Célébrités .
Les stars du show-business anti-révolution n’ont plus la
faveur du public. Waël Ghoneim, Nawara Negm ou encore Amr
Hamzawi, pour ne citer qu’eux, sont devenus les figures
emblématiques de la nouvelle Egypte qui se construit.
Le grand chambardement
«
Les héros, ce sont les martyrs, ceux qui sont tombés sous
les balles de la police ou des baltaguis. J’ai vu un jeune
homme répéter : Vive l’Egypte, jusqu’à ce qu’il ait rendu
l’âme. Un autre, plus vieux, a perdu un œil. Il s’est avancé
vers les soldats en criant qu’il était prêt à offrir l’autre
œil pour l’Egypte. Moi, j’étais terrifiée, je courais pour
me cacher », dit Asmaa Mahfouz qui refuse d’être considérée
comme une héroïne. Faisant partie des fondateurs du
mouvement du 6 Avril et membre de la Coalition de la
révolution, cette jeune de 26 ans a joué un rôle crucial en
postant, le 18 janvier sur YouTube, la vidéo historique
appelant les Egyptiens à se rendre sur la place Tahrir le 25
janvier. Peu avant, Asmaa s’était rendue sur la place Tahrir
en soldat solitaire et avait houspillé les gens qui
n’osaient pas la rejoindre. Elle implorait les jeunes de ne
pas s’immoler par le feu mais de se lever pour combattre le
régime. Elle disait : « S’il nous reste un peu d’orgueil et
si nous voulons vivre dans la dignité, nous devons aller sur
la place Tahrir le 25 janvier. Moi, j’y serai chaque jour et
je distribuerai des tracts dans la rue. Je ne m’immolerai
pas par le feu. Si les forces de sécurité veulent
m’éliminer, qu’elles le fassent. Si vous estimez être des
hommes, alors rejoignez-moi le 25 janvier. Ne dites pas
qu’il n’y a pas d’espoir. L’espoir disparaît seulement quand
vous dites qu’il n’y a plus d’espoir ». Cet appel, qui est
entré dans l’Histoire, a été l’étincelle qui a propulsé le
mouvement révolutionnaire et a fait tomber le régime
corrompu de Moubarak. Son message a bel et bien été entendu.
Hassan, étudiant à la faculté de polytechnique, et des
milliers d’autres internautes l’ont suivie. « Lorsque j’ai
vu sa vidéo implorant les jeunes de ne pas s’immoler par le
feu mais de combattre le régime, j’ai senti que j’étais un
lâche face à l’immense courage et l’audace d’Asmaa. Cette
jeune femme nous a donné une leçon magistrale en matière de
lutte non violente pour la liberté », explique Hassan qui
voit en Asmaa une révolutionnaire, et en même temps une
femme douce et très féminine. Depuis, Hassan s’est lancé
dans la bataille. Il n’a raté aucune manifestation et a
assisté à tous les rassemblements sur Internet.
Mais
si Hassan admire l’activisme d’Asmaa, d’autres comme Samira,
professeur d’anglais, n’acceptent pas l’image que cette
jeune femme se donne d’elle-même, notamment lorsqu’elle se
proclame des instigateurs de la révolution et se comporte
comme la porte-parole du peuple. Samira préfère plutôt
Nawara Negm et Israa Abdel-Fattah, deux autres
organisatrices-clés des manifestations. « J’ai été éblouie
par leur optimisme, leur enthousiasme, leur modestie, leur
intelligence et leur lucidité politique. Elles ne voulaient
pas jouer les héroïnes. Elles font partie des jeunes qui
étaient venus à la place Tahrir pour chercher non pas la
mort, mais la vie en toute dignité. Elles ont subi l’attaque
infâme et violente des malfrats du régime, les prétendus
manifestants pro-Moubarak, cette horde de sauvages qui a
déferlé sur les jeunes militants de la liberté pour les
brûler, pour reprendre les termes d’une starlette de
deuxième rang, Samah Anwar, qui ne supportait pas que des
gamins défient son bien-aimé raïs », dit-elle.
Nawara Negm, Asmaa Mahfouz, Amr Hamzawi, Waël Ghoneim, Israa
Abdel-Fattah, Chadi Al-Ghazali Harb et d’autres encore ont
lutté pour transformer le militantisme « online » en une
véritable mobilisation de rue défendant les droits des
citoyens. Ils sont devenus des figures éminentes et les
sujets phare de toutes les chaînes satellites. Aujourd’hui,
les yeux sont braqués sur ces nouvelles stars et leurs
photos sont à la une des journaux. Et cela grâce à la
révolution égyptienne qui les a propulsés sur le devant de
la scène nationale et même internationale pour certains, à
l’exemple de Waël Ghoneim, directeur de marketing à Google
Moyen-Orient. Ghoneim arrive en tête du classement du Time
Magazine des personnalités les plus influentes dans le
monde. Pendant la révolution égyptienne fin janvier, Waël
Ghoneim est passé du statut d’ingénieur anonyme à celui de
leader de la révolution en quelques jours seulement. Il a
mené le mouvement de contestation à partir de ses comptes
Facebook et Twitter, grâce auxquels il envoyait des messages
de soutien aux cyber-dissidents emprisonnés ou battus à mort
par des policiers du régime de Moubarak. Ghoneim est alors
interpellé à son tour le 27 janvier et libéré douze jours
plus tard.
Lors d’une interview télévisée accordée à la chaîne
égyptienne Dream 2, il a fondu en larmes en voyant les
photos des jeunes Egyptiens tués lors des manifestations. Le
lendemain, il a été accueilli en héros sur la place Tahrir.
« Son rôle dans la révolution a été symbolique, mais
aujourd’hui, Waël Ghoneim se plie au sens du devoir et de la
responsabilité envers son pays. N’a-t-il pas annoncé sur
Twitter qu’il prenait une année sabbatique de chez Google
pour lancer une ONG ? Il veut utiliser les nouvelles
technologies pour lutter contre la pauvreté et améliorer le
niveau de l’enseignement en Egypte », commente Karim,
médecin qui s’est installé à Tahrir pendant la révolution
pour soigner les blessés. Et d’ajouter : « Où sont les stars
égyptiennes ? Elles font pâle figure. Elles devaient être au
premier rang de la contestation populaire. Beaucoup étaient
embarrassées et ne peuvent ni se ranger du côté de la
population qui manifeste, craignant le régime de Moubarak,
ni se ranger du côté de l’Etat, de peur de perdre leur
popularité auprès du public ! Aujourd’hui, ces stars sont
devenues minuscules à mes yeux ! Oum Kalthoum, Abdel-Halim,
Fayrouz et Youssef Chahine, eux, connaissaient réellement la
valeur de l’honneur et de la dignité ! ».
Le jeu de l’ancien régime
Des doigts se pointent déjà sur ceux qui ont d’une manière
ou d’une autre fait partie ou joué le jeu de l’ancien
régime. Connus pour leur loyauté au président Moubarak,
plusieurs artistes célèbres ont disparu du paysage
médiatique depuis le début de cette révolte. C’est le cas
par exemple du chanteur Tamer Hosni qui a été expulsé de la
place Tahrir par les manifestants. Il avait déclaré que
Moubarak était son père ou encore le zaïm (le leader). Ou
encore Adel Imam, sommité de la comédie égyptienne, qui n’a
pas cessé de répéter que le président et ses hommes ont
préservé l’Egypte pendant 30 ans, en apportant la paix au
pays. Il y a aussi Talaat Zakariya, l’acteur du film Le
Cuisinier du président, qui a traité les jeunes de Tahrir de
« gens méprisables », ainsi que le chanteur Mohamad Fouad
qui a déclaré qu’il « se suiciderait » en cas de démission
de Moubarak. Sans oublier Afaf Choeib, une comédienne qui
n’a pas caché son regret face aux événements et notamment au
couvre-feu qui l’empêche d’acheter à son petit-fils la pizza
et le kébab. La presse égyptienne a aussi rapporté que le
chanteur Amr Diab s’est envolé avec sa famille vers
l’Angleterre. En revanche, d’autres stars connues ont
préféré suivre la révolution dans leurs domiciles, c’est le
cas de Mohamad Sobhi et de Yéhia Al-Fakharani, qui se sont
exprimés avec tristesse et douleur sur la situation dans le
pays à travers Al-Jazeera Moubasher.
Cependant, face à ces grands perdants, qui sont sortis du
cœur du public, deux jeunes Egyptiens ont créé un groupe.
Ils appellent au boycott des artistes qui ont exprimé leur
soutien au régime durant les manifestations. « C’est nous
qui les avons transformés en stars, nous avons acheté leurs
albums, nous sommes allés voir leurs pièces, nous avons
téléchargé leurs films … », lance Samir, l’un d’eux. Tareq
Al-Chénnawi, ce critique de cinéma, pense que tout événement
historique est accompagné d’une mémoire et d’un imaginaire
qui se forgent sur l’instant. Inutile d’essayer de créer une
mythologie de la révolution du 25 janvier en y transposant
des idéaux propres d’art militant ou de représentativité
sociale des artistes. Oum Kalthoum a su rester dans les
mémoires comme la plus grande cantatrice de l’histoire
arabe. Pourtant, il ne faut pas, d’après lui, mettre tous
les artistes dans le même panier, vu que plusieurs d’entre
eux ont été les premiers contestataires du régime, à
l’instar du grand acteur Salah Al-Saadani, Khaled Aboul-Naga,
Khaled Youssef, Hani Salama, Amr Waked, ou encore le poète
Hicham Al-Gakh, dont les poèmes engagés ont beaucoup de
succès sur Internet.
Mensonges et futilités
Selon la sociologue Nadia Radwane, les derniers événements
vécus par l’Egypte ont remis à l’ordre du jour la relation
entre les artistes et les jeunes. La révolution du 25
janvier a réveillé les jeunes de leur « coma ». Ils se sont
enfin libérés de tous ces mensonges et futilités. « Les
jeunes ont commencé à bien réfléchir et à changer leurs
conceptions face à leurs idoles après que ces derniers
eurent enlevé leurs masques et montré leurs vrais visages.
Adieu aux stars comme Tamer Hosni. Sa vidéo a été reçue avec
mépris par les groupes contestataires de Facebook. Difficile
de voir Hosni arriver en grande pompe au milieu d’une foule
en liesse qui l’attend pour lui serrer la main, après avoir
été condamné à une peine de prison pour avoir falsifié son
acte de naissance afin d’échapper au service militaire »,
souligne Nadia Radwane. Et d’ajouter que Waël Ghoneim et ces
milliers de jeunes ne sont que l’expression d’une nouvelle
génération politique. Ils ont porté de nouvelles valeurs qui
ont fait irruption sur la scène politique et ont introduit
les valeurs du courage et du sacrifice de soi au lieu des
calculs politiques des acteurs et des stars traditionnels.
Aïda, la trentaine, qui était fan de Tamer Hosni, confie
qu’elle le boude depuis sa prise de position durant la
révolution. Son idole aujourd’hui est Amr Hamzawi, ce
directeur de recherche à la Fondation Carnegie au
Moyen-Orient pour la paix internationale et membre du Comité
des sages. « Non seulement il est élégant, charmant et
séduisant, mais c’est aussi un homme à la sagesse
communicative qui parvient à toucher toutes les couches de
la société. Il ne se contente pas de décrire la réalité : il
œuvre pour la transformer », précise Aïda. Et d’ajouter : «
La nouvelle ère qui est la nôtre ne veut plus d’ambivalence
». Elle exige une intransigeance claire et une prise de
position indubitable en faveur des revendications légitimes
du peuple. Aujourd’hui, il faut compter avec un nouvel
acteur qu’on s’est obstiné à ignorer pendant longtemps, un
unique acteur disposant de lui-même et de ses goûts : le
citoyen
Chahinaz Gheith