Al-Ahram Hebdo, Littérature | Le couloir qui mène à la salle de bains

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 Semaine du 13 au 19 avril 2011, numéro 866

 

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Littérature

A travers de petites histoires regroupées dans un recueil de nouvelles, Choukriya et son sac de citrons, Inas Taha livre un récit autobiographique à la première personne, où elle rend hommage à ses rêves de changement du monde.

Le couloir qui mène à la salle de bains

Elle était assise sur la moquette et elle pleurait. Elle portait un pantalon noir et un chemisier de la même couleur. Ses cheveux noirs et épais lui donnaient un halo de gravité.

C’est la femme de mon père. Et la cause des larmes c’était la mort de Gamal Abdel-Nasser. Elle redisait des mots en sanglotant comme : à qui laisses-tu l’Egypte, Nasser ? Ou bien : l’Egypte a toujours besoin de toi et d’autres phrases du même genre. Une parente se tenait debout près d’elle. Elle essayait de la calmer en lui disant : le prophète, que la bénédiction et le salut de Dieu soient sur lui, est mort. Et la femme de mon père avait répondu : oui, mais après avoir achevé sa mission.

Ces jours-là étaient tristes. J’étais en cycle préparatoire. J’avais participé avec l’école à un groupe qui est allé poser des fleurs sur la tombe du président.

Mon père aussi était nassérien. Et pendant la période où Sadate gouvernait, il a été démis de ses fonctions avant de reprendre son travail de façon purement formelle et sans véritables attributions : ceci dans une institution de presse. Notre maison était un foyer politique. Rien d’étrange si je rejoignais le mouvement des étudiants à l’université, mais je me situais à gauche de la position de mon père. Je m’engageais dans le mouvement conduit par la gauche.

En ce temps de l’école préparatoire et du début des années du secondaire, la femme de mon père vivait encore avec nous. Nos relations étaient bonnes à tel point que lorsque elle s’est séparée de mon père, on m’appelait son « avocate ». C’est ainsi que mon père et la famille de ma mère m’appelaient. Mon amour pour elle s’étendait et se transférait à mon petit frère —  son fils — qui avait hérité son visage, en prenant aussi les cheveux lisses de mon père avec l’épaisseur des cheveux de sa mère.

La sympathie envers la femme de mon père, que tout le monde savait, était comme une porte ou un terrain sur lequel se sont développés les liens particuliers qui m’unissaient à mon petit frère. Même adultes, nous avons surmonté certaines considérations et la relation s’est poursuivie avec lui indépendamment de ce terrain.

La femme de mon père, pendant les années qui ont précédé son divorce, ne partageait pas la même chambre avec lui. Elle dormait avec nous dans notre chambre, dans le même lit. Nous parlions de tout et de rien, étendus sur le lit. Cela nous faisait rire quand elle me demandait alors que nos yeux se fermaient de sommeil : « Comment vois-tu l’avenir ? ». Quand elle posait cette question, nous dormions déjà, d’un sommeil profond. Et le matin, elle me taquinait en disant de nouveau : « Alors, tu le vois comment l’avenir ? ». Notre relation devenait de plus en plus solide, la preuve en était que chacune s’était mise à raconter à l’autre des détails de sa vie.

Elle m’avait raconté un incident lié à Che Guevara. Elle a presque commencé une dépression quand on l’avait tué. Mais mon père trouvait cela louche. Il exagérait dans ses doutes et il l’avait affrontée. Il l’accusait : toute cette tristesse lui démontrait qu’elle avait eu une relation secrète avec Guevara quand il était en visite au Caire !

Après une violente dispute entre mon père et sa femme, il n’avait trouvé qu’un seul moyen de réconciliation et pour s’excuser, il lui avait offert un portrait de Guevara, qui est toujours accroché dans notre maison, dans le couloir qui mène à la salle de bains !

En ce qui me concerne, j’avais aussi des secrets. Le plus grand secret c’était l’histoire du fils des voisins d’en face. C’était un bel officier. Il vivait à Alexandrie mais il était venu au Caire pour une formation. Il logeait chez sa sœur, dans un appartement de l’immeuble en face de chez nous. Mon père qui passait les nuits d’été au balcon, où il prenait son café et dînait de pastèque et de fromages avant d’aller dormir, avait remarqué un échange de signes entre la fenêtre de l’officier et la fenêtre de ma chambre.

J’étais alors habituée à parler avec notre voisin au téléphone, quand mon père rentrait se coucher. Mais une fois, c’était vers 1h du matin, tandis que je parlais au téléphone, mon frère qui était sorti est rentré et il a ouvert la porte par la fenêtre de la porte de la cuisine que mon père laissait ouverte, d’habitude, pour que la bonne puisse entrer le matin. Mon frère est donc rentré et il m’a attrapée en flagrant délit : assise dans la salle à manger, l’appareil dans ma main. Il s’est approché, a pris le combiné du téléphone et il a entendu la voix de notre voisin. Il a su que je parlais à un homme. C’était un grand péché selon lui.

Le lendemain, mon frère a consulté mon père sur le genre de punition que je méritais. Ils ont décidé qu’il fallait me faire couper les cheveux, qui étaient longs en ce temps-là. Mais pour que ce geste soit civilisé, il a été décidé que mon frère m’accompagne chez le coiffeur et que cette tâche lui soit confiée.

Je ressentais une humiliation infinie en voyant les mèches de mes cheveux par terre tandis que le fer des ciseaux s’enfonçait dans ma chevelure. Mon frère est repassé chez le coiffeur avec un de ses amis pour m’amener dans une voiture. On voyait clairement que mon frère avait demandé à son ami de faire un compliment sur ma coupe, pour me relever le moral. Mais j’étais malheureuse et je sentais que c’était un compliment arrangé.

Je ne me rappelle pas de ce qu’était l’attitude de la femme de mon père envers cette crise. Etait-elle déjà partie ? Je ne m’en souviens pas. Tout ce dont je me rappelle c’est qu’elle était au courant du premier rendez-vous avec mon voisin. Elle m’avait accompagnée en taxi jusqu’au casino de l’île, au bord du Nil. Elle m’avait demandé de montrer de la confiance en soi.

Après cette punition, je n’ai plus fréquenté mon voisin. Il avait téléphoné une fois et ma sœur me l’avait caché pour éviter les conséquences. Quelques mois plus tard, il avait quitté l’appartement et il est retourné à Alexandrie. Je ne l’ai jamais plus revu.

Maintenant que j’ai grandi, je m’aperçois qu’à chaque fois que je me trouve face à un échec, je vais chez le coiffeur pour couper mes cheveux. Comme une punition infligée à moi-même.

Maintenant, les souvenirs s’embrouillent dans mon esprit. Rien n’est comme avant. Même mon frère a mûri. Il est devenu plus ouvert. Adulte, il est différent. La femme de mon père a quitté la maison. Il ne reste plus de témoins de tout ce qui s’est passé à part le portrait de Guevara qui semble ne pas se préoccuper de sa place dans le couloir qui mène à la salle de bains.

Traduction de Suzanne El Lackany

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Retour des idéaux de la gauche

La littérature dite « féminine » s’exprime souvent par l’écriture du moi. Elle tend vers un retour marqué à l’enfance avec une prédilection pour la conquête de l’identité personnelle par l’écriture du « dedans » et de la vie intérieure. On en trouve un écho chez Inas Taha. Mais celle-ci est aussi témoin d’une génération et d’une époque particulière de l’histoire sociale. Dans Choukriya et le sac de citrons, plusieurs aspects de la société égyptienne sont évoqués : la famille de la classe moyenne, la bourgeoisie, l’autorité parentale, les traditions religieuses, l’enthousiasme collectif de groupes de jeunes plus ou moins structurés autour d’un idéal de la gauche et le rêve de changer le monde. Sans oublier la question de l’identité collective et celle des inégalités sociales. Elle livre aussi ce qui touche au domaine du privé, comme le mariage ou le divorce.

Elle trouve dans l’écriture d’un recueil d’histoires, toutes liées entre elles pour former un récit de vie à la première personne, son moyen d’expression. Le roman d’une vie se forme à partir d’anecdotes condensées et de récits subjectifs, juxtaposés. Le thème familial est omniprésent. L’espace de la vie domestique devient un motif littéraire récurrent. La famille est la représentation première à laquelle se rapportent les variations du réel. Le réseau des personnages est présenté à travers les parentés et les alliances. Les scènes revécues par la mémoire de la narratrice, qui a la cinquantaine quand elle écrit, sont parfois des souvenirs-écrans. Réminiscence de l’image du père, donc, qui dicte les lois. Malgré un machisme un peu stéréotypé, l’homme veuf paraît à la fin sympathique avec son amour de la musique, de la verdure et de toutes les femmes. Le souvenir le plus douloureux est la mort de la mère alors que la narratrice est encore une enfant. De cette séparation naîtra une quête de compensation de l’affection maternelle à travers la figure des tantes, de la femme du père, ou de la sœur aimée, d’un an et demi seulement son aînée. Elle est la confidente et le refuge. Les dernières pages du recueil lui sont dédiées, comme l’aveu d’une reconnaissance. La servante aussi, proche de la famille bourgeoise, devient un substitut de l’image nourricière de la mère très tôt disparue. Choukriya, qui donne au recueil son titre, est une simple servante que la narratrice sent comme un giron chaleureux qui réconfortera son fils, quand elle est devenue à son tour mère à trente ans. Les années de l’autonomie et de la solitude suivront. Quand elle écrit, la narratrice dit sa solitude qui répond au rejet et à l’abandon connus dans l’enfance.

Comme la narratrice, son alter ego, Inas Taha a préparé une thèse aux Etats-Unis et elle est devenue docteur en lettres. Elle est en outre journaliste au quotidien Al-Ahram, spécialiste des causes des femmes et l’auteur d’un livre sur « moi  et l’autre » dans le roman africain. Comme toute verve féminine, son écriture ne peut éviter la place de la femme dans la société moderne. Entre fiction et réel, elle révèle un témoignage vivant.

Suzanne El Lackany

 

 

 

 




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