Société .
De la place Tahrir à la place Moustapha Mahmoud en passant
par Maspero. Depuis la révolution du 25 janvier, les
Egyptiens choisissent leurs lieux de manifestation en
fonction de leurs revendications. C’est une véritable carte
des lieux de protestation qui prend forme. Tel endroit …
Tel endroit ... Telle manifestion
«
Notre regard sur certains endroits a changé tout comme bien
de choses ont changé depuis le 25 janvier », dit Nadia, une
jeune révolutionnaire présente à toutes les manifestations
dont les slogans conviennent à ses convictions politiques ou
religieuses. Depuis le 11 février, date de la chute du
régime de Moubarak, cette dernière, comme beaucoup de
milliers de citoyens égyptiens, se dirige selon l’actualité
vers un endroit connu pour manifester. Le lieu change d’une
manifestation à une autre et chacun est libre de choisir
l’endroit où il veut se rendre. En fait, une carte des lieux
de manifestation a été élaborée durant les premiers mois de
la révolution et que tout le monde respecte jusqu’à
maintenant. Il suffit de prononcer le nom de l’endroit pour
connaître le slogan de la manif et c’est aux contestataires
de se diriger vers le lieu qui convient à leurs
revendications.
La place Tahrir est devenue le haut lieu de la résistance,
l’esplanade la plus fameuse et dont la réputation a dépassé
les frontières durant la révolution. C’est là où les
manifestants ont passé 18 jours à exprimer à haute voix
leurs revendications jusqu’à les voir se réaliser devant
leurs yeux avec la chute du régime de Moubarak. Depuis, la
place Tahrir continue de connaître chaque vendredi une
nouvelle manifestation. Vendredi de la colère, vendredi du
départ, de la fête de la victoire, de la loyauté, chaque
rassemblement porte une appellation différente mais le
message est le même puisqu’il sort de Tahrir. C’est
l’endroit qui reflète tout ce qui est en opposition avec
l’ancien régime et ses hommes. Ce fut d’abord l’appel à
Moubarak de quitter le pouvoir ; par la suite, c’était la
fête de la victoire, et depuis, chaque semaine c’est selon
l’actualité que se précise le but de la manifestation. Mais
la place continue à porter les mêmes slogans : contre le
gouvernement, le Conseil militaire ou la police, bref,
contre tout ce qui représente le pouvoir. « Les
manifestations à la place Tahrir font partie intégrante de
ma vie », commente Farès, étudiant de 21 ans. Et d’ajouter :
« Avant d’y prendre part, je dois connaître le but de la
manifestation et ses organisateurs. Par exemple, la seule
fois où j’étais absent, c’est quand j’ai senti que les
Frères musulmans allaient voler la vedette aux
révolutionnaires et j’avais raison car ils avaient détourné
le slogan en faveur de la cause palestinienne ». Farès, tout
comme beaucoup d’autres, est devenu un habitué de la place
Tahrir. Il refuse de quitter le lieu tant que le but n’est
pas atteint.
Au fil des vendredis, si la scène paraît la même, quelques
détails diffèrent d’une manifestation à l’autre, de par les
slogans, les tables rondes et parfois les débats. Les
premiers jours, on voyait des volontaires arrivés avec des
couvertures, des médicaments et de la nourriture aux
contestataires. Connaissant la date de chaque manifestation,
des marchands ambulants viennent écouler leurs marchandises.
Ils arrivent avant la foule pour s’installer dans des coins
stratégiques et vendre du pois chiche, des galettes de pain,
des boissons et même des drapeaux et autres pacotilles
portant les photos des martyrs. Les voleurs aussi se sont
infiltrés parmi la foule. Là, on diffuse les chansons
patriotiques les plus anciennes, celles de Abdel-Halim et de
Mohamad Abdou, et on voit des artistes qui viennent exposer
leurs arts. C’est réellement tout un Etat, comme on l’a
surnommé « l’Etat de la place Tahrir ».
« Nous sommes sortis de nos maisons pour mourir ici », « Nos
poitrines sont prêtes à recevoir les balles jusqu’à ce que
justice soit faite », et d’autres slogans révolutionnaires
parfois forts et parfois pleins de dérision comme celui de «
Pardon monsieur le président, on a tardé à te dire dégage ».
Devant
la mosquée Moustapha Mahmoud située au quartier de
Mohandessine à Guiza, les manifestants ne portent pas les
mêmes slogans. Cet édifice, qui porte le nom d’un grand
savant qui l’a construit en 1979, a été l’un des endroits
stratégiques de rassemblement le 25 janvier. Après le 11
février, cette mosquée a été le point de rencontre de ceux
qui ont voulu rendre hommage à l’ex-président et tous ceux
qui s’opposent aux revendications de la place Tahrir. Ces
manifestants arrivent par petits nombres, réclamant la
dignité pour Moubarak, n’acceptent pas son départ et
rejettent toutes les accusations dont il est victime et font
tout pour qu’il ne soit pas jugé. Ces manifs n’entraînent
pas des foules. « Ce sont les hommes du Parti national
(celui de l’ex-président) et quelques individus payés par
les hommes d’affaires à qui profitait l’ancien régime »,
commente Ali qui vit à Mohandessine et fait ses prières à la
mosquée de Moustapha Mahmoud, mais qui préfère aller à la
place Tahrir pour manifester.
« Tu es avec ceux de Tahrir ou de Moustapha Mahmoud ? », une
question qui revient souvent sur la bouche des gens et qui
résume la tendance de chacun selon l’endroit où il va
manifester.
Devant cette même mosquée, les Libyens résidant en Egypte et
soutenant le régime de Kadhafi se rassemblent aussi. « Il
paraît que ce lieu est devenu l’endroit de rencontre de ceux
qui soutiennent des dictateurs et sont contre les
révolutions menées par les peuples », confie Chadi, un
manifestant de la place Tahrir.
Au lieu de répéter des slogans révolutionnaires pour qu’on
accélère les procès de ceux qui sont impliqués dans des
affaires de corruption ou demander à modifier des lois, il
suffit de dire « Al-Tahrir ».
Et lorsqu’on veut parler de compassion à l’égard de l’ancien
régime, il suffit de prononcer « Moustapha Mahmoud ». Deux
endroits qui représentent deux mondes tout à fait
contradictoires. Une situation qui n’a pas empêché certains
de changer de veste.
C’est le cas de Chérine, poussée par son amour pour Moubarak
et qui était présente à toutes les manifestations qui ont eu
lieu devant la mosquée Moustapha Mahmoud. « A mes yeux, il
était comme un père et je n’ai jamais cru qu’il pouvait être
responsable de tous ces problèmes que connaît l’Egypte »,
dit Chérine en se rappelant le jour de son départ.
D’ailleurs, elle a même versé des larmes pour ce père déchu
de ses fonctions de président. Mais cette même personne a
changé d’avis en lisant la suite des enquêtes qui ont
dévoilé l’importance de la corruption durant son régime, et
même si elle ne parvient pas à le détester, elle a décidé
dernièrement de participer aux manifestations de la place
Tahrir pour réclamer un vrai changement.
Un autre endroit star, c’est Maspero, et c’est là où les
coptes ont choisi de se rendre pour se faire entendre et
protester. En fait, quelques semaines après la chute du
régime, plusieurs incidents ont eu lieu entre musulmans et
coptes. Ces derniers, qui ont senti une certaine lenteur
face aux procédures d’enquête, ont décidé de protester.
Beaucoup participent aussi aux manifestations qui ont lieu à
la place Tahrir étant donné que l’objectif est le même,
seulement Tahrir c’est pour les revendications politiques et
Maspero pour tout ce qui concerne la religion. « Je
participe aux manifs devant Maspero pour réclamer plus de
justice pour les coptes, mais le vendredi, je me dirige vers
Tahrir car c’est là où on revendique nos droits politiques
en tant que citoyens », explique Chahir.
« Al-Gueich wel chaab eid wahda » (l’armée et le peuple, une
seule main) est le slogan porté par les manifestants
rassemblés devant Al-Manassa, dans le quartier de Madinet
Nasr. Tous les messages adressés au Conseil militaire sont
véhiculés à partir de cet endroit où se retrouvent des
citoyens que l’on rencontre aussi à la place Tahrir, Maspero
et parfois à Moustapha Mahmoud selon le message à
transmettre. Que les militaires accèdent au pouvoir ou pas,
que l’on demande à reporter la date des élections
parlementaires ou à faire pression sur les médias pour ne
pas divulguer certaines informations, tous les regards
suivent attentivement ce qui se passe dans ces quatre points
stratégiques du Caire. Il ne faut pas oublier un autre
endroit, loin du Caire et précisément à Charm Al-Cheikh.
C’est là où l’ex-président est hospitalisé. Rares sont les
jours où le terrain qui cerne l’établissement hospitalier
connaît le calme. Des commerçants, des fonctionnaires ou des
citoyens y arrivent des quatre coins de l’Egypte pour
manifester, et dernièrement même, les bédouins se sont
lancés dans ce genre de protestation même s’ils sont en
petit nombre. « Dégage » est le slogan porté haut et fort
par les habitants de Charm Al-Cheikh qui ne veulent plus que
Moubarak séjourne dans cet hôpital. Ils demandent à ce qu’il
aille en prison tout comme n’importe quel citoyen condamné
pour des fautes graves. En fait, si tous ces endroits sont
des points vers lesquels se dirigent les manifestants depuis
le 25 janvier, il y en a d’autres dans tous les gouvernorats
et qui sont devenus des points de rassemblement : la mosquée
d’Al-Qaïd Ibrahim à Alexandrie, Midane Al-Arbéine à Suez,
les bâtiments du gouvernorat à Mansoura et Gharbiya, la rue
Talatini à Ismaïliya et la place Port-Saïd à Kafr Al-Cheikh.
En fait, personne ne sait quelle est la raison du choix de
ces endroits. Pour la place Tahrir, il est normal de voir
des gens s’y rendre, cela ne semble pas nouveau. Cette
place, fondée par le khédive Ismaïl sous le nom de
Ismaïliya, a connu au fil des années les plus importants
soulèvements populaires. L’événement le plus fameux, c’est
la révolution de 1919, c’est à partir de ce moment-là que la
place a porté son nom actuel et qui veut dire « libération
». Alors, ce n’est pas bizarre de voir des millions
d’Egyptiens y venir pour déclencher leur révolution en 2011.
Et probablement le choix d’Al-Manassa est dû à la relation
qu’a l’armée avec cet endroit où se trouve le tombeau du
soldat inconnu et où a eu lieu l’assassinat de Sadate. Quant
à Maspero, c’est un choix intelligent comme affirme Chahir,
car c’est un point très sensible de la capitale devant le
bâtiment de la Radiotélévision et sur la corniche. Les
manifestants là-bas savent qu’ils vont attirer l’attention
des médias. Et ce n’est pas tout, chaque jour, selon
l’actualité on voit de nouveaux endroits s’ajouter aux
précédents. La mosquée d’Al-Hussein au quartier d’Al-Azhar a
connu pour la première fois une manifestation la semaine
dernière organisée par les Frères musulmans qui voulaient
exprimer leur refus quant à la manifestation organisée à
Tahrir le même jour. Et chaque vendredi les gens se sont
habitués à suivre le flot de manifestants, ce qu’ils vont
dire de nouveau et à quel endroit.
Hanaa
Al-Mekkawi