Al-Ahram Hebdo, Littérature | Hamdi Al-Gazzar, Des contes petits comme les paumes des deux mains

  Président
Labib Al-Sebai
 
Rédacteur en chef
Hicham Mourad

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 Semaine du 4 au 10 mai 2011, numéro 869

 

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Littérature

Al-Ahram Hebdo continue de publier les récits littéraires inspirés des journées de révolte anti-Moubarak. Hamdi Al-Gazzar conte, dans Qessas bi hagm al-kafayn, des moments décisifs, images fortes et rencontres émouvantes nées dans l’espace extraordinaire ouvert par la révolution.

Des contes petits comme
les paumes des deux mains

Prière
Vendredi 28 janvier 2011
La place de Guiza est spacieuse mais semble étroite et oppressante pour les gens ; ses trottoirs ont été ceinturés d’épais grillages, de la hauteur d’un petit être humain, noir et laid à nos yeux, et les façades de ses vieux immeubles, sur le point de s’effondrer, repeintes en jaune désert.

La place s’enorgueillit de son nouveau tunnel, avec son escalator reluisant et ses revêtements en marbre poli ; elle s’enjolive d’un petit terre-plein vert, avec au milieu une immense affiche, une photo du président grandeur nature. Le président debout, souriant, avec des lunettes de soleil, et derrière lui des champs verts. Sur les poteaux d’éclairage, les affiches de bienvenue et une photo de l’homme d’affaires important, député de la circonscription et propriétaire de l’association caritative.

La place attend depuis longtemps, avec sa patience habituelle, le président, le premier ministre — Grande Intelligence — et le gouverneur pour les festivités d’inauguration. Le gouvernement et la place sont inconscients, ils ne savent pas la réalité de ce qui se passe dans le pays.

Avant la prière du vendredi sont sortis des rues, des ruelles et des impasses de Guiza, des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des vieux maussades, en gallabiya blanches, marrons, noires, en jeans et pull-overs, en robes et vestes.

Les classes moyennes, les pauvres et les plus aisés sont là, les artisans, les commerçants, les professeurs et les bahawat ; tous seuls, à deux ou en groupe, pour prier à la mosquée d’Al-Istiqama ou pour d’autres raisons.

Les hommes remplissent la grande cour, comme chaque vendredi, les femmes sont alignées à l’arrière, accompagnées des enfants. Sur la place, devant la mosquée et le central téléphonique, les fidèles trop nombreux ont étendu des nattes ; autour d’eux des milliers de gens les protègent : des coptes, et des musulmans qui ne prient pas.

A l’inverse de tous les autres vendredis, depuis de longues années, un étrange point de mire, dans cette scène : des dizaines de véhicules de la sécurité centrale et des milliers de soldats en uniforme noir, sous le pont, à côté de la bibliothèque de la faculté d’agronomie, aux carrefours, resserrant le siège autour des gens.

Entre l’appel à la prière et le moment où elle commence, des nuages d’angoisse, d’inquiétude et d’attente survolent la mosquée, ses tapis, ses nattes, les fidèles, le ciel de la place et ses rues, puis descendent s’installer sur les têtes de tous, sur les visages comme dans toute l’Egypte.

La nuit, des nouvelles ont circulé : ElBaradei et d’autres opposants allaient venir prier à la mosquée. Depuis le mardi, à chaque instant, des morts et des blessés tombent à Tahrir, à Alexandrie, à Mahalla et ailleurs. Les plus nombreux sont tombés à Suez, la mère du militantisme.

Des blessés et des mutilés par milliers, et partout l’agitation est à son comble.

La veille au soir, au café d’Al-Samar, au bout de la place, un joueur d’échecs expérimenté avait dit : « Tout dépend de ce mouvement, ce vendredi ».

Dans son prêche, l’imam demande à Dieu le salut de l’Egypte et rappelle que s’opposer à l’oppression est un devoir.

Après la fin de la prière, quelqu’un, au milieu des rangées, crie : « A bas Hosni Moubarak », et les fidèles répètent après lui, avec une sincérité, un enthousiasme, une force d’espoir tels que leur cri atteint le ciel et les forces de sécurité. Sur la place, ceux qui sont assis sur les nattes ou debout autour d’eux reprennent le slogan, défiant celui qui garantit l’ordre et mène les gens à leur perte.

Avant que quiconque ne bouge de sa place ou se lève, les canons à eau et la hargne, les cœurs aveugles se déchaînent, braqués sur les fidèles et la foule.

« De nouvelles ablutions après la prière, pourquoi pas ? Pas de peur, ni faiblesse », disent les cœurs des gens, leurs regards.

Certains reculent un peu, les jets d’eau entraînent et en font tomber beaucoup sur leur chemin, et tandis qu’ils se jettent vers l’arrière ou l’avant, un peu partout, des vieux et des moins vieux, des enfants et des femmes tombent.

Après les canons à eau, c’est le tour des gaz lacrymogènes, de partout, d’en haut du pont et des bâtiments. De grands nuages de fumée recouvrent la place, la mosquée et les gens. L’odeur étouffante bouche les nez et les âmes ; la peau des visages irritée rougit et les yeux larmoient. Malgré les suffocations, les éternuements et les crachats, les slogans ne faiblissent pas, ne s’adoucissent pas, ne s’arrêtent pas, mais au contraire, reprennent de plus belle, avec plus de persévérance : « A bas Hosni Moubarak » vrombissent les gorges et les cœurs. La mort plane sur les gens, se balade parmi eux sur la place.

Les balles de caoutchouc et les balles réelles pleuvent, attaquent les corps, les traversent, les saignent et les tuent. De partout, au-dessus du central téléphonique et des tours, comme des faucons et des corbeaux, les snipers braquent leurs mitraillettes, crachent le feu. Des morts et des blessés tombent — combien — on ne peut les compter. Les femmes hurlent, se lamentent, se frappent les joues. Des vêtements se recouvrent de rouge, et les flaques de sang se multiplient, par terre et sur les nattes de la mosquée.

Les flammes s’emparent de voitures, de magasins et de gens ; partout, elles s’élèvent, dévorent les affiches et les panneaux de signalisation. Lentement, sans plaisir, elles mangent la photo du président, dévorent petit à petit un centimètre après l’autre de l’affiche géante. Pas beaucoup de temps n’a passé que l’affiche est devenue un tas de charbon et de cendres.

Le nouveau tunnel est bouché par une fumée blanche étouffante ; sur son parterre poli sont tombés des corps, et beaucoup de sang a coulé. Mais les slogans de centaines de milliers de personnes « A Bas Hosni Moubarak » sont un cantique, une prière.

Eloquence
Mercredi 26 janvier 2011, au soir.
Rue du 26 Juillet au centre-ville du Caire, devant et autour du palais de justice — bâtiment imposant, avec ses colonnes romaines, ses escaliers en marbre et ses portières d’époque closes — des milliers de personnes manifestent contre la corruption du système et réclament justice, dignité et liberté. Ils appellent au départ du président encerclés de toutes parts par la sécurité centrale, par ses véhicules et ses blindés, par les soldats et les officiers, avec leurs vêtements noirs, leurs matraques électriques, leurs ordres aveugles de tuer les manifestants. Mais la peur était morte, depuis la veille.

Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, par vagues rugissantes, élèvent la voix. Parmi eux, il y a de vénérables juges, des professeurs d’université, des militants des droits de l’homme, des artistes, écrivains et avocats, diserts et volubiles ; mais il semble que l’éloquence soit en Egypte bien publique.

Au milieu de la foule, sur les escaliers en marbre du palais de justice, devant sa porte close, une femme, maigre, petite et ordinaire. Elle porte un vêtement vert, ample et long ; sa tête, son visage et sa poitrine sont recouverts d’un niqab blanc. On ne voit d’elle que ses grands yeux pétillants d’intelligence. Debout depuis des heures, au même endroit, la femme fixe la porte fermée du palais de justice, sans fatigue ni ennui, silencieuse, taciturne.

Et la voici enfin qui lève le visage au ciel, étendant les bras au maximum, paumes ouvertes, et d’une voix délicate, submergée par l’émotion, implorant Dieu, elle règle la question, et elle s’écrie, du plus profond de son cœur, avec foi et ardeur : « Je porte dans mon ventre un fœtus de six mois. Qu’il meure si c’est pour que vive le pays ! ».

Un poète
Le poète de l’université, d’une élégance sévère, était mon ami.
Vingt ans qu’on ne l’a pas vu, vingt ans qu’il n’a ni écrit ni publié un seul poème.

Le voilà qui sort de la grotte de notre passé, et vient à nous.

Il soulève son corps de son sommeil sur l’asphalte dur, il se penche, rampe, sort de la petite tente basse de son sit-in place Tahrir.

Des bras, il se fraie une place pour ses pieds dans la foule. Son corps balance ; de la main gauche, il s’appuie sur une épaule devant lui, se met sur la pointe des pieds, lève la main droite et ouvre la paume, nous fait signe, nous salue, vient vers nous.

Place Tahrir, le poète nous semble maigre, émacié. Ses cheveux sont longs et gris, ébouriffés ; son survêtement est élimé, déteint, le col noirci, le tissu froissé. Depuis des jours, il n’a dormi que quelques heures.

Le poète a perdu du poids, et de sa jeunesse, beaucoup. Autour de ses yeux, sa bouche, son front, son cou, la peau s’est ridée, mais il se meut avec la grâce et la spontanéité d’un jeune homme. Il se fraye un chemin dans la foule vers nous, souriant, comme moi.

Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Il m’entoure l’épaule et le dos en me chuchotant quelque chose à l’oreille ; sa voix est rauque et faible, très basse.

Je n’ai pas très bien entendu, ni compris, ce qu’il disait, mais je hoche la tête et lui tapote sur l’épaule.

Il observe le cercle de ses anciens amis, scrute nos visages, gardant son sourire, qui éclaire son visage d’une lumière irrésistible ; et il pleure, des pleurs amers, ardents, heureux.

Traduction de Dina Heshmat 

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Hamdi Al-Gazzar

Il est né début octobre 1970 à Guiza. Après avoir obtenu une licence de philosophie à la faculté des lettres de l’Université du Caire en 1992, il renonce aux hautes études pour se consacrer à l’écriture littéraire. Il est actuellement chef du Centre des études de la chaîne culturelle de la télévision égyptienne.  Il commence à publier ses écrits dans nombre de journaux et revues à partir de 1990. Son premier roman, Sehr aswad (magie noire), fut un grand succès. Publié en 2005, puis suivi de deux rééditions, il a obtenu le premier prix Sawirès du roman en 2006 et a été traduit vers l’anglais (Black Magic) aux éditions de l’AUC Press du Caire et de New York en 2007. Son second roman, Lazzate serriya (plaisirs secrets) est publié en 2008 aux éditions Al-Dar, d’où un chapitre a été traduit vers l’anglais par Humphry Davies dans la prestigieuse revue de l’Université North Western à Chicago dans son numéro du printemps de 2009.

 




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