants est notre objectif
actuel, et c’est la seule chose qui peut panser nos plaies
», affirme Gamal Sélim, avocat et activiste. Il explique que
la notion de martyrs chez les habitants de Suez est sacrée.
C’est un peuple qui a offert les premiers martyrs de la
révolution et des milliers d’autres à travers l’histoire de
l’Egypte. « On est prêt à garder cette âme révolutionnaire
encore 100 ans jusqu’à l’accomplissement de notre objectif
et ce, pour vivre dans la dignité et punir les coupables »,
commente Noun avec détermination.
En s’éloignant des points chauds de la Méditerranée et du
Canal de Suez, il y aussi le sud du pays, où une autre forme
de la révolution a lieu. Robustes, timides et conservateurs,
les révolutionnaires de Qéna ont réagi à la hauteur de leurs
caractéristiques. « On a manifesté à la place Tahrir, au
Caire », dit Moustapha Al-Galess, jeune activiste et membre
du comité de la révolution à Qéna. Chômage, pauvreté,
humiliation, cherté de la vie ... la situation dans le sud
est encore plus lamentable qu’ailleurs. Cependant, d’après
Al-Galess, les habitants de Qéna sont tenus par la nature de
la structure démographique du gouvernorat. Ils sont issus de
trois grandes tribus dont les relations sont très tendues, à
tel point qu’il existe des endroits dans la ville interdits
aux uns ou aux autres. Du coup, cela restreint toute
activité politique et toute action. Mais cela n’a pas
empêché la population de sortir de temps en temps pour
manifester à la place Al-Saa. « On sortait en même
temps que les grandes manifestations de la capitale, mais
avec un nombre moins important pour éviter les problèmes
pendant les rassemblements », explique Al-Galess. Ce
dernier, comme beaucoup d’autres habitants de Qéna, est venu
manifester au Caire, loin de la situation sensible qu’ils
vivent à Qéna. C’est presque le cas de tous les gouvernorats
du sud. Et d’après Abdel-Rahmane Youssef, cela est dû à la
nature conservatrice de ces lieux. Là, les gens glorifient
la hiérarchie et n’encouragent pas le changement bien que la
région soit l’une des plus démunies et où sévit un fort taux
d’analphabétisme. Pour eux, le respect des coutumes et la
loyauté envers la tribu ou envers la famille sont la
première priorité de la vie. « Une culture tout à fait
différente de celle des habitants du nord et des villes
côtières », explique Youssef. Ces villes, selon lui, sont
plus ouvertes sur l’intérieur que l’extérieur du pays comme
c’est le cas d’Alexandrie, de Suez, d’Ismaïliya, ou de
Port-Saïd. Cependant, ces gouvernorats du sud ne sont pas
restés complètement en marge des événements. On a vu ainsi
les habitants de Qéna sortir par milliers durant des
semaines pour protester contre le gouverneur choisi par le
premier ministre. A Assouan aussi, la révolution a donné aux
Nubiens des ailes et ils ont manifesté il y a quelques mois
contre leur gouverneur pour réclamer le droit de revenir sur
leurs terres spoliées lors de la construction du
Haut-Barrage. Pour l’activiste Aboul-Ezz Al-Hariri, les
habitants du sud manifestent en général pour des questions
d’ordre local. La même chose, continue-t-il, se dit pour
certains gouvernorats ruraux situés entre le nord et le sud
et qui n’ont bougé que poussés par d’autres cherchant
certains profits, comme les groupes islamistes. « Cependant,
je suis tout à fait d’accord sur le fait que tous les
Egyptiens avaient besoin de cette révolution, et la
différence entre leurs réactions dépend de la manière dont
on les sensibilise politiquement », dit Al-Hariri. Un an
après, le sort de la révolution n’est pas encore
définitivement joué.
Hanaa
Al-Mekkawi