Scission chez les Frères
Hicham Mourad
Ce
qui devait arriver est arrivé. Un groupe de quelque 150
jeunes des Frères musulmans ont annoncé la semaine dernière
la fondation d’un nouveau parti, après avoir passé outre la
décision de la confrérie interdisant à ses membres de former
ou d’adhérer à un parti politique autre que celui créé par
les Frères, la Liberté et la Justice.
Le nouveau parti, le Courant égyptien, dont les fondateurs
sont aussi des membres de la Coalition des jeunes de la
révolution (du 25 janvier), se veut un parti séculier en
rupture avec le programme politique, l’organisation et la
structure de commandement de la confrérie, même s’il s’en
inspire d’une façon très générale. Ses fondateurs se
réclament d’une vision moderne, plus tolérante et moins
conservatrice que l’islam de la vieille garde des Frères
musulmans. Sans mentionner la charia, ils se contentent de
préciser que leur formation a des racines islamiques et
arabes, mais qu’elle représente les Egyptiens appartenant à
d’autres religions et cultures. Le parti soutient clairement
l’établissement d’un Etat civil et cherche à devenir une
formation plus inclusive des religions et cultures autres
qu’islamiques. Cette plateforme politique les rapproche des
nouveaux partis, créés ou en cours de formation, qui
s’inspirent des idées et idéaux de la révolution. C’est
ainsi que l’on trouve parmi les fondateurs du Courant
égyptien des libéraux, des hommes de gauche et des
indépendants.
La création du parti du Courant égyptien est l’aboutissement
d’un long processus fait de désaccords entre la nouvelle et
l’ancienne génération des Frères, dont le moment décisif fut
la récente formation du parti de la confrérie, la Liberté et
la Justice. Les dirigeants de celui-ci furent choisis par la
direction des Frères, ce que contestent les jeunes qui
veulent que la direction de la Liberté et la Justice soit
élue par la base du parti. Les jeunes insistent en effet à
séparer l’action de prosélytisme des Frères de l’action
politique de leur parti. Ils reprochent ainsi à la vieille
garde son échec, ou son refus, à
lever toute confusion entre le religieux et le politique, ce
qui nuit à l’image du groupe et l’empêche d’assimiler les
idéaux de la révolution.
Ce fossé est la démonstration d’un conflit de générations,
entre la vieille garde, formée à la culture du secret et de
l’obéissance, dont la vision conservatrice de l’islam a peu
évolué, et la nouvelle génération, davantage critique, plus
tolérante et plus en contact, grâce à la révolution des
technologies de l’information, avec les autres courants
politiques de la société et le monde extérieur. Le décalage
ou le conflit actuel entre les deux parties est tout
simplement la manifestation de la volonté des jeunes de
jouer un rôle plus important dans la définition des
politiques à suivre. Une perspective qui se heurte à la
vieille garde et à la structure rigide de la confrérie. Ces
jeunes se sentent ainsi à l’étroit dans la confrérie. Ils
croient que son programme politique, ses idées, ses
structures internes et son mécanisme de prise de décision
ont besoin d’être réformés, ce que rejette la direction. Ils
estiment que sous sa forme actuelle, la confrérie n’est
suffisamment pas large pour représenter l’ensemble des
Egyptiens.
Ces deux visions devaient, à n’en plus douter, se traduire
par des divergences croissantes de vue. Celles-ci ont
commencé dès le déclenchement de la révolution le 25
janvier. Alors que la direction des Frères avait interdit à
ses membres de participer aux premières manifestations, les
jeunes de la confrérie l’ont fait. Ceux-ci ont par la suite
bravé une autre interdiction décrétée par la direction, qui
a prohibé à ses membres de participer au « deuxième vendredi
de la colère », tenu le 27 mai à la place
Tahrir. Les manifestants de
cette journée partageaient grosso modo trois grandes
revendications : la création d’un Conseil présidentiel civil
pour diriger le pays pendant la période de transition, à la
place du Conseil suprême des forces armées ; l’élaboration
d’une nouvelle Constitution avant l’organisation des
élections législatives, prévues en septembre et une
meilleure lutte contre la corruption, c’est-à-dire
l’accélération des procès des dignitaires de l’ancien régime
et la purge des services de police, de sécurité, de
l’appareil judiciaire, des autorités municipales, de la
presse et de l’audiovisuel qui ont contribué au maintien du
régime de Moubarak.
On retrouve les mêmes différences de vue dans le soutien
apporté par des jeunes Frères à la candidature à l’élection
présidentielle d’un ancien dirigeant de la confrérie, Abdel-Moneim
Aboul-Fotouh,
réformiste et plus libéral dans ses idées que les autres
dirigeants de la confrérie. Ce n’est peut-être pas un hasard
que l’annonce de la formation du Courant égyptien, le 21
juin, intervient trois jours à peine après l’exclusion de la
confrérie d’Aboul-Fotouh,
après avoir annoncé son intention de se porter candidat à la
présidentielle, prévue en décembre. La direction des Frères
avait décidé de ne pas présenter de candidat à la
magistrature suprême et avait en conséquence interdit à ses
membres de présenter leur candidature, sous peine
d’exclusion. Aboul-Fotouh
est soutenu par quelque 4 000 jeunes Frères, dont l’adhésion
à la confrérie serait gelée par la direction en raison de ce
soutien. La confrérie aurait même encouragé le soutien à un
autre candidat islamique à la présidence, Mohamad
Sélim Al-Awwa,
pour barrer la route à Aboul-Fotouh.
La dissidence de jeunes Frères ne devrait, au moins pour
l’instant, affecter l’influence et le poids social et
politique de la confrérie, mais elle met en lumière sa
rigidité et son incapacité à se réformer et à se moderniser
pour se conformer à la nouvelle donne, née avec la
révolution.