Tel un Petit prince égyptien, le jeune
Ahmad Al-Fakharani
ne fait référence qu’à l’imagination. Dans son
nouveau recueil de contes Mamlaket assir al-toffah (le
royaume du jus de pommes, aux éditions Nahdet Misr), le
rêve, le surnaturel et le merveilleux s’intègrent tout
naturellement dans la vie de tous les jours.
La Cité des baisers
Il n’y a pas de loi pour les baisers, surtout pour les
baisers imprévus. Les baisers perdent leurs propriétaires
après un moment, mais ne vieillissent pas, et ne se fanent
pas non plus, ils partent dans une ville qu’on nomme la cité
des baisers.
Les baisers ne s’oublient pas. Ils portent avec eux les
lèvres de leur propriétaire. Ils vivent comme des ombres à
des lèvres de couleurs rosées. Tristes de nature, ils sont
passionnés de vie, mais préfèrent la mort.
Le dernier baiser parti là-bas se nommait « passion », un
baiser dont les deux parties savaient parfaitement qu’elles
étaient sans prolongement et ne pouvaient fabriquer un
baiser éternel.
« Passion » était intelligente. Elle sut par elle-même sans
qu’on ait besoin de le lui dire qu’elle était un baiser sans
prolongement. C’est pourquoi, elle s’en alla par elle-même à
la cité des baisers bien que ses propriétaires aient
continué à fabriquer de nouveaux baisers.
Le gouverneur de cette cité ne savait pas prononcer la
lettre C. Dès qu’il la vit, il comprit combien intelligente
elle était, car c’était le premier baiser qui avait préféré
émigrer vers sa cité avant d’être polluée par la tristesse
et les souvenirs malheureux. Elle savait son destin
parfaitement bien.
Le gouverneur qui ne savait pas prononcer la lettre C la
nomma porteuse d’eau.
« Passion » alla le premier jour au lac du sirop. Elle le
goûta et le trouva plein de sel. Elle sortit un flacon de
sucre de l’étagère de son cœur et le déversa dans le lac.
Elle poursuivit cette action plusieurs jours.
Le gouverneur de la cité qui ne savait pas prononcer la
lettre C apprit cela. Il lui fit la remarque en disant :
toute chose ici doit être salée, afin que les baisers
oublient le goût du sucre. Car ceci fait renaître à la vie
des histoires mortes à l’extérieur des murs de la cité,
histoires qui blessent les baisers plus que toute autre
chose.
Pourtant « Passion » ne trouva pas cette réponse à son goût
et elle jeta à nouveau du sucre dans le lac du sirop. Le
gouverneur qui ne savait pas prononcer la lettre C apprit
qu’elle avait enfreint ses ordres et il l’emprisonna dans
une bouteille qu’il jeta dans une mer de sel.
« Passion » demeura dans la bouteille des années
innombrables jusqu’à ce qu’elle ait atteint une plage
déserte. Cette plage était l’endroit secret d’un petit
enfant qui avait du mal à compter les étoiles. Il y venait
pour fuir son ancien baiser perdu.
Le garçon trouva la bouteille qui contenait « Passion » et
il l’ouvrit. « Passion » en sortit encore plus belle qu’un
matin sans nuages, comme si le fait d’être enfermé dans la
bouteille l’avait gardée en dehors du temps.
Le garçon fut ébahi de voir « Passion » sortir de la
bouteille. Il se souvint de son baiser perdu alors et elle
lui rappela un garçon qui savait embrasser. Ils devinrent
rapidement amis. « Passion » devint sa compagne sur cette
plage déserte.
Elle comprit que son problème insoluble était sa confusion
dans le compte des étoiles. Mais elle lui apprit le secret
que connaissaient par habitude les baisers de la vie.
C’était un secret d’une grande simplicité : s’étendre sur le
dos très relaxe et ne penser à rien d’autre qu’à son baiser
perdu.
Ils firent cela ensemble. Alors à chaque fois qu’ils
comptaient une étoile, elle tombait dans leurs bras. Elle
savait parfaitement que ce n’était pas lui qui savait
embrasser, mais il le lui rappelait uniquement. Le garçon
savait que ce n’était pas cela son baiser perdu, mais elle
le lui rappelait uniquement. Et ils furent joyeux de voler à
nouveau et de jouer avec des étoiles qui leur tombaient dans
les bras. Ils ne pensèrent à rien d’autre.
Un de ces beaux matins, un navire qui vendait du sel se
cogna contre la plage. Ses marins et son capitaine durent y
atterrir.
Les jours se succédèrent. Les marins et le capitaine ne
partirent pas. Ils créèrent même des marchés qui se
remplirent de clients pour vendre le sel.
La plage ne fut plus déserte. Pourtant, le garçon croyait
ferme que c’était sa plage car il était le premier à l’avoir
découverte. Il décida de la récupérer pour retrouver avec «
Passion » leur jeu.
Le capitaine se réveilla un beau matin pour retrouver que
tout son sel avait été englouti par l’eau. Toutefois, le
capitaine connaissait la magie et sa colère était brûlante
tellement qu’elle fit sécher le sel complètement. Il reprit
son ancienne forme.
Le garçon ne désespéra pas. Il envoya de nombreux
cerfs-volants qui captivèrent quatre clients le premier
jour, puis ils devinrent quatre le deuxième jour jusqu’à
atteindre dix le troisième jour. Les clients eurent peur de
s’approcher du marché. Le capitaine utilisa sa rancœur qui
ressemblait à un corbeau et envoya ce dernier manger les
cerfs-volants du garçon.
Mais le garçon ne désespéra pas et décida que sa guerre aura
lieu avec le capitaine en personne. Il se faufila vers les
sacs de sel qu’il dispersa entièrement en plein visage du
soleil. Ce dernier ne cessa d’éternuer durant trois jours.
Lorsqu’il recouvrit ses esprits, le soleil décida de se
venger du capitaine qui vendait le sel. Il lui donna 300
raclées. Cependant, le capitaine avait l’esprit pratique, il
vendit alors le sel de ses blessures qu’il nomma « sel du
soleil ». Il rencontra un énorme succès et les clients
affluèrent de toute part.
Le garçon décida de se rendre. Mais « Passion » fit sortir
le flacon de sucre et le mélangea parfaitement au sel.
Ainsi, elle détruisit la marchandise du capitaine pour
toujours. Personne ne lui acheta plus rien. Il décida donc
de partir, mais il enleva sur son navire « Passion ».
Le navire avait amarré pour remettre le sel à la cité des
baisers. La cité qui avait chassé « Passion » parce qu’elle
avait enfreint les ordres d’un gouverneur qui ne savait pas
prononcer la lettre C. Le garçon se déguisa en marin et se
faufila sur le navire du capitaine. Il avait appris qu’il
avait pour intention de vendre « Passion » dans des pays
lointains après avoir remis son sel.
Le navire arriva à la cité des baisers. Ils rencontrèrent le
gouverneur qui ne savait pas prononcer la lettre C, pour
qu’il goûte à un échantillon du sel. Mais il sentit l’odeur
de « Passion ». Bien qu’il ne sache pas prononcer la lettre
C, il n’oubliait jamais une odeur. Il demanda si elle était
à bord du navire. Le capitaine lui dit : Oui, mais je compte
la vendre dans des pays lointains à un prix qui me permettra
de ne plus faire le métier du sel.
Le gouverneur demanda à la voir. Et lorsque « Passion » fut
remise entre ses bras, il lui dit : Le sucre que tu as
déposé dans le lac du sirop a fait revivre de nombreuses
histoires à la vie. Nombreuses font mal ou nombreuses sont
mortes dans la cité. Une seule histoire a été sauvée, mais
les baisers préfèrent le destin du baiser sauvé.
Le capitaine comprit que le gouverneur qui ne savait pas
prononcer la lettre C allait sauver « Passion » d’entre ses
mains, ce qui signifiait une grande perte pour lui. Il
brandit donc son épée pour enlever « Passion ». Mais le
garçon qui s’était déguisé dans les habits d’un marin lui
jeta à la tête un grand dôme et il tomba raide mort. Les
baisers encerclèrent les marins. Ils les préférèrent à toute
vengeance pour leur capitaine.
« Passion » dit au gouverneur : Je connais un remède qui te
permettra de prononcer la lettre C, puis elle lui donna un
beau baiser. Il se maria avec elle après avoir réussi à
prononcer la lettre C. C’était le premier baiser de la vie
du gouverneur de la cité des baisers. Il n’en avait pas reçu
de baisers auparavant car il ne savait pas prononcer la
lettre C.
Quant au garçon, il demeura perdu dans la cité des baisers.
Il en reçut de nombreux baisers car il savait embrasser avec
adresse. Mais il ne cessa de rechercher son baiser perdu.
Traduction de Soheir Fahmi