Indemnisations .
Les familles des martyrs et les blessés attendent toujours
les promesses du gouvernement. Ils se sentent humiliés
autant par le mépris des responsables à leur égard que par
l’impunité dont jouissent les coupables.
L’indifférence pour tout remerciement
«
Le 25 janvier ne peut être qu’un jour de tristesse et de
douleur. Je regrette d’avoir participé aux manifestations.
J’ai risqué ma vie pour rien. Il n’y a ni respect ni
reconnaissance pour les martyrs et les blessés de la
révolution », crie Alaa Saber, victime d’un tir à balle
réelle le 28 janvier 2011. Il a eu une fracture ouverte du
fémur gauche et a perdu son emploi à cause de sa
convalescence. Il était chauffeur de taxi. Alaa a encore des
problèmes de santé et continue de faire des contrôles
médicaux. Mais les ordonnances délivrées par les médecins
sont extrêmement coûteuses pour lui. « Nous sommes traités
comme des mendiants et ce ne sont pas ces discours bidon qui
soulageront nos souffrances et apaiseront notre colère »,
s’emporte-t-il, excédé.
Mohamad Al-Domiati, un autre blessé qui a perdu l’usage
d’une jambe à cause d’une balle reçue dans le dos, dénonce
l’absence de volonté réelle du gouvernement d’indemniser les
vrais acteurs de la révolution. « Pourquoi cette ingratitude
et cette indifférence à notre égard ? Tout ce que nous
demandons, c’est d’être traités gratuitement dans un
hôpital. C’est notre droit et non une faveur »,
souligne-t-il.
La chute de Hosni Moubarak a été acquise au prix fort : plus
de 1 000 morts et des milliers de blessés — dont 1 800 qui
ont perdu l’usage d’un œil ou des deux — ainsi que beaucoup
d’invalides (perte de l’audition, paralysie, membres mutilés
et incapacités respiratoires).
Un an après, l’amertume et la désillusion dominent. Aucune
mesure n’est prise pour soulager les souffrances. Les
victimes sont sans emploi et leurs familles peinent à
joindre les deux bouts. La fureur ne cesse de monter d’un
cran.
Le siège du Conseil national des familles des martyrs et des
blessés a été assailli pour protester contre le mépris du
gouvernement quant au le versement d’indemnités et de soins
gratuits. Des accrochages ont eu lieu entre les manifestants
et les fonctionnaires du conseil qui ont pris la fuite,
laissant les dossiers sur les bureaux. Hosni Saber,
secrétaire général du conseil, a eu droit à une bonne raclée
après avoir été notamment accusé de mentir.
Pour
ces victimes, Saber et le gouvernement de Ganzouri sont
pointés du doigt pour « leur avoir lancé de fausses
promesses : leur verser des indemnités adéquates, leur
assurer des soins gratuits ou encore une assurance chômage.
Ils nous ont dupés ! », s’énerve Abdallah, qui a perdu un
œil. Il ajoute qu’il est venu à maintes reprises au siège du
conseil pour essayer de toucher la somme de 15 000 L.E.
prévue en guise d’indemnisation mais en vain. « Aujourd’hui,
ils nous disent que le versement aura lieu le 27 janvier,
alors que plusieurs d’entre nous n’arrivent plus à subsister
et que d’autres sont déjà morts faute de soins. C’est un
complot et nous savons qu’ils veulent seulement apaiser
notre colère pour que le 25 janvier se passe sans problème.
Mais nous n’allons pas nous taire ! Nous allons continuer la
bataille et nous allons descendre de nouveau dans la rue. Le
ras-le-bol est de retour », affirme Abdallah.
Promesses en l’air
Abdallah fait partie de ceux qui se battent encore pour
avoir accès aux soins. Ils ont décidé d’organiser un sit-in
jusqu’à l’obtention de leurs revendications. D’autres ont
décidé de faire une marche de protestation devant
l’Organisme de planification où siège le premier ministre.
Tout a commencé lors des affrontements du 28 janvier et du 2
février, lorsque les blessés ont été accueillis dans la
mosquée de la place Tahrir, transformée en hôpital de
fortune. Ils ont reçu les premiers soins avec les moyens du
bord. Par la suite, certains blessés ont été transportés à
l’hôpital le plus proche : celui de Qasr Al-Aïni, devenu
saturé en quelques jours. Les médecins travaillant sous
pression se contentaient parfois de refermer les plaies sans
regarder ce qu’elles cachaient. Il fallait parer au plus
pressé ...
Des citoyens ont collecté des sommes d’argent pour payer les
soins des blessés les plus graves. D’autres, plus fortunés
comme Héba Al-Séweidi, Nachwa Machrafa et Achraf Mohrem
n’ont pas hésité à régler tous les frais de certains
blessés. Mais une chose est sûre : en Egypte, il faut payer
pour être soigné.
Mama Salha, comme aiment à l’appeler les jeunes
révolutionnaires, raconte : « Dans les hôpitaux, la devise
est : sans argent, pas de soins. Les blessés doivent
attendre les dons des âmes charitables pour être soignés,
sinon ils sont jetés dehors ».
Mama Salha, qui a été blessée à l’œil le 28 janvier,
travaille aujourd’hui en tant que bénévole aux services des
blessés de la révolution au nouvel hôpital de Qasr Al-Aïni.
« Ces victimes continuent à se battre seuls face à d’énormes
difficultés. Ils vivent au quotidien le calvaire du manque
des soins et du manque des moyens, et tentent de rester
fiers de ce qu’ils ont fait durant la révolution », explique
Mama Salha.
Certains cas ne peuvent attendre et nécessitent des soins à
l’étranger, faute d’équipements sur place. C’est ce qui a
poussé l’équipe de volontaires de l’Association Démocratique
des Français à l’Etranger (ADFE) — en collaboration avec
l’association Masreyoun madanioun — à prendre en charge
certains blessés : une goutte d’eau dans l’océan.
Une dette envers les martyrs
Des associations et des citoyens bénévoles ont redonné un
peu d’espoir après l’échec des trois gouvernements à
satisfaire les demandes des blessés. Ces gouvernements se
sont contentés de créer des comités composés de médecins et
d’experts qui doivent déterminer les cas qui nécessitent un
suivi médical, psychologique ou des soins à l’étranger …
Mais rien de concret n’a été réalisé jusqu’à ce jour.
Entre-temps, des blessés ont trouvé la mort et d’autres
souffrent toujours des suites de leurs blessures.
« Depuis la chute de Moubarak, rien n’a changé. C’est comme
s’il n’y avait pas eu de révolution. J’ai lu dans les
journaux que les forces armées ont donné 100 millions de
L.E. pour nous indemniser. Je n’ai rien touché jusqu’à
maintenant et le gouvernement fait la sourde oreille.
Beaucoup de verbiage et rien de concret », regrette Khaled,
dont le fils a succombé sous les balles des policiers.
« Habib Al-Adely a assassiné nos fils et nous a fait perdre
la tête. Et aujourd’hui, Saber nous humilie ! », s’indigne
Khaled, faisant allusion à la seule chose qui a subi un
changement : le nom du conseil !
Pourtant, le porte-parole du Conseil des ministres, Mohamad
Hégazi, a déclaré que le Fonds de parrainage social a honoré
ses engagements envers les familles des martyrs et des
blessés de la révolution. Il précise qu’un traitement
médical a été assuré et que des sommes ont été débloquées et
versées aux familles des blessés et des victimes (30 000
L.E. pour un martyr et 15 000 L.E. pour un blessé). « 3 152
blessés ont touché des sommes du fonds et il n’en reste
maintenant plus que 400 », affirme Hégazi.
Trop beau pour être vrai ? La scène au siège du Conseil des
blessés et des familles des martyrs reflète une autre
réalité. Car ce n’est pas seulement les indemnisations
qu’attendent les familles des martyrs : tout l’argent du
monde ne pourra faire revenir leurs enfants.
Ces familles n’ont pas encore fait le deuil de leurs fils.
Un an après la révolution, elles pleurent encore leurs
enfants tombés sous les balles, sans que les coupables ne
soient jugés. « Le sang de nos enfants n’est pas à brader.
Nous voulons que les coupables soient jugés, sinon, nous
allons faire justice nous-mêmes et exécuter Moubarak et ses
deux fils », fulmine Karima, mère d’un martyr. Elle ajoute,
la voix étranglée par les sanglots : « Nous mourons chaque
jour en voyant les assassins de nos enfants se promener en
liberté ».
Cependant, face à la lenteur des jugements et l’insouciance
du gouvernement et ses promesses répétitives non tenues, de
nombreux groupes d’activistes et mouvements politiques ont
appelé à ce que le 25 janvier 2012 soit le déclenchement
d’une nouvelle révolution.
Pour Samia Jahine, activiste, le dossier des martyrs et des
blessés doit être une priorité. « Les droits de ces familles
ont été à l’origine des violents affrontements qui ont eu
lieu rue Mohamad Mahmoud », regrette-t-elle. « Les Egyptiens
ont une dette envers les martyrs et les blessés de la
révolution. C’est grâce à eux que nous avons pu reprendre
notre train de vie normal et eux continuent à souffrir »,
poursuit l’activiste.
Jahine, comme beaucoup de militants, a appelé à une semaine
de deuil et de colère intitulée « Le rêve du martyr ». Des
dizaines de personnes ont hissé les portraits de Emad Effat,
Mina Daniel et Alaa Abdel-Hadi, tombés sous les balles. Sur
les pancartes on peut lire : « Le droit du martyr d’abord !
». Jahine dénonce les tentatives officielles de faire du 25
janvier un jour de célébration. « Comment peut-on chanter et
danser dans une place où le sang des martyrs a coulé ? La
nouvelle Egypte a du mal à tourner la page ... »,
conclut-elle avec pessimisme.
Chahinaz Gheith