Alphabétisation . Une Egypte
sans analphabètes est le slogan de l’association Al-Manar, laquelle a lancé une
campagne à Ezbet Al-Haggana, bidonville dont la majorité des habitants sont
illettrés. Reportage.
Combat contre l'illettrisme
Sur la
route reliant Héliopolis à la banlieue d’Al-Tagammoe Al-Khamès se trouve Ezbet
Al-Haggana. Dès que l’on y pénètre, on a l’impression de se trouver dans un
immense garage de mécanique. La majorité de ses habitants sont spécialisés dans
ce domaine.
Le
visiteur découvre un autre monde à travers les gens de ce quartier. Les garages
de dépannage de voitures font légion. Des voitures stationnées un peu partout
et des mécaniciens tous âges confondus y travaillent. Ils mènent tous le même
mode de vie. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que ces gens ne savent ni lire
ni écrire. « On dit toujours que ce quartier est le fief des criminels, des
trafiquants de drogue et des prostituées, mais lorsque j’ai été invitée à un
mariage il y a un an et demi, j’ai découvert que les habitants de ce quartier
étaient extraordinaires, contrairement aux stéréotypes que l’on se fait d’eux. Ils
ont tout simplement besoin qu’on leur tend la main pour améliorer leurs
conditions de vie », explique Manar Mahmoud, directrice de l’association
Al-Manar, dont le siège est à Ezbet Al-Haggana. Une association qui rend
service à 2 millions de personnes.
C’est
depuis 10 ans que Manar, sa mère, son fils et ses proches travaillent dans le
domaine caritatif. Mais la révolution du 25 janvier leur a insufflé un nouvel
élan, un autre objectif, celui de mettre un terme à l’analphabétisme en Egypte.
« Une Egypte sans analphabètes », tel est le nouveau slogan de l’association,
affiché sur une large banderole suspendue à la façade d’un immeuble situé juste
au-dessus des ateliers de réparation automobile. « Nous avons voulu être
proches autant que possible de ces gens et leur faire sentir qu’ils peuvent
nous faire confiance », explique Manar qui passe son temps avec les chefs des
ateliers pour les convaincre de l’objectif de l’association : venir à bout de
l’analphabétisme.
Une soif pour apprendre
Hussein
Madbouli, 19 ans, tôlier, tient un marteau à la main. Il tape fort sur l’aile
gauche cabossée d’une belle voiture tout en écoutant une chanson de Saad
Al-Soghayar, chanteur populaire. « Je suis motivé. J’aimerais apprendre à lire
et à écrire car il m’arrive souvent de ne pas connaître mon chemin. J’ai aussi
des difficultés à déchiffrer sur mon portable les noms de mes copains », dit
Madbouli non sans tristesse. Il se sent réellement handicapé face à toutes ces
nouvelles technologies et voudrait tant vivre avec son époque. Tamer, 32 ans,
propriétaire d’un magasin de pièces détachées, n’a jamais été à l’école. Mais,
il fait tout pour soigner son look et paraître comme tous les jeunes de son
âge. Il porte un tee-shirt serré qui met en relief ses beaux muscles, mais son
regard timide cache un gros complexe, celui de ne savoir ni lire ni écrire. «
Mon analphabétisme m’a coûté cher. J’ai été victime d’escroquerie en important
des pièces de rechange. On m’a roulé parce que je suis analphabète. J’ai perdu
beaucoup d’argent », dit-il avec amertume. Pour ce jeune homme, savoir lire et
écrire peut lui donner accès au monde de la technologie et surtout Facebook,
élément déclencheur de la révolution du 25 janvier.
Tamer
exprime le sentiment de nombreux habitants de Ezbet Al-Haggana et
particulièrement les jeunes qui pensent ne pas avoir les compétences
nécessaires pour une ascension sociale. Malgré cela, les jeunes de ce
bidonville ont planifié leur vie sans avoir recours aux études.
Aujourd’hui,
les changements qui s’opèrent et le rythme accéléré de la vie ont fait
ressentir à cette population qu’elle est en dehors du système et que
s’instruire est le seul moyen de s’intégrer dans la société.
Et ce
n’est pas le seul motif. Ils ont compris qu’en suivant des cours
d’alphabétisation, ils pourraient décrocher un boulot plus stable et ne plus
travailler comme journaliers. Tel est le souhait de Abdallah Farag qui confie :
« Je veux changer mon boulot car un journalier n’a ni salaire fixe, ni sécurité
sociale ni retraite ». Abdallah a 29 ans et un enfant à charge dont il veut
assurer l’avenir.
En
fait, ce sont des gens comme Farag qui intéressent les créateurs de
l’initiative « Une Egypte sans analphabètes ». Avant d’œuvrer sur le terrain,
ils tentent d’étudier les raisons qui ont conduit ces pauvres gens à ne pas
s’intéresser à l’éducation. « Nous étudions les conditions familiales de chacun
d’eux avant de les sensibiliser et les convaincre de suivre des cours
d’alphabétisation », confie Manar. Cette femme est persuadée que si on veut
motiver quelqu’un à l’éducation, on doit soigner le mal à la source. Cette
association a pour astuce, en faisant sa sélection, de regrouper les gens qui
ont des points communs ou vivent dans les mêmes conditions sociales.
Ainsi,
prendre en considération les conditions de vie de ces gens est le point de
départ et ce, avant de mettre des programmes à leur disposition. « Il faut dire
que c’est difficile de suivre des cours d’alphabétisation à 22h après avoir
passé toute une journée à dépanner ou réparer des voitures. C’est un dur labeur
», explique Manar. Partant de cette vérité, les initiateurs de ce programme ont
décidé de répartir les élèves en 3 groupes.
Chaque
membre de la famille de Manar s’occupe d’un groupe. La sélection se fait
suivant l’âge, le degré d’intelligence et le niveau d’apprentissage.
Les
enfants, Bélia (appellation donnée aux futurs mécaniciens), sont connus partout
à Ezbet Al-Haggana. Ces apprentis ont ce talent de détecter la panne d’une
voiture, mais ils n’arrivent pas encore à maîtriser l’écriture. Mohamad, 13
ans, au corps dodu et au visage souriant, porte deux chaînes au cou. Il fait
tout pour les dissimuler, car si par malheur son osta (chef) constate des
traces de coquetterie sur lui, il lui fera des remarques déplaisantes. Mohamad
ne veut pas quitter cet atelier de mécanique. Bien au contraire, il est
convaincu qu’il est fait pour être mécanicien. De plus, il est content d’avoir
appris à démonter un moteur, à détecter une panne. Son seul problème est de ne
savoir ni lire ni écrire. Pour lui, devenir mécanicien est son seul objectif,
car la tôlerie ne l’intéresse pas du tout.
« Je
veux apprendre à lire et à écrire pour pouvoir faire une liste des pièces
détachées qui manquent à mes clients et leur remettre une facture, une fois la
voiture réparée. Je ne veux pas qu’ils me sous-estiment parce que je suis
analphabète. Si un jour je décide d’ouvrir mon propre garage de mécanique et
devenir osta, je ne veux pas me sentir incapable de réviser les comptes de
l’atelier et mes revenus. Ainsi les jeunes mécaniciens qui vont travailler chez
moi n’oseront pas me rouler ».
Même
dans le langage courant, Mohamad commet des fautes, il prononce sankara (carrosserie)
au lieu de samkara.
Ici,
nombreux sont les enfants qui ont abandonné l’école très jeunes. L’association
tente aussi de les encourager à rejoindre l’école si leur âge le leur permet. Abandonner
l’école est un phénomène très répandu à Ezbet Al-Haggana.
L’école chasse les enfants
Les
enfants détestent l’école. C’est un calvaire pour eux que de s’y rendre. Ils
disent qu’ils sont maltraités, frappés et insultés par les enseignants. Ce qui
les pousse à quitter l’école pour éviter toute agression physique ou verbale
afin de les obliger à prendre des cours particuliers. Un luxe que personne ici
ne peut se permettre.
Aymane,
un jeune habitant d’Al-Ezba, a tout fait pour convaincre son père de trouver
une solution au drame de l’école. Mais le père, préoccupé par son second
mariage, a fait la sourde oreille. Cet enfant de 10 ans est très chétif. Il dit
que grâce à cette association, il a une lueur d’espoir car il voudrait tant
devenir médecin. Il parle de son avenir avec hésitation. Mais il est déterminé
à reprendre ses études.
Pour
accueillir les jeunes comme Aymane, l’équipe d’Al-Manar espère un jour fonder
une école à Ezbet Al-Haggana. Elle emploiera des enseignants qualifiés, une
assistante sociale, des spécialistes en ressources humaines et présentera aux
élèves des activités qui découvriront leurs talents. « J’ai tenté de convaincre
un homme d’affaires pour construire une école dans cette zone mais en vain »,
se souvient-elle. L’équipe de l’association n’a pas l’intention de baisser les
bras. Elle lance des appels à travers les médias pour renforcer cet esprit de
solidarité. Pour elle, la mobilisation des gens aisés est un devoir national en
cette période délicate de l’histoire de l’Egypte. Grâce à de tels dons, ces
laissés-pour-compte retrouveront la bonne voie.
Et ce
n’est pas tout. Aider ces jeunes signifie tout simplement investir en 60 % de
la population et les transformer en force active et éduquée. « Ces jeunes sont
pleins d’énergie, pleins d’enthousiasme et peuvent être utiles pour leur pays,
leur entourage et la société », dit Manar.
Dina Ibrahim