Plaintes .
Diwane al-mazalem
est un bureau de doléances chargé d’étudier les plaintes
des citoyens victimes
d’injustice. Une initiative qui vise à calmer les tensions
et à éviter les grèves et les manifestations. Focus.
Se plaindre ... et ne plus manifester
«
Nous sommes des partisans de la liberté, pas des
baltaguis. Au lieu de nous
incriminer, négociez avec nous nos revendications et jugez
Moubarak et ses acolytes pour leurs crimes ! »,
dit Karima, une handicapée
divorcée et mère de 3 enfants qui a parcouru des centaines
de kilomètres, ses griefs en tête, pour déposer ses
doléances. Elle dit ne toucher qu’une pension mensuelle de
85 L.E. Cela fait 10 ans qu’elle se bat au jour le jour pour
que sa demande d’ouvrir un kiosque soit acceptée. Pour elle,
ce kiosque est avant tout un gagne-pain qui l’aidera à
survivre et à pourvoir aux besoins de sa famille.
Après la révolution du 25 janvier, Karima, comme des
milliers d’Egyptiens victimes d’injustice, ne trouve que la
rue comme moyen de se faire entendre : « Al-Charie
lina » (les rues sont à nous).
Les responsables font la sourde oreille. « Les grèves sont
donc légitimes pour nous faire entendre », scande-t-elle.
Cependant, depuis le 26 mars, une nouvelle loi sur les
sit-in et manifestations a été promulguée et l’armée a
annoncé qu’il sera désormais interdit de se mettre en grève
ou de manifester. Le gouvernement condamne à un an de prison
ferme ou à verser une amende de près de 500 000 L.E. tous
ceux qui incitent à des grèves ou à des sit-in considérés
comme des actes qui freinent la production et la relance
économique dans cette période de transition critique.
Une loi qui n’a fait qu’attiser la colère des manifestants
qui se voient privés de leur droit de réclamer la
concrétisation de leurs demandes à travers ces
manifestations pacifiques. Pour calmer les citoyens en mal
de justice, des responsables de la fonction publique ont
créé Diwane al-mazalem
(cabinet de doléances), afin de freiner, d’une part, cette
explosion de manifestations et d’aider, d’autre part, à
régler les problèmes des citoyens. « Ce sera une institution
non judiciaire chargée d’étudier les doléances des citoyens
qui s’estiment lésés par une décision ou un acte jugé
inéquitable ou contraire à la loi, pris par une
administration ou un organisme quelconque », explique le
conseiller Mahmoud Al-Attar, assistant du chef du Conseil
d’Etat. Il précise que la mission de ce
diwane sera aussi d’intervenir auprès des
administrations concernées pour lever le préjudice subi.
Pour autant, il est possible d’y voir aussi une manière de
contrôler les plaintes des citoyens sans pour autant changer
les problèmes de fond. Si le Diwane
a compétence à recevoir les plaintes, il ne
possède qu’un rôle de médiateur
avec les ministères. Ses actions restent symboliques et se
résument plus à des valeurs de conseil, le bureau n’étant
doté d’aucune autorité légale mis à part celle de recevoir
les plaintes.
Le Diwane deviendra cependant
une institution capable de proposer des amendements aux
règles et procédures préjudiciables aux administrés. Son
rôle sera aussi de présenter au premier ministre des
recommandations susceptibles de rétablir le droit si
celui-ci a été bafoué. Pour autant,
Diwane al-mazalem ne peut
se substituer au tribunal ou émettre des jugements. Ce
bureau servira uniquement de médiateur et agira comme une
passerelle entre l’administration et le citoyen, afin de
rétablir la confiance entre les administrés et
l’administration.
14 siècles plus tôt
Une telle institution existait jadis. Son histoire remonte
au VIIe siècle, en terre d’islam, à l’époque du second
calife des musulmans, Omar Ibn Al-Khattab
(634-644). Son appellation n’est pas fortuite. Elle est
inspirée d’une tradition séculaire qui veut que les rois
alaouites instruisent les plaintes de leurs sujets. Jusqu’au
temps du protectorat, il existait encore un vizirat des
chékayate qui avait pour
attribution de se pencher sur les plaintes des personnes
victimes d’injustice, que ce soit de la part des agents de
l’administration ou des cadis. Après avoir été enregistrées
et résumées, les plaintes étaient soumises au sultan qui
donnait aux enquêtes ouvertes et aux sentences prononcées
une force légale.
Un concept qui fut une source d’inspiration pour la création
d’une institution similaire en Occident et qui existe dans
plus de 120 pays d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie ou
d’Afrique. Citons à titre d’exemple le bureau des doléances
du Maroc, institué en 2001, équivalent de l’office d’un
ombudsman aux Etats-Unis ou du médiateur de la République en
France.
Une initiative approuvée par l’institution d’Al-Azhar qui a
déjà franchi les premiers pas pour l’appliquer. L’écrivaine
Farida Al-Naqqach pense que la
création d’un tel organisme est un complément nécessaire
dans un pays qui instaure la démocratie. Il est aussi
indispensable pour revitaliser l’Etat de droit. « La
répression ne peut engendrer que la violence. La dualité
violence-répression est devenue le moyen le plus fréquent de
dialogue entre les citoyens et l’administration. Le résultat
final est, on l’a vu, catastrophique.
Diwane al-mazalem sera un
moyen alternatif pour résoudre les conflits, et le meilleur
moyen de baisser les tensions et d’éviter les affrontements
», souligne-t-elle.
Il suffit de voir comment cette idée a germé et fait son
chemin. Lorsqu’on débarque aujourd’hui au Caire, il est rare
de ne pas croiser de nombreuses manifestations, des grèves
ou des sit-in. La place Tahrir,
qui s’est transformée du jour au lendemain en un
diwane
mazalem géant et en un substitut aux visites des
mausolées des saints, considérés comme porteur de sentences.
Au lieu d’apporter les offrandes et d’allumer des cierges,
les protestataires brandissent des pancartes résumant leurs
revendications.
Tahrir
ou le diwane
Tel est le cas d’Ibrahim Abdallah et d’autres paysans qui,
au lieu d’aller voir le procureur général, se sont rendus
sur la place Tahrir pour
rencontrer des journalistes ou des responsables. Ils ont
apporté avec eux des documents prouvant comment
l’ex-ministre de l’Agriculture, Youssef Wali, s’est emparé
de leurs terrains. Quand l’armée a vidé
Tahrir, ces opprimés n’ont pas abdiqué. Ils ont
changé de destination en manifestant devant les ministères,
les sièges de gouvernorat ou les rues parallèles. Ici, une
délégation de 300 personnes venues
d’une localité distante de 50 km, pour demander la démission
du maire. Là, un sit-in improvisé en pleine rue par une
centaine de handicapés venus réclamer une pension. Dans une
rue parallèle, une autre manifestation de fonctionnaires
demandant la démission de leur patron. Un peu plus loin, des
grévistes qui entendent purger les médias d’Etat, des
collabos et des responsables corrompus. Des troubles partout
dans des institutions aussi vitales que les banques, les
sociétés pétrolières, la télévision et les universités
revendiquent un « grand nettoyage » pour dégager les «
petits Moubarak » toujours à la tête de nombreuses
institutions. Sans compter les milliers de grèves d’ouvriers
qui ont lieu dans toute l’Egypte pour réclamer une hausse
des salaires, une meilleure distribution des revenus et des
contrats de travail permanents. Bref, les porteurs de
cahiers de doléances sont particulièrement nombreux au
lendemain de la révolution du 25 janvier. « Dans les
tribunaux s’entassent des milliers et des milliers de
plaintes. Et si les grèves sont interdites, ce
diwane sera donc pour nous le
seul recours légitime pour pouvoir transmettre nos voix »,
dit Saleh Métoualli, professeur
et qui a été licencié de son travail sans aucune raison en
2007. Il a fait le tour des bureaux des responsables pour se
faire entendre, mais sans résultat. « Ceux qui m’en veulent
ont de bons contacts avec la police », ajoute-t-il, tout en
espérant que les doléances des gens ne disparaîtront pas
dans les méandres de la machine bureaucratique.
Cependant, beaucoup pensent que la création d’un bureau de
doléances est une bonne initiative qui mérite d’être
appliquée le plus tôt possible, afin de garantir la réussite
de la révolution. « Ces sit-in et protestations organisés
sont soutenus par des caciques du parti de l’ancien
président Hosni Moubarak, et c’est de notre devoir en tant
que citoyens égyptiens de lutter aujourd’hui contre les
schémas révolutionnaires orchestrés », affirme
Magdi
Bassiouni, expert en sécurité. Il ajoute qu’il s’agit
de créer dans chaque gouvernorat un bureau des plaintes qui
traiterait les doléances et les protestations des uns et des
autres en tentant d’apporter des solutions originales et
efficaces. Un point de vue anti-manifestations qui résume
bien le but de ces diwanes :
calmer sans guérir. « Il faut aussi que ces bureaux soient
gérés par des personnalités connues pour leur droiture, leur
intégrité et leur expérience dans la gestion des affaires
publiques. Sinon, ce sera inutile, car les plaintes vont
tomber dans l’oreille d’un sourd », espère-t-il.
Un avis partagé par Hassan Makhlouf,
fonctionnaire, qui précise que ce genre de bureaux existe
déjà dans plusieurs administrations, mais sont en échec. A
quoi servent ces « bureaux des lamentations » alors que les
registres de doléances pullulent de remarques et de cris de
rage qui se noient dans l’indifférence des responsables ?
Ces plaintes doivent faire l’objet d’une analyse sérieuse et
être prises en considération, faute de quoi personne ne
pourra convaincre les contestataires de se taire et les
sit-in se poursuivront sans relâche.
Hassan cite l’exemple du chef de la municipalité
d’Héliopolis qui tente d’améliorer la qualité des services
dans son quartier. Il n’hésite pas à ouvrir son cabinet le
mardi pour recueillir les doléances des citoyens et remédier
aux dysfonctionnements qui entravent l’action de
l’administration. « Cette démarche fait partie de la
révolution que je mène dans l’administration : un monstre de
lourdeur et d’inefficacité », conclut-il. Si l’exemple est
louable, rien n’empêchera pourtant les citoyens de croire
que ces bureaux de doléances sont un moyen de passer de la
pommade sur les plaies sans les soigner vraiment. Seule une
profonde restructuration des institutions permettra d’éviter
ces problèmes à long terme.
Chahinaz
Gheith