A travers de petites histoires regroupées dans un recueil de
nouvelles, Choukriya et son sac
de citrons,
Inas Taha livre un
récit autobiographique à la première personne, où elle rend
hommage à ses rêves de changement du monde.
Le couloir qui mène à la salle de bains
Elle était assise sur la moquette et elle pleurait. Elle
portait un pantalon noir et un chemisier de la même couleur.
Ses cheveux noirs et épais lui donnaient un halo de gravité.
C’est la femme de mon père. Et la cause des larmes c’était
la mort de Gamal Abdel-Nasser. Elle redisait des mots en
sanglotant comme : à qui laisses-tu l’Egypte, Nasser ? Ou
bien : l’Egypte a toujours besoin de toi et d’autres phrases
du même genre. Une parente se tenait debout près d’elle.
Elle essayait de la calmer en lui disant : le prophète, que
la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui, est mort.
Et la femme de mon père avait répondu : oui, mais après
avoir achevé sa mission.
Ces jours-là étaient tristes. J’étais en cycle préparatoire.
J’avais participé avec l’école à un groupe qui est allé
poser des fleurs sur la tombe du président.
Mon père aussi était nassérien. Et pendant la période où
Sadate gouvernait, il a été démis de ses fonctions avant de
reprendre son travail de façon purement formelle et sans
véritables attributions : ceci dans une institution de
presse. Notre maison était un foyer politique. Rien
d’étrange si je rejoignais le mouvement des étudiants à
l’université, mais je me situais à gauche de la position de
mon père. Je m’engageais dans le mouvement conduit par la
gauche.
En ce temps de l’école préparatoire et du début des années
du secondaire, la femme de mon père vivait encore avec nous.
Nos relations étaient bonnes à tel point que
lorsque elle s’est séparée de mon
père, on m’appelait son « avocate ». C’est ainsi que mon
père et la famille de ma mère m’appelaient. Mon amour pour
elle s’étendait et se transférait à mon petit frère —
son fils — qui avait hérité son visage, en prenant aussi les
cheveux lisses de mon père avec l’épaisseur des cheveux de
sa mère.
La sympathie envers la femme de mon père, que tout le monde
savait, était comme une porte ou un terrain sur lequel se
sont développés les liens particuliers qui m’unissaient à
mon petit frère. Même adultes, nous avons surmonté certaines
considérations et la relation s’est poursuivie avec lui
indépendamment de ce terrain.
La femme de mon père, pendant les années qui ont précédé son
divorce, ne partageait pas la même chambre avec lui. Elle
dormait avec nous dans notre chambre, dans le même lit. Nous
parlions de tout et de rien, étendus
sur le lit. Cela nous faisait rire quand elle me demandait
alors que nos yeux se fermaient de sommeil : « Comment
vois-tu l’avenir ? ». Quand elle posait cette question, nous
dormions déjà, d’un sommeil profond. Et le matin, elle me
taquinait en disant de nouveau : « Alors, tu le vois comment
l’avenir ? ». Notre relation devenait de plus en plus
solide, la preuve en était que chacune s’était mise à
raconter à l’autre des détails de sa vie.
Elle m’avait raconté un incident lié à Che Guevara. Elle a
presque commencé une dépression quand on l’avait tué. Mais
mon père trouvait cela louche. Il exagérait dans ses doutes
et il l’avait affrontée. Il l’accusait : toute cette
tristesse lui démontrait qu’elle avait eu une relation
secrète avec Guevara quand il était en visite au Caire !
Après une violente dispute entre mon père et sa femme, il
n’avait trouvé qu’un seul moyen de réconciliation et pour
s’excuser, il lui avait offert un portrait de Guevara, qui
est toujours accroché dans notre maison, dans le couloir qui
mène à la salle de bains !
En ce qui me concerne, j’avais aussi des secrets. Le plus
grand secret c’était l’histoire du fils des voisins d’en
face. C’était un bel officier. Il vivait à Alexandrie mais
il était venu au Caire pour une formation. Il logeait chez
sa sœur, dans un appartement de l’immeuble en face de chez
nous. Mon père qui passait les nuits d’été au balcon, où il
prenait son café et dînait de pastèque et de fromages avant
d’aller dormir, avait remarqué un échange de signes entre la
fenêtre de l’officier et la fenêtre de ma chambre.
J’étais alors habituée à parler avec notre voisin au
téléphone, quand mon père rentrait se coucher. Mais une
fois, c’était vers 1h du matin, tandis que je parlais au
téléphone, mon frère qui était sorti est rentré et il a
ouvert la porte par la fenêtre de la porte de la cuisine que
mon père laissait ouverte, d’habitude, pour que la bonne
puisse entrer le matin. Mon frère est donc rentré et il m’a
attrapée en flagrant délit : assise dans la salle à manger,
l’appareil dans ma main. Il s’est approché, a pris le
combiné du téléphone et il a entendu la voix de notre
voisin. Il a su que je parlais à un homme. C’était un grand
péché selon lui.
Le lendemain, mon frère a consulté mon père sur le genre de
punition que je méritais. Ils ont décidé qu’il fallait me
faire couper les cheveux, qui étaient longs en ce temps-là.
Mais pour que ce geste soit civilisé, il a été décidé que
mon frère m’accompagne chez le coiffeur et que cette tâche
lui soit confiée.
Je ressentais une humiliation infinie en voyant les mèches
de mes cheveux par terre tandis que le fer des ciseaux
s’enfonçait dans ma chevelure. Mon frère est repassé chez le
coiffeur avec un de ses amis pour m’amener dans une voiture.
On voyait clairement que mon frère avait demandé à son ami
de faire un compliment sur ma coupe, pour me relever le
moral. Mais j’étais malheureuse et je sentais que c’était un
compliment arrangé.
Je ne me rappelle pas de ce qu’était l’attitude de la femme
de mon père envers cette crise. Etait-elle déjà partie ? Je
ne m’en souviens pas. Tout ce dont je me rappelle c’est
qu’elle était au courant du premier rendez-vous avec mon
voisin. Elle m’avait accompagnée en taxi jusqu’au casino de
l’île, au bord du Nil. Elle m’avait demandé de montrer de la
confiance en soi.
Après cette punition, je n’ai plus fréquenté mon voisin. Il
avait téléphoné une fois et ma sœur me l’avait caché pour
éviter les conséquences. Quelques mois plus tard, il avait
quitté l’appartement et il est retourné à Alexandrie. Je ne
l’ai jamais plus revu.
Maintenant que j’ai grandi, je m’aperçois qu’à chaque fois
que je me trouve face à un échec, je vais chez le coiffeur
pour couper mes cheveux. Comme une punition infligée à
moi-même.
Maintenant, les souvenirs s’embrouillent dans mon esprit.
Rien n’est comme avant. Même mon frère a mûri. Il est devenu
plus ouvert. Adulte, il est différent. La femme de mon père
a quitté la maison. Il ne reste plus de témoins de tout ce
qui s’est passé à part le portrait de Guevara qui semble ne
pas se préoccuper de sa place dans le couloir qui mène à la
salle de bains.
Traduction
de Suzanne El Lackany