Al-Ahram Hebdo continue de publier les récits littéraires
inspirés des journées de révolte anti-Moubarak.
Hamdi Al-Gazzar conte,
dans Qessas bi hagm al-kafayn, des moments décisifs, images
fortes et rencontres émouvantes nées dans l’espace
extraordinaire ouvert par la révolution.
Des contes petits comme
les paumes des deux mains
Prière
Vendredi 28 janvier 2011
La place de Guiza est spacieuse mais semble étroite et
oppressante pour les gens ; ses trottoirs ont été ceinturés
d’épais grillages, de la hauteur d’un petit être humain,
noir et laid à nos yeux, et les façades de ses vieux
immeubles, sur le point de s’effondrer, repeintes en jaune
désert.
La place s’enorgueillit de son nouveau tunnel, avec son
escalator reluisant et ses revêtements en marbre poli ; elle
s’enjolive d’un petit terre-plein vert, avec au milieu une
immense affiche, une photo du président grandeur nature. Le
président debout, souriant, avec des lunettes de soleil, et
derrière lui des champs verts. Sur les poteaux d’éclairage,
les affiches de bienvenue et une photo de l’homme d’affaires
important, député de la circonscription et propriétaire de
l’association caritative.
La place attend depuis longtemps, avec sa patience
habituelle, le président, le premier ministre — Grande
Intelligence — et le gouverneur pour les festivités
d’inauguration. Le gouvernement et la place sont
inconscients, ils ne savent pas la réalité de ce qui se
passe dans le pays.
Avant la prière du vendredi sont sortis des rues, des
ruelles et des impasses de Guiza, des jeunes et des moins
jeunes, des femmes et des vieux maussades, en gallabiya
blanches, marrons, noires, en jeans et pull-overs, en robes
et vestes.
Les classes moyennes, les pauvres et les plus aisés sont là,
les artisans, les commerçants, les professeurs et les
bahawat ; tous seuls, à deux ou en groupe, pour prier à la
mosquée d’Al-Istiqama ou pour d’autres raisons.
Les hommes remplissent la grande cour, comme chaque
vendredi, les femmes sont alignées à l’arrière, accompagnées
des enfants. Sur la place, devant la mosquée et le central
téléphonique, les fidèles trop nombreux ont étendu des
nattes ; autour d’eux des milliers de gens les protègent :
des coptes, et des musulmans qui ne prient pas.
A l’inverse de tous les autres vendredis, depuis de longues
années, un étrange point de mire, dans cette scène : des
dizaines de véhicules de la sécurité centrale et des
milliers de soldats en uniforme noir, sous le pont, à côté
de la bibliothèque de la faculté d’agronomie, aux
carrefours, resserrant le siège autour des gens.
Entre l’appel à la prière et le moment où elle commence, des
nuages d’angoisse, d’inquiétude et d’attente survolent la
mosquée, ses tapis, ses nattes, les fidèles, le ciel de la
place et ses rues, puis descendent s’installer sur les têtes
de tous, sur les visages comme dans toute l’Egypte.
La nuit, des nouvelles ont circulé : ElBaradei et d’autres
opposants allaient venir prier à la mosquée. Depuis le
mardi, à chaque instant, des morts et des blessés tombent à
Tahrir, à Alexandrie, à Mahalla et ailleurs. Les plus
nombreux sont tombés à Suez, la mère du militantisme.
Des blessés et des mutilés par milliers, et partout
l’agitation est à son comble.
La veille au soir, au café d’Al-Samar, au bout de la place,
un joueur d’échecs expérimenté avait dit : « Tout dépend de
ce mouvement, ce vendredi ».
Dans son prêche, l’imam demande à Dieu le salut de l’Egypte
et rappelle que s’opposer à l’oppression est un devoir.
Après la fin de la prière, quelqu’un, au milieu des rangées,
crie : « A bas Hosni Moubarak », et les fidèles répètent
après lui, avec une sincérité, un enthousiasme, une force
d’espoir tels que leur cri atteint le ciel et les forces de
sécurité. Sur la place, ceux qui sont assis sur les nattes
ou debout autour d’eux reprennent le slogan, défiant celui
qui garantit l’ordre et mène les gens à leur perte.
Avant que quiconque ne bouge de sa place ou se lève, les
canons à eau et la hargne, les cœurs aveugles se déchaînent,
braqués sur les fidèles et la foule.
« De nouvelles ablutions après la prière, pourquoi pas ? Pas
de peur, ni faiblesse », disent les cœurs des gens, leurs
regards.
Certains reculent un peu, les jets d’eau entraînent et en
font tomber beaucoup sur leur chemin, et tandis qu’ils se
jettent vers l’arrière ou l’avant, un peu partout, des vieux
et des moins vieux, des enfants et des femmes tombent.
Après les canons à eau, c’est le tour des gaz lacrymogènes,
de partout, d’en haut du pont et des bâtiments. De grands
nuages de fumée recouvrent la place, la mosquée et les gens.
L’odeur étouffante bouche les nez et les âmes ; la peau des
visages irritée rougit et les yeux larmoient. Malgré les
suffocations, les éternuements et les crachats, les slogans
ne faiblissent pas, ne s’adoucissent pas, ne s’arrêtent pas,
mais au contraire, reprennent de plus belle, avec plus de
persévérance : « A bas Hosni Moubarak » vrombissent les
gorges et les cœurs. La mort plane sur les gens, se balade
parmi eux sur la place.
Les balles de caoutchouc et les balles réelles pleuvent,
attaquent les corps, les traversent, les saignent et les
tuent. De partout, au-dessus du central téléphonique et des
tours, comme des faucons et des corbeaux, les snipers
braquent leurs mitraillettes, crachent le feu. Des morts et
des blessés tombent — combien — on ne peut les compter. Les
femmes hurlent, se lamentent, se frappent les joues. Des
vêtements se recouvrent de rouge, et les flaques de sang se
multiplient, par terre et sur les nattes de la mosquée.
Les flammes s’emparent de voitures, de magasins et de gens ;
partout, elles s’élèvent, dévorent les affiches et les
panneaux de signalisation. Lentement, sans plaisir, elles
mangent la photo du président, dévorent petit à petit un
centimètre après l’autre de l’affiche géante. Pas beaucoup
de temps n’a passé que l’affiche est devenue un tas de
charbon et de cendres.
Le nouveau tunnel est bouché par une fumée blanche
étouffante ; sur son parterre poli sont tombés des corps, et
beaucoup de sang a coulé. Mais les slogans de centaines de
milliers de personnes « A Bas Hosni Moubarak » sont un
cantique, une prière.
Eloquence
Mercredi 26 janvier 2011, au soir.
Rue du 26 Juillet au centre-ville du Caire, devant et autour
du palais de justice — bâtiment imposant, avec ses colonnes
romaines, ses escaliers en marbre et ses portières d’époque
closes — des milliers de personnes manifestent contre la
corruption du système et réclament justice, dignité et
liberté. Ils appellent au départ du président encerclés de
toutes parts par la sécurité centrale, par ses véhicules et
ses blindés, par les soldats et les officiers, avec leurs
vêtements noirs, leurs matraques électriques, leurs ordres
aveugles de tuer les manifestants. Mais la peur était morte,
depuis la veille.
Hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, par vagues
rugissantes, élèvent la voix. Parmi eux, il y a de
vénérables juges, des professeurs d’université, des
militants des droits de l’homme, des artistes, écrivains et
avocats, diserts et volubiles ; mais il semble que
l’éloquence soit en Egypte bien publique.
Au milieu de la foule, sur les escaliers en marbre du palais
de justice, devant sa porte close, une femme, maigre, petite
et ordinaire. Elle porte un vêtement vert, ample et long ;
sa tête, son visage et sa poitrine sont recouverts d’un
niqab blanc. On ne voit d’elle que ses grands yeux
pétillants d’intelligence. Debout depuis des heures, au même
endroit, la femme fixe la porte fermée du palais de justice,
sans fatigue ni ennui, silencieuse, taciturne.
Et la voici enfin qui lève le visage au ciel, étendant les
bras au maximum, paumes ouvertes, et d’une voix délicate,
submergée par l’émotion, implorant Dieu, elle règle la
question, et elle s’écrie, du plus profond de son cœur, avec
foi et ardeur : « Je porte dans mon ventre un fœtus de six
mois. Qu’il meure si c’est pour que vive le pays ! ».
Un poète
Le poète de l’université, d’une élégance sévère, était mon
ami.
Vingt ans qu’on ne l’a pas vu, vingt ans qu’il n’a ni écrit
ni publié un seul poème.
Le voilà qui sort de la grotte de notre passé, et vient à
nous.
Il soulève son corps de son sommeil sur l’asphalte dur, il
se penche, rampe, sort de la petite tente basse de son
sit-in place Tahrir.
Des bras, il se fraie une place pour ses pieds dans la
foule. Son corps balance ; de la main gauche, il s’appuie
sur une épaule devant lui, se met sur la pointe des pieds,
lève la main droite et ouvre la paume, nous fait signe, nous
salue, vient vers nous.
Place Tahrir, le poète nous semble maigre, émacié. Ses
cheveux sont longs et gris, ébouriffés ; son survêtement est
élimé, déteint, le col noirci, le tissu froissé. Depuis des
jours, il n’a dormi que quelques heures.
Le poète a perdu du poids, et de sa jeunesse, beaucoup.
Autour de ses yeux, sa bouche, son front, son cou, la peau
s’est ridée, mais il se meut avec la grâce et la spontanéité
d’un jeune homme. Il se fraye un chemin dans la foule vers
nous, souriant, comme moi.
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. Il
m’entoure l’épaule et le dos en me chuchotant quelque chose
à l’oreille ; sa voix est rauque et faible, très basse.
Je n’ai pas très bien entendu, ni compris, ce qu’il disait,
mais je hoche la tête et lui tapote sur l’épaule.
Il observe le cercle de ses anciens amis, scrute nos
visages, gardant son sourire, qui éclaire son visage d’une
lumière irrésistible ; et il pleure, des pleurs amers,
ardents, heureux.
Traduction de Dina Heshmat