Charm al-Cheikh . Maintenant
que Moubarak n’en est plus le maître absolu, les habitants peuvent enfin
respirer après avoir subi les humiliations des forces de police pour « assurer
la sécurité » de la ville. Même si l’absence de touristes diffuse un sentiment
d’inquiétude.
L’heure des comptes a sonné
«
Journaliste ou touriste ? ». La question est posée à tout Egyptien qui arrive à
l’aéroport de Charm Al-Cheikh. Des agents de police en civil posent la question
très poliment pour contrôler la masse de journalistes qui se ruent sur la
ville, actuellement sous les feux des projecteurs. Les chauffeurs de taxi
posent la même question après avoir lancé un regard inquisiteur à leurs
clients, de même que les hôtels qui doivent communiquer à la police l’identité de tous leurs visiteurs
égyptiens. Si à l’aéroport, les journalistes dissimulent leur profession, ce
n’est pas le cas avec les habitants de la ville. Ces derniers accueillent
chaleureusement les médias pour leur raconter l’expérience de 30 ans vécus avec
l’ex-président Hosni Moubarak dans les parages. « Enfin on peut parler
librement après avoir récupéré notre ville de ces brigands qui nous ont fait
tellement souffrir. Ils ont fait de Charm Al-Cheikh une ville à eux, et nous
n’étions qu’un décor, des citoyens mis au service du tourisme. Ils pouvaient
changer ce décor à n’importe quel moment », commente Abdou, chauffeur de taxi
originaire du gouvernorat de Charqiya (Delta). Car Charm Al-Cheikh est
considérée comme la seconde capitale du pays en ce qui concerne les affaires
présidentielles. C’est ici que les
conférences internationales avaient lieu, que les présidents et rois de tous
les pays se rencontraient. C’était aussi le lieu préféré de l’ex-président et
sa famille qui y passaient une bonne partie de leur temps. Une situation qui a
donné à Charm Al-Cheikh valeur et prestige, mais qui a été un cauchemar pour
ses habitants.
Selon
Abdou, et comme tous les autres chauffeurs, ils étaient exposés à une pression
insupportable, des humiliations et menaces quand Hosni Moubarak était présent. «
On nous arrêtait plusieurs fois par jour
pour des contrôles de papiers et fouiller nos voitures, ça se faisait de
manière provoquante », se souvient le chauffeur avec amertume, sans cacher sa joie de voir, pour la première fois,
l’ex-président et sa famille vivre les mêmes sentiments de peur et
d’humiliation que le peuple égyptien a connus durant trente ans. Abdou prend
donc plaisir à jeter un salut railleur aux policiers sur son chemin. Un petit
geste mais accompagné d’un regard qui en dit long. Non loin de l’aéroport se
trouve la villa de la famille Moubarak, que personne ne peut approcher. Tous
les accès qui l’entourent sont fermés et les sens de circulation changeaient
dès que l’ex-président débarquait. A présent, la population veut sentir qu’elle
s’est approprié toutes les rues mitoyennes de cette villa et ce petit monde
bien gardé par des centaines de policiers. Ces derniers sont toujours là, aidés
par des soldats de l’armée, pour l’approche des intrus. Mais la différence
aujourd’hui est la manière dont les policiers traitent les gens. « Ils nous
parlent avec respect, sourient et s’excusent parfois de devoir nous empêcher
d’aller plus loin », dit Abdou d’un ton fier.
Lieux accessibles
Les
habitants de Charm Al-Cheikh n’ont pas eu encore accès à cette villa, même si
les photos publiées dernièrement dans les journaux ou diffusées sur le net en
ont donné un aperçu. A Charm Al-Cheikh, beaucoup d’autres bâtiments illustrent
pour eux l’époque Moubarak. Ces endroits occupent de larges superficies et sont
devenus des lieux accessibles aux citoyens. « C’est réjouissant rien qu’à
l’idée de nous y rendre », lance Alaa, un jeune qui travaille dans le tourisme
depuis 8 ans. Ce dernier, depuis la chute du régime Moubarak le 11 février, et
sa mise en résidence surveillée, passe son temps à se promener dans les rues de Charm
Al-Cheikh. Les pavillons consacrés aux agents de sécurité se sont transformés
en maisons fantômes avec des traces de graffitis encore apparentes sur les
façades. « Beaucoup ont choisi ces murs pour exprimer leur colère. Insultes,
blagues, anecdotes qui ne restent pas longtemps, puisque les agents de sécurité
sont là pour les effacer au fur et à mesure », dit Alaa. Ici, le nom de Hussein
Salem revient sur toutes les bouches. Cet homme d’affaires pas comme les
autres, ami intime de Hosni Moubarak, a bâti sa résidence luxueuse dont
personne n’ose révéler le coût. Des rumeurs circulent selon lesquelles il
serait l’instigateur de la vente du gaz égyptien à prix modique aux Israéliens.
Il a aussi construit le Centre de conférences internationales, la plus grande
mosquée de la ville, le grand casino et des hôtels. « Bref, il était le maître
de Charm Al-Cheikh et partageait les intérêts de Moubarak », dit l’avocat
Mohamad Salem. Aujourd’hui, toutes les propriétés de Hussein Salem sont
désertées, excepté sa mosquée où ses fidèles amis avaient l’habitude de faire
leur prière. Elle est donc toujours fréquentée par les hommes d’affaires, mais
les citoyens de la ville préfèrent aller prier ailleurs. Son gardien, qui
refuse de parler aux curieux qui visitent les lieux depuis le 11 février, ne
semble pas saisir comment les choses ont pu changer du jour au lendemain.
Dans
la rue de l’hôtel Pyramisa comme on l’appelle, un groupe de jeunes se promène
en défiant ce passé très proche, la période où ils n’avaient pas le droit d’y
circuler « pour raison de sécurité ». Ce sont les mots les plus détestés ici,
car ils ont fait perdre la dignité des citoyens. Les jeunes s’arrêtent devant
le fameux hôtel de Ghazala, victime il y a quelques années d’un attentat à la
bombe. Ils répètent leur crainte des vérités qui circulent. Emad raconte que
cet attentat a été comploté contre Hussein Salem par les fils de Moubarak en
raison d’un conflit sur les commissions perçues de la vente de gaz à Israël. C’est
lui aussi qui a empêché l’achèvement du projet d’irrigation dans le Sud-Sinaï,
car il y possède une station de dessalement de l’eau de mer.
Ces
informations circulent sans aucune vérification. Peu importe, les habitants se
sont réapproprié leur ville, même si Moubarak y est encore présent, « en exil » avec sa famille depuis le 11 février. La semaine dernière, il a été
placé en détention provisoire pendant 15 jours pour détournement de fonds
publics, corruption et violences commises contre les manifestants. Une
détention qui a commencé à l’hôpital de Charm, après un malaise cardiaque lors
d’un interrogatoire. Devant cet hôpital, la police et l’armée montent la garde.
Interdiction d’accès, même aux familles des malades. Seul le corps médical ou
les agents de police sont autorisés à y pénétrer. Des rassemblements ont lieu
devant l’hôpital, pour exprimer le refus des habitants de le voir encore ici.
Contre-rassemblements
Devant
l’hôpital, des youyous ont fusé à l’annonce de la nouvelle de sa détention
provisoire et de la décision du procureur général de le transférer dans un
hôpital militaire au Caire. « On ne veut plus de lui ici, sa place est en
prison, dit Lotfi, venu exprès demander
à Moubarak de dégager. Il y a 15 ans, je suis arrivé dans cette ville pour
chercher du travail et on m’y a interdit l’accès. A mon tour de faire dégager
», poursuit-il. De temps à autre, des manifestations se déclenchent pour
demander le départ de Moubarak. Mais quelques bédouins organisent des
contre-rassemblements pour soutenir l’ex-président. « Pourquoi le traiter de
cette façon ? Il n’a fait que du bien pour la ville. C’est grâce à lui que
Charm Al-Cheikh est devenue une station balnéaire. C’est de l’ingratitude,
pitié pour cet homme âgé et rappelez-vous qu’il a été un jour votre président
», lance Moussa. Beaucoup de bédouins partagent son avis. Selon leurs coutumes,
il est important de respecter les personnes âgées. Mais les autres habitants
voient les choses d’un autre œil. Ahmad est convaincu que certains bédouins
reçoivent des ordres de la police pour frapper les manifestants et les
journalistes égyptiens comme étrangers. Des renforts ont d’ailleurs été appelés
pour bloquer les accès de la ville. Seul accès : l’aéroport. Dans d’autres
coins plus commerciaux de la ville, le calme règne alors que d’habitude, ils
grouillent de monde. Les taxis circulent
lentement dans l’espoir de trouver un client, et dans les hôtels, la situation
est tragique, comme l’affirme un responsable d’un établissement 5 étoiles. « Le
tarif d’une nuit est passé de 1 000 à 300 L.E. » et la majorité des touristes
proviennent de Jordanie ou de Palestine avec des budgets
modestes. Une récession qui a poussé les habitants de la ville à se rebeller. La
présence de Moubarak dans la ville « fait
peur aux touristes », dit Magdi.
Ce
dernier, comme tous les autres commerçants dans le quartier de Khalig Neama,
restent les bras croisées devant leurs bazars remplis de marchandises mais sans
clients. Ce lieu, autrefois bondé, alimente désormais le désespoir. « Qu’il
aille en enfer, il a détruit la ville et le pays durant 30 ans », lance malgré
tout Saad, originaire de Louqsor, qui a passé 17 jours dans les commissariats
de police avant de pouvoir entrer dans la ville.
Beaucoup
se demandent comment ils vont pouvoir payer les loyers qui varient entre 6 000
et 40 000 L.E. par mois. Ce qui oblige plusieurs commerçants à mettre la clé
sous la porte. En attendant que la vie reprenne son cours normal, la ville
accueille donc en ce moment plus de journalistes que de touristes. Il y a des inquiétudes sur
l’avenir, mais c’est le prix à payer pour la liberté.
Hanaa Al-Mekkawi