Ecrivain et surtout un best-seller international,
Khaled Al-Khamissi
est le genre d’intellectuel qui croit en la force des
mots. Après Taxi et L’arche de Noé, il prépare un nouveau
livre sur les révolutions arabes.
Conteur et témoin
Dans les librairies, chez les bouquinistes et vendeurs de
journaux du centre-ville, le nom de Khaled Al-Khamissi est
bien connu : « C’est l’homme du taxi ». Plus précisément
c’est l’auteur de Taxi, hawadite al-mashawir (Taxi, les
contes des trajets). L’ouvrage a fait un tabac début 2007 et
a été traduit en différentes langues. Ses contes font le
tour d’horison des opinions. Il s’agit en fait d’un récit
évoquant les maqamat (séances), un genre littéraire arabe,
développé au Xe siècle. « Taxi est basé sur la sagesse et la
conscience du peuple égyptien avec ses différentes
catégories », souligne l’auteur. L’œuvre adoptant un langage
proche de la vie quotidienne évoque les dépressions, les
critiques et les attitudes des Egyptiens. En fait dans Taxi,
Al-Khamissi soulevait l’irritation latente et la conscience
politique du citoyen. Il prévoyait certes un changement et
trouvait dans la révolution du 25 janvier un pas vers
l’avenir. Mais en tant qu’intellectuel engagé, il se méfie
du rôle de l’armée. « A travers l’espace et le temps,
l’intellectuel et l’armée ne s’accordent pas. L’intellectuel
aspire à avoir des leaders ayant une conscience publique. Au
niveau de la conception, il y a une contradiction », déclare
Al-Khamissi. Et parlant plus particulièrement de l’Egypte
aujourd’hui, il déclare : « Je n’accuse pas l’armée
égyptienne de trahison. Mais le problème est que beaucoup de
sujets ne sont pas clairs. Il y avait des demandes de la
part des révolutionnaires auxquelles personne ne
s’intéresse. On cherchait à avoir un conseil présidentiel
élu, une solution plus logique dans les circonstances
actuelles jusqu’à la formation de nouveaux partis
politiques, mais aucune mesure n’est prise à cet égard. En
plus, beaucoup de décisions prises sont ensuite rétractées.
Actuellement, tout se passe avec un esprit aléatoire et
arbitraire. Il y a beaucoup de questions sans réponses. La
démocratie ne va pas de pair avec la politique du black-out.
On a encore des problèmes ». Ainsi résume-t-il la situation.
Pourtant, il s’insurge contre les propos de ceux qui
répandent que le peuple égyptien n’est pas encore apte à la
démocratie. Furieux et sur un ton sarcastique, il riposte :
« Des bêtises. Cromer, quand il a dit une chose pareille au
début du XIXe siècle, tout le monde s’est soulevé contre lui
et on l’a qualifié de colonialiste indigne. Il y avait une
tendance parmi les politiciens et hommes du pouvoir à
suggérer ces idées : nous sommes un peuple faible, sans
moyens ni force. C’est en fait l’angle de mon article ».
Al-Khamissi vient de terminer son article L’Acteur, l’objet
et la théorie du bouc émissaire, paru il y a quelques jours
dans le quotidien Al-Shorouk. « Nous sommes l’un des plus
anciens peuples à avoir une vraie grande civilisation. Et
nous possédons une véritable conscience politique ». Les
aventures de Taxi en témoignent.
Al-Khamissi reflète la vie de tous les jours dans un langage
simple entre classique et dialectal. Traumatisme, humour et
sarcasme. Il opère également une analyse sociopolitique à
travers ses chroniques publiées tous les dimanches dans
Al-Shorouk.
Comme plusieurs, il a souffert de l’ancien régime. « Tout au
long de ma vie, j’ai été confronté à des situations et des
problèmes loin de toute logique, c’est dépressif »,
lance-t-il.
Enfant, il a été élevé dans une famille réputée pour ses
activités culturelles et son poids dans la vie
intellectuelle. Fils de l’intellectuel de gauche
Abdel-Rahmane Al-Khamissi et Faten Al-Choubachi, il doit
toute son éducation à son grand-père maternel, Moufid
Al-Choubachi. Après la mort de sa mère et le départ de son
père, le petit trouve en son grand-père l’homme idéal : « Il
s’est consacré à la lecture et à la créativité. Ecrit des
critiques, traduit de multiples ouvrages … ». Entouré de
livres, Khaled Al-Khamissi s’intéresse à la culture et au
rôle de l’intellectuel.
Le lycéen de Bab Al-Louq obtient son bac et fait sciences
politiques. « J’ai étudié afin de comprendre le monde ». Son
séjour en France pour parachever ses études supérieures a
alimenté son esprit. Pourtant, le jeune homme, qui
connaissait déjà les milieux parisiens et qui avait
énormément voyagé, n’a pas pu opter pour le départ : « Vivre
loin de l’Egypte m’est impossible. Je ne trouve plus
d’oxygène loin d’ici. Mes voyages ne dépassent pas souvent
quelques semaines et je me trouve toujours en proie à une
nostalgie terrible », explique-t-il. « Mon voyage pour le
master a dépassé les six mois. Le jour de mon retour en
Egypte, j’étais très ému. L’avion atterrissait, la porte
s’ouvrait et il y avait un soldat de la sécurité de
l’aéroport. Brusquement, je l’ai serré très fort dans mes
bras. L’homme ne comprenait rien ». Al-Khamissi a été très
étonné de la vague d’immigration chez les Egyptiens. L’arche
de Noé, son deuxième roman, décrit ainsi les différents
types de classes sociales qui cherchent à tout prix à
émigrer.
Non seulement l’auteur s’attache à l’Egypte, mais plus
particulièrement au Caire, à ses rues et au centre-ville. «
Toute ma vie s’est déroulée dans le centre-ville. Mon
enfance avec mes parents était dans un appartement situé
dans l’immeuble Groppi, puis la maison de mon grand-père
était rue Gawad Hosni ». Aujourd’hui, sa maison, en même
temps son bureau, se situe au 6e étage à la rue Abdel-Khaleq
Sarwat. Pas très loin en effet de la place Tahrir.
Une quinzaine d’années de rêve et de dépression ont marqué
la vie du jeune homme à double culture, notamment après son
retour en Egypte. Rêve de scénariste, rêve de société de
production culturelle, rêve d’éditeur …, dans tous ses
projets Al-Khamissi était confronté à de multiples
obstacles. Son premier scénario n’a pas vu le jour, les
productions télévisées ou cinématographiques de sa société
ont été rejetées par la télévision et le cinéma : « J’avais
l’impression que les responsables de la Télévision ne
parlent pas l’arabe. Toujours un dialogue de sourds ». A
l’époque, le cinéma favorisait la trivialité. Ce qui était
loin de son travail.
Des rêves avortés sur le plan professionnel. Oui, mais
Khaled assure : « L’homme ne peut pas vivre sans rêve.
J’avais aussi de petits rêves que j’ai réussi à concrétiser.
Ils constituent ma vie que j’aime ». Les moments de joie
remontent alors à la surface.
En octobre 1990, à Hurghada où Al-Khamissi tentait sa chance
dans l’écriture cinématographique avec le film Turquoise (un
de ses rêves avortés), un coup de fil a complètement
bouleversé sa vie. « Ma femme m’a annoncé qu’elle était
enceinte de ma fille May. J’étais au comble de la joie.
Beaucoup d’émotions m’ont envahi et je me suis mis à
pleurer, voire à sangloter, en continu pendant une heure ».
Les mêmes sensations sont encore éprouvées lors de la
naissance de ses jumeaux, Badr et Bahaa. « Je ne sais pas si
c’est le bonheur qui s’empare de tout père ou si c’est une
joie due à l’acte de procréation, à l’idée d’avoir une
descendance ou simplement l’instinct humain ».
Un rêve, daté de 2005, a vu le jour. Al-Khamissi écrit et
éprouve une grande joie. L’acte d’écrire est le rêve qui
l’accompagnera à jamais, dit-il. Car finalement, il y a
trouvé son chemin et ne déplore guère les années passées. «
En janvier 2007 j’ai tenu en main mon premier exemplaire de
Taxi, je me suis senti un homme heureux ». En 2009, L’arche
de Noé, a constitué un autre bonheur. « Mes livres sont
aussi mes enfants ». L’écriture, malgré la joie qu’elle
procure à l’auteur, lui fait passer des moments assez durs.
« Je suis comme la pendule de l’horloge, je me dis souvent :
c’est bien ce que j’ai écrit, c’est bien de s’exprimer, puis
les secondes suivantes je me dis : non ce n’est pas
important, je dois tout supprimer ». Un conflit qui
l’accompagne sans cesse. Le va-et-vient continue jusqu’à la
fin. « Dois-je publier le livre ? », une question cruciale.
Car Al-Khamissi est conscient de l’importance du mot, de sa
responsabilité et de son influence.
Les premiers lecteurs de ses manuscrits de Taxi étaient les
intellectuels Galal Amin, Abdel-Wahab Al-Missiri et Somaya
Ramadan. Et pour L’arche de Noé, il a eu recours aux membres
de la famille Al-Choubachi. A travers ces amis et parents,
il a finalement décidé d’aller contacter son éditeur.
Un troisième ouvrage est en cours de préparation.
Al-Khamissi poursuit ses analyses sociopolitiques, puise
dans l’histoire des classes sociales et écrit en coopération
avec deux autres auteurs, Adel Refaat et Bahgat Al-Nady, qui
adoptent ensemble le pseudonyme de Mahmoud Hussein, pour
faire un livre sur la révolution. « Pourquoi les révolutions
arabes ont eu lieu. Le livre tâche de fouiller profondément
dans ce sujet. Ce n’est plus une question de Facebook, de
Moubarak ou de la mort de Khaled Saïd …, toutes ces raisons
ne sont pas suffisantes afin de déclencher une révolution.
Il y a plusieurs éléments sociopolitiques qui se tissent
durant une longue période et qui touchent en profondeur les
diverses classes ». Le livre sortira à la fois en arabe et
en français chez l’éditeur Grasset, en octobre prochain.
May
Sélim