Insécurité .
Affrontements interconfessionnels, vols, attaques menées par
différents gangs, l’Egypte vit une situation critique. Que
faire pour restaurer l’ordre ? Le Conseil militaire lance
des menaces mais la conjoncture reste trouble.
Entre chaos et stabilité
Les
violents affrontements entre musulmans et coptes qui ont eu
lieu il y a quelques jours à Imbaba ont tiré la sonnette
d’alarme. Pas en ce qui concerne la sédition
confessionnelle, mais plutôt dans le contexte de
l’utilisation de la violence, des armes et des bombes dans
les rues. C’est la « baltaga », un phénomène qui s’est
répandu fortement en Egypte après la révolution du 25
janvier. Mais que veut dire baltaga ? C’est l’usage de la
force pour terroriser les innocents, que ce soit par les
mains, par les armes ou même ayant recours à des animaux.
Depuis la révolution du 25 janvier, l’Egypte a dû faire face
à une série d’incidents dans lesquels la baltaga a joué un
rôle. Le premier incident est survenu le 2 février, lorsque
les députés du Parti National Démocrate (PND) ont envoyé des
baltaguis (criminels) pour attaquer les révolutionnaires qui
campaient sur la place Tahrir afin de les disperser et
détruire la révolution. Cet incident est connu sous le nom
de « bataille des chameaux », car ces criminels y ont
utilisé des chameaux et des chevaux. Depuis la chute de
l’ancien régime et la réussite de la révolution, l’Egypte
vit dans un chaos. « C’est un résultat normal de
l’oppression que les citoyens ont vécue durant les 30
dernières années », explique Moustapha Tolba, un
psychologue. Il est vrai qu’il existe des incidents
spontanés, mais c’est sûr qu’il y en a d’autres qui sont
bien préparés et planifiés, comme l’attaque de l’église de
Saul à Atfih par les salafistes et qui a mené à l’incendie
ayant complètement détruit l’église. Il y a eu aussi le
chrétien dont les oreilles ont été coupées, toujours par des
salafistes, sous prétexte qu’il avait une mauvaise
réputation. Une autre forme de baltaga : l’interception des
voitures sur les autoroutes pour voler les automobilistes et
parfois les voitures mêmes. Citons aussi l’attaque des
stations de police et des prisons pour libérer les
prisonniers. Tout ceci sans oublier la bataille rangée de la
rue Abdel-Aziz au Caire entre les commerçants munis d’armes
blanches et qui a duré des heures avant l’intervention
tardive de la police et de l’armée. Ce qui choque, c’est que
ni les hôpitaux ni les tribunaux n’ont échappé à ce genre de
violence. Ces incidents ont poussé les médecins et les juges
à menacer de faire grève. Ils demandaient à être en sécurité
dans leurs lieux de travail, sinon ils s’abstiennent de
toute activité professionnelle. Même le sport, il a dû faire
face à ce phénomène. Dans presque tous les matchs, on a vu
des supporters casser les portes des stades pour entrer par
la force sans être fouillés et faire entrer avec eux des
fumigènes interdits. Des incidents qui ont mené la
Confédération africaine de football à imposer à Ahli une
amende de 40 000 dollars, car les fans du club cairote ont
utilisé ces fumigènes dangereux. Tous ces incidents ont créé
un sentiment d’insécurité qui a obligé chaque citoyen à se
protéger par lui-même avec des moyens légaux et même
illégaux. C’est le désordre. Mais est-ce que tous ces
martyrs tombés durant la révolution croyaient qu’il
s’ensuivra cette violence contre l’autre ? Bien sûr que non.
S’agit-il alors du chaos que Moubarak a mentionné lors de
son dernier discours lorsqu’il a dit : « C’est moi ou le
chaos » ? Que se passe-t-il en Egypte finalement ? Est-ce un
complot contre le pays ou bien une situation normale en
cette phase de transition après la révolution ? D’après les
observateurs, les pays qui sont passés par des révolutions
au cours de leur histoire ont mis des années pour se
rétablir. Mais à condition que chacun fasse son devoir, ce
qui n’est pas le cas en Egypte. Pour sa part, le Conseil
suprême des forces armées qui dirige le pays lance chaque
jour des mises en garde aux baltaguis. Le conseil affirme
qu’il frappera d’une main de fer tous ceux qui « cherchent à
nuire à la sécurité de la nation ». Pour y faire face, le
Conseil suprême des forces armées a accepté un décret
présenté par le Conseil des ministres pour durcir les peines
qui peuvent arriver à la condamnation à la mort. D’après ce
décret, le conseil va appliquer de manière ferme et
immédiate les lois qui incriminent les actes de violence et
selon lesquelles les accusés seront déférés devant des
tribunaux militaires. Malgré ces mesures, ce phénomène n’a
pas baissé. Au contraire, les incidents se multiplient. Par
exemple, samedi dernier, 150 prisonniers ont essayé de
s’enfuir de la prison d’Al-Qatta, mais heureusement, ils
n’ont pas réussi.
Le baltagui d’autrefois
Il est vrai que ce phénomène n’est pas nouveau et qu’il se
trouve depuis longtemps en Egypte mais il n’a jamais pris de
telles proportions. Auparavant, le baltagui, comme on le
connaît dans les romans de Naguib Mahfouz, mettait sa force
au service des pauvres. Mais avant la révolution du 25
janvier, on a vu apparaître une forme organisée de baltaga
ou de vandalisme. Des bureaux ont été créés pour aider les
gens à récupérer leurs biens usurpés et appliquer les
jugements émis par les tribunaux (qui n’étaient pas
appliqués). Ces bureaux, qui percevaient 30 % de la valeur
des biens à récupérer, utilisaient la force pour accomplir
leur mission. Ils ont été encouragés par l’incapacité des
forces de l’ordre à appliquer les jugements des tribunaux.
Une autre forme de baltaga était très répandue sous Moubarak
: c’est l’usage de la force pendant les élections
législatives pour garantir la réussite des candidats du PND.
En 1988, une loi dite de la baltaga a été adoptée et ajoutée
au Code pénal. Mais le 23 mai 2006, la loi a été annulée
pour vice de forme, elle n’a pas été présentée au Conseil
consultatif. Résultat : des milliers d’hommes de main
emprisonnés ont été libérés et ont repris leurs activités
criminelles. Face aux événements actuels, le Conseil suprême
des forces armées a décidé de déferrer les accusés devant
des tribunaux militaires afin d’accélérer les procédures du
jugement.
La baltaga ne se limite pas à l’utilisation de la force ou à
l’attaque des gens et des bâtiments. En fait, il en existe
différentes formes. « Les gens qui conduisent en sens
inverse, les marchands qui vendent leurs produits dans les
rues et bloquent le passage et les propriétaires qui
construisent sans respecter les normes et les lois sont
aussi des formes de baltaga », explique Yousri Al-Gharabawi,
chercheur au Centre des Etudes Politiques et Stratégiques
(CEPS) d’Al-Ahram. Et d’ajouter : « Même l’initiative prise
vendredi dernier de se diriger vers la Palestine est une
forme de baltaga qui impose la volonté de certaines
personnes par la force et sans prendre en considération les
intérêts du pays. C’est pas du tout le moment de disperser
les efforts ». Al-Gharabawi pense qu’il existe trois
différentes formes de baltaga. La première est due à
l’évasion de milliers de prisonniers. La deuxième est celle
dirigée contre les églises et qui est planifiée par les
groupes islamistes tandis que la troisième est l’œuvre des
partisans de l’ancien régime, députés du PND et hommes
d’affaires arrêtés et qui essayent de toutes leurs forces de
propager l’insécurité dans le pays. Mais la présence d’une
loi ne portera jamais ses fruits en l’absence des forces de
sécurité.
En effet, on accuse toujours les policiers qui se trouvent
dans les rues mais qui ne font rien d’être responsables de
l’état d’insécurité. « Nous sommes présents et nous
travaillons, et on arrête chaque jour des dizaines de
baltaguis », affirme pourtant le général Hani Abdel-Latif,
directeur du département général des médias auprès du
ministère de l’Intérieur. Il trouve que la sécurité est un
sentiment. Si le citoyen ne le ressent pas, c’est qu’il a
peur du lendemain. « Malgré les efforts effectués par la
police, tous les événements autour de nous augmentent cette
peur d’un avenir obscur. Tant que les rues sont pleines de
blindés et de chars, le citoyen a paradoxalement peur »,
explique Abdel-Latif. Hossam, un policier qui a démissionné
après la révolution car il ne supportait plus les regards
suspicieux des gens, affirme : « Il faut se rappeler
toujours qu’il existe encore 8 000 prisonniers libres dans
le rues, ainsi que des milliers de pièces d’armes qui ont
été volées lors des assauts contre les commissariats ». Il
révèle qu’il y avait un problème de manque de policiers
avant la révolution parce que leur rémunération financière
était très faible. « Après la révolution, celui qui n’était
pas baltagui l’est devenu, chacun fait ce qu’il veut à sa
façon. Personne ne respecte la loi », explique-t-il.
Peut-être qu’il a raison, surtout face à la politique molle
poursuivie par le Conseil suprême des forces armées et par
Essam Charaf, le premier ministre. Ce dernier trouve que le
peuple égyptien est blessé après des années de faim,
d’oppression et de corruption, ce qui justifie le manque de
fermeté à son égard. Une manière de diriger le pays qui ne
plaît pas aussi à beaucoup de gens qui souffrent du
comportement de ces baltaguis.
Quelles solutions ?
Mais que faire pour que l’Etat retrouve son prestige, pour
que la loi soit respectée et que le policier retrouve sa
place avec confiance ? Pour certains, la situation n’est pas
aussi sombre qu’elle paraît. « Nous avons besoin d’une
police civile, pas d’une police punitive », explique Yousri
Al-Gharabawi. Il ajoute que l’Egypte a aussi besoin de
campagnes médiatiques qui transmettent des messages simples
et clairs aux citoyens pour leur expliquer leurs droits et
leurs devoirs envers la nation. De même, il faut augmenter
le nombre de policiers, en coopération avec l’armée. Mais
pour les policiers eux-mêmes, la situation est différente. «
Comment vous me demandez de protéger les stations de police
et les prisons sachant qu’on est amené parfois à utiliser la
force pour protéger ce genre de site et qu’en même temps,
plus de 300 policiers sont actuellement en prison car
accusés d’utiliser la force contre les citoyens ? », se
demande Hossam. Pour sa part, le Conseil suprême des forces
armées a récemment donné le feu vert aux policiers pour
utiliser la force contre les baltaguis. « Je sais que le
travail d’un policier est dangereux mais il faut lui fournir
les conditions adéquates pour faire son travail », explique
Hossam. Comme par exemple la nécessité de renouveler les
équipements et les voitures de la police. Il faut aussi lui
fournir les outils nécessaires : bâtons électriques, gilets
pare-balles et matériel d’autodéfense.
« Regardez le policier à l’étranger ! Il a tous les moyens
nécessaires pour être respecté et protégé », assure Hossam.
De même, Hossam pense que les manifestations ici et là sont
un moyen pour disperser les efforts et retarder
l’arrestation des baltaguis. Mais est-ce que le citoyen, de
son côté, n’a pas un rôle à jouer pour encourager les
policiers à reprendre leur place ? Sûrement. « Je demande
aux citoyens de collaborer avec la police pour restaurer le
plus vite possible la sécurité du pays », demande le général
Hani Abdel-Latif. Mais le problème est qu’un bon nombre de
citoyens rejettent les policiers tant que les responsables
de l’assassinat des martyrs de la révolution n’ont pas été
condamnés. D’autres ne veulent pas que la police retrouve sa
place car ils profitent de ce chaos, comme les baltaguis. Il
y a eu un changement de comportement des Egyptiens où l’on
trouve que le Moi est devenu souverain. C’est la loi de la
jungle qui règne de plus en plus, surtout avec la baisse du
niveau de vie et les problèmes économiques qui vont faire
surface prochainement si la production ne reprend pas. Le
New York Times a estimé que le manque de sécurité dont
souffre l’Egypte actuellement détruit tous les objectifs de
la révolution et compromet la transition vers la démocratie
après des années de répression. Selon le New York Times,
l’absence de la sécurité, l’incapacité de la police, la
propagation de l’anarchie, le crime et la violence poussent
l’Egypte vers l’inconnu.
Chérine Abdel-Azim