L’armée de l’Egypte, pas l’armée de Moubarak
Farouq Goweïda
Malgré
la fausse opulence de la société égyptienne des dernières
années, la rue égyptienne, avec sa conscience historique,
savait qu’une chose se préparait. Les mensonges médiatiques
et la tromperie politique n’avait pas réussi à éliminer la
conscience égyptienne. La révolution du 25 janvier est un
volcan qui a explosé dans le pays pour pousser des millions
d’Egyptiens à réclamer la justice, la liberté, une vie
décente et le changement de pouvoir étatique. Alors que l’on
commençait à penser que la révolution s’était calmée, les
soldats vaincus du pouvoir renversé ont commencé à bouger.
Ils ont envoyé notamment des messages de menace ici et là.
Le vendredi 8 avril, la foule s’est dirigée encore une fois
vers la place Tahrir qui regroupait, au milieu de la
journée, plus d’un million de citoyens. L’ambiance était la
même que celle de la nuit du départ de Moubarak. Ce
vendredi-là, la foule a été plus forte que les limites
sécuritaires et organisationnelles. Ni les forces de l’armée
ni la police n’étaient présentes. Les musulmans et les
coptes ont fait leurs prières dans une ambiance de tolérance
et d’espoir. Puis, en fin de journée, la foule a commencé à
se disperser. Jusque-là tout allait pour le mieux : le
peuple proteste avec un langage raffiné, la position de
l’armée est digne de respect et la police a réintégré la rue
avec un nouvel esprit. L’armée égyptienne, à un instant
crucial de l’Histoire, a donc fait le bon choix. Il suffit
d’observer ce qui se passe actuellement dans les pays arabes
voisins pour comprendre ce que l’armée est capable de faire.
Les militaires sont-ils plus sages que les civils ?
Peut-être, dans certaines situations. L’armée égyptienne a
avancé à pas lents. Mais il est sûr que ces pas, dans le
contexte des événements actuels et des tentatives
d’instaurer la stabilité et la sécurité, constituent une
grande réalisation : il est question d’une révolution
réelle, au sens propre du mot ! Des mutations et des
changements importants sont réclamés : en particulier la
lutte contre la corruption. Pourtant dans ce domaine, il est
probable que l’armée ait une vision beaucoup plus éloignée
de la réalité que la vision civile. Il faut effacer de notre
esprit tout ce qui peut nuire à l’image que nous avons de
l’armée. C’est elle qui a constitué l’élément-clé dans la
réussite de la révolution. C’est pour cela que la scène
sanglante qui a eu lieu pendant la nuit du vendredi avant
dernier est triste et douloureuse. Il n’est pas ici question
de défendre les forces armées ou d’interdire la diffusion
d’opinions contraires mais il faut tenter, avec sagesse et
réflexion, de prendre en considération certains points
importants.
Premièrement, si après les manifestations grandioses de
vendredi 8, des millions d’Egyptiens ont quitté la place
Tahrir sans aucun problème, pourquoi des milliers de
personnes ont-elles insisté à passer la nuit sur la place
Tahrir ? A mon avis, il y avait une intention de sortir du
contexte des manifestations de la journée. Il fallait que
tous les citoyens respectent les horaires du couvre-feu tout
comme le Conseil suprême des forces armées a respecté le
droit des citoyens à manifester. Il est ici question d’une
responsabilité commune entre le peuple et l’armée.
Deuxièmement, le Conseil suprême militaire a annoncé que
certains membres des forces armées étaient présents sur la
place pour annoncer leur soutien au peuple. Cela prouve la
position de l’armée qui n’est pas contre le peuple. Si
l’armée égyptienne est présente pour protéger la révolution,
quel mal y aurait-il à ce que certains militaires soient
présents parmi les manifestants ? Il faut comprendre que
cette présence ne signifie pas une atteinte à la légitimité
du Conseil militaire.
Quand l’armée a voulu connaître l’identité de ces militaires
qui défiaient les lois, les manifestants n’avaient pas le
droit d’intervenir. L’armée n’est pas venue les arrêter mais
uniquement contrôler leur carte militaire. Il était donc
inutile que des citoyens interviennent dans l’affaire, car
c’est une question qui concerne seulement les forces armées.
Les citoyens n’ont le droit d’intervenir contre l’armée que
si celle-ci tente de faire un putsch. La présence de
fauteurs de trouble est un défi plus dangereux pour les
manifestations. Il ne faut pas que les manifestants donnent
eux-mêmes cette occasion aux baltaguis qui veulent faire
régner le chaos et la terreur.
Troisièmement, pendant les années noires de l’histoire de
l’Egypte, le pays a beaucoup perdu. L’Egypte était parmi les
pays qui respectaient le plus le système institutionnel.
Mais le régime corrompu a vendu les biens du pays aux
institutions politiques. Il a vendu le rôle de l’Egypte aux
institutions financières. Il a détourné le rôle des banques.
Il a nui aux institutions éducatives en violant l’université
et les institutions culturelles et en diffusant la culture
de l’ignorance et de l’arriération. Et aujourd’hui, que
reste-t-il de ces institutions ? Je n’exagère pas en disant
que l’unique institution qui a réussi à sauvegarder ses
principes et son histoire est l’armée égyptienne. Rares sont
ceux qui savent que, malgré le lien étroit entre
l’institution militaire et le pouvoir en place, cette
institution s’est dressée avec violence contre les
politiques financières, économiques, culturelles et même
sécuritaires qui ont ruiné les institutions de l’Etat.
Je ne pense pas que beaucoup d’Egyptiens savent que
l’institution militaire refusait la vente de nombreux biens
et qu’elle a elle-même acheté nombreux terrains et bâtiments
pour les protéger contre la privatisation. L’ancien régime
avait aussi proposé de vendre une grande institution
médiatique, mais l’armée égyptienne avait refusé avec
insistance et fermeté.
Faut-il donner l’occasion aux éléments de l’ancien régime de
gâcher la relation entre l’armée et le peuple, alors que
c’est l’armée qui protège l’Etat égyptien contre toutes les
menaces ? Il faut que tout le monde sache que cette armée
n’est pas l’armée de Hosni Moubarak mais l’armée de l’Egypte
glorieuse