Analyse . Alain Gresh est le directeur adjoint du Monde diplomatique et spécialiste du Proche-Orient. Il vient de passer deux semaines en Egypte pour enquêter sur les changements dans la région et se montre optimiste sur l’avenir.

« L’Egypte et la Tunisie sont presque des miracles »

Al-ahram Hebdo : Dans une région arabe bouleversée par le mouvement du changement, vous vous montrez optimiste sur l’avenir. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Alain Gresh : Il y a eu dans le passé des mouvements de révoltes arabes, mais en général, ils étaient isolés. Là, le fait que cela ait lieu partout au même temps, il y a un encouragement des uns aux autres. C’est important de voir ce qui se passe à côté, on en tire l’expérience. Je vois que tous les pays arabes sont confrontés aux mêmes problèmes : l’arbitraire de l’Etat, l’inégalité économique et sociale et l’aspiration de la jeunesse à une nouvelle société. Tout cela se trouve aussi bien chez les régimes pro-occidentaux que les pays qui se présentent comme anti-occidentaux.

Partout, également, il y a une peur qui a disparu, il y a une volonté, et il y a un nouvel élément : la « karama (dignité) ». Personne ne veut plus revenir à une situation d’arbitraire total : alors après, il peut y avoir des avancées plus fortes ou même parfois des reculs, mais il n’y aura pas de retour en arrière.

— Croyez-vous que le changement touchera l’Arabie saoudite, forteresse du conservatisme religieux et politique ?

— Oui. Peut-être d’une manière différente, car chaque société a sa propre histoire. L’Arabie saoudite est une société relativement jeune. C’est vrai qu’il y a très peu de traditions politiques, l’accès à l’éducation ne date que d’une génération, mais quand vous regardez les blogs et les forums sociaux, les jeunes Saoudiens ont les mêmes aspirations que les jeunes Egyptiens. On a vu le roi donner des dizaines de milliards de dollars aux citoyens. Mais je pense que le régime ne va pas échapper à des affrontements avec les citoyens, que ce soit sur des demandes sur les droits de la femme, ou politiques, même les élections des municipalités. Les gens là-bas votent pour la moitié d’un conseil qui n’a aucun pouvoir. Les femmes n’ont pas le droit de vote. Je pense que cela pèse de plus en plus sur les Saoudiens. En plus, le niveau de corruption énerve les gens qui voient leur argent gaspillé.

— Plusieurs craignent des Etats plus religieux après les révolutions. Partagez-vous cette inquiétude ?

— Je ne vois pas les choses comme ça. Pour moi, la distinction n’est pas entre ceux qui sont religieux et ceux qui sont contre. Elle est pourtant basée sur le volet économique et social. C’est-à-dire ceux qui vont répondre aux besoins des réformes en faveur de la majorité et ceux qui sont contre. 90 % des gens sont croyants en Egypte. J’étais à la place Tahrir le deuxième « vendredi de rage », où les gens ont prié. Ils sont des musulmans et chrétiens respectueux de leur foi. Il faut le respecter. Il est très négatif de mettre la religion comme ligne de clivage. Le facteur de division n’est autre que le facteur socioéconomique : comment on règle la gestion des entreprises publiques, les problèmes de l’agriculture, de l’éducation, comment aider les pauvres à sortir de leur situation. Les gens sont aussi révoltés parce que depuis 10 ans, il y a des politiques de libéralisation qui ont, en fait, amplifié les richesses d’une minorité, et l’absence des programmes de développement. C’est donc cela qui me semble le débat essentiel, au lieu de débattre l’article 2 de la Constitution, qui définit la religion du pays. C’est un débat perdant pour les laïques. C’est aux laïques de dire que les religions sont respectées mais ce sont les droits économiques et sociaux pour tout le peuple qu’il faut débattre.

— Outre les défis intérieurs, le printemps arabe va-t-il changer les rapports arabo-israéliens ?

— Ces rapports ont déjà changé. Regardez l’Egypte comme preuve. Cela fait pratiquement 10 ans qu’il n’y a plus de processus de paix. Mais il y avait cette illusion qu’il avançait à cause de l’Egypte, malheureusement. Parce que Moubarak donnait une caution à ce processus de paix. Aujourd’hui, en aidant le rapprochement Fatah-Hamas, en ouvrant le passage de Rafah, on dirait que l’Egypte ne va plus jouer le rôle qu’elle a joué pendant Moubarak. Même dans un gouvernement où les militaires vont jouer un rôle, ils ne peuvent plus donner le dos à la population, c’est-à-dire qu’ils ne vont pas rompre avec Israël, mais ils vont respecter cette aspiration de regagner la place de l’Egypte parmi le monde arabe. Il n’y aura plus cette Egypte isolée.

— En Israël, le gouvernement entend la voix du peuple. Et apparemment, le peuple israélien ne veut pas la paix. Comment alors faire avancer le processus de paix ?

— C’est vrai, pour le moment, le gouvernement maintient le support de la majorité du peuple. Mais cela ne peut continuer qu’avec le soutien de l’Occident. Le seul moyen c’est donc d’isoler Israël sur le plan mondial. De convaincre le monde qu’il n’est plus juste de soutenir Israël, qu’il faut reconnaître l’Etat palestinien. Et de montrer au peuple israélien que la non-paix a un prix : surtout en matière de soutien mondial, soit politique ou économique. L’Egypte a un rôle à jouer : bâtir un axe mondial qui croit à une paix juste au Proche-Orient et montrer que seul le gouvernement israélien renonce à la paix.

— Le printemps arabe traverse en ce moment un mauvais tournant, avec les affrontements armés en Libye, au Yémen, en Syrie. Quel est le plus mauvais scénario qui pourrait se développer selon vous ?

— L’Egypte et la Tunisie sont presque des miracles. Personne ne s’attendait à ce que le changement arrive en si peu de temps et d’une manière non violente. Maintenant, on se heurte à des difficultés. Au Bahreïn ou au Yémen, il y a des risques que les Etats en question s’effondrent. L’Etat Egyptien avec ou sans Moubarak, c’est l’Etat. Alors qu’en Syrie sans Al-Assad, il n’y a plus d’Etat. Il y a aussi un risque que les mouvements avec ces nouvelles aspirations sombrent dans des conflits interconfessionnels. Mais quand même, je suis frappé par la maturité des peuples arabes. Au Yémen, où tout le monde est armé, personne des révolutionnaires n’a utilisé les armes, alors que le président Saleh fait tout pour inciter une guerre inter-tribale. Les régimes se présentent comme le seul rempart contre le confessionnalisme, mais en fait, ce sont eux qui attisent le confessionnalisme. Le danger c’est aussi que l’appel à la démocratie tourne en un affrontement Iran-monde arabe ou sunnite-chiite. C’est désormais la ligne saoudite, c’est l’intérêt des Américains et cela peut être aussi en partie l’intérêt de l’Iran. Cela permet d’exonérer les régimes par rapport à leurs engagements internes. Al-Assad pensait que sa position contre Israël allait lui donner abri contre les protestations de son peuple, ce qui n’était pas le cas. Les gens se rendent bien compte que les dictatures arabes ne peuvent pas libérer les terres arabes. La preuve : le Golan, territoire syrien, est occupé depuis 40 ans. Les révolutions arabes ont, par contre, créé un nouvel espoir.

Propos recueillis par Salma Hussein