Libye .
72 tribus libyennes vivent au Fayoum, en Egypte. Installés
depuis plusieurs décennies, ces immigrés suivent de près la
situation de leur pays à travers les écrans de télévision et
les téléphones portables. Reportage.
De Benghazi à Tripoli ... au Fayoum
«
Allô ! Les Samalloussis ! La situation chez nous en Libye
est extrêmement grave. L’armée nous a attaqués tard dans la
nuit et a fait feu sur les citoyens, en plus des canons à
eau et des bombes lacrymogènes. 90 % des blessés ont perdu
la vie après avoir reçu une balle dans la tête ou dans la
poitrine. Ceux qui tirent sont des professionnels, ils
savent comment tuer. Les murs de la ville sont criblés de
balles, les hôpitaux submergés par le nombre de blessés ...
Les raids aériens sont intenses ... Nous sommes épuisés,
choqués et déprimés ». Ceci est un message que vient de
recevoir un cheikh de la tribu des Bani Selim. Une
communauté libyenne parmi tant d’autres qui vit dans le
gouvernorat du Fayoum à 100 km du Caire.
Même s’ils sont en Egypte depuis des décennies, leur patrie
reste la Libye. Un nom qui tire ses origines d’une tribu
berbère nommée Libou et qui a, plus tard, donné le mot grec
Libyé, un vaste territoire de 1,75 milliard de km2.
Ici, dans le village d’Etsa, et depuis le déclenchement de
la révolution libyenne le 11 février, l’ambiance est
électrique. Les habitants échangent des appels téléphoniques
avec leurs compatriotes pour en savoir plus sur la situation
là-bas. Ils suivent les événements sur les écrans de
télévision. « Les 6 millions de Libyens, dont 20 %
d’immigrés, ont tous une mine triste et déprimée. Nous
envions les Egyptiens pour leur réussite », lance Haggar, un
membre de la tribu des Samalloussis.
C’est à travers les coups de fil qu’ils apprennent de leurs
cousins ou amis la situation actuelle dans les territoires
libyens.
Comme en Libye ...
Dans ce village du Fayoum, 72 tribus et clans libyens ont
choisi de s’installer. Situé au sud-ouest du Caire, ce petit
village est devenu leur propre oasis. Les noms des tribus
sont Bani Selim, Al-Adnani, Bani Hilal, Warfala, Zawya,
Toubou, Touareg ou encore Achraf.
Ces tribus qui résidaient à Benghazi, Al-Baida, Derna et
Tobrouk ont émigré en Egypte en 1942, après la famine qui a
secoué le pays sous l’occupation italienne pendant la
seconde guerre mondiale.
Aujourd’hui, le nombre total de tribus et de clans libyens
qui vivent en Egypte s’élève à environ 300, soit 250 000
personnes dont la grande majorité possède la double
nationalité égypto-libyenne. Ces Egyptiens de Libye se
concentrent principalement dans les régions de Halayeb et
Chalatine, à Salloum (à la frontière avec la Libye), à
Alexandrie, dans le Sinaï, à Marsa Matrouh et au Fayoum.
D’autres tribus ayant quitté leur pays natal ont choisi de
se diriger vers la Tunisie, le Tchad ou le Niger, le long
des frontières sud de la Libye.
Au village d’Etsa au Fayoum, on a l’impression de faire un
voyage dans le temps et dans l’espace. Ici, ces tribus qui
se sont installées depuis de longues années n’ont presque
rien en commun avec les habitants des autres villages
d’Egypte. Dans ces tribus, les mœurs et les traditions
libyennes font la loi.
De loin, et en s’approchant du dawwar (la maison de famille)
des Samalloussis, on entend des chants patriotiques libyens
émanant d’un poste de radio. L’accueil est chaleureux : les
invités s’installent dans un petit salon où de confortables
poufs sont disposés à même le sol. Des verres de thé à la
menthe et de café turc sont servis. Les hommes portent les
habits traditionnels libyens et circulent dans le dawwar
avec leurs djellabas ou serwals libyens avec un turban blanc
sur la tête. Les femmes, quant à elles, restent de l’autre
côté de la maison. Elles n’ont pas le droit d’assister aux
réunions de famille et ont leur propre harem dans la maison,
loin des hommes. Les enfants sont là à écouter attentivement
les discussions politiques qui tournent autour de la
situation en Libye.
Mohamed, un petit Samalloussi âgé de 8 ans, impressionne par
ses connaissances en politique. Ce garçon courageux attrape
un bout de papier et répète d’un ton déterminé, comme s’il
était dans une manifestation : « Gloire aux martyrs libyens
! Le peuple veut faire tomber le régime et mettre fin à la
corruption ! Mort à la tyrannie et à l’injustice ! ». Il
entonne ensuite des chants, accompagné de ses cousins : «
Dieu, Allah ... Muammar est l’ennemi d’Allah ».
Ne pouvant pas être avec ses compatriotes sur le terrain, ce
petit Samalloussi est parti au Caire avec son père pour
manifester devant le siège de la Ligue arabe.
Sa famille, qui possède aussi la nationalité égyptienne, a
également participé aux manifestations du 25 janvier sur la
place Tahrir. Mohamad et ses cousins répétaient, avec les
jeunes manifestants, les mêmes slogans. Un enthousiasme qui
les pousse à agir et à encourager leurs cousins en Libye
afin qu’ils ne baissent pas les bras. Ils sont conscients
que les révolutionnaires sont en train de payer de leur vie
la liberté de la Libye.
Les habitants d’Etsa n’hésitent pas à faire les 130 km qui
les séparent du Caire quatre ou cinq fois par semaine. Ils
se rendent devant l’ambassade libyenne, la Ligue arabe ou le
ministère des Affaires étrangères. Ils réclament les mêmes
droits scandés lors de la révolution tunisienne et celle
égyptienne : liberté, démocratie, respect des droits de
l’homme, justice sociale, répartition équitable des
richesses, fin de la corruption ...
Entouré de ses cousins, un jeune dénonce le silence des pays
arabes et s’oppose à l’usage de la force contre les civils
en Libye. A l’entrée du village, des pancartes nous
accueillent portant comme slogans : « Honte à tous les
tyrans et ceux qui tirent sur leur peuple ! Kadhafi, le sang
des martyrs ne coulera pas en vain ! Nous sommes tous unis
et lutterons jusqu’au bout pour que ce régime parte ! ».
Aider comme on peut
Plusieurs
personnes s’occupent des donations et des convois qui se
dirigeront vers la Libye. Yassine Samalloussi et sa femme,
Hoda, membre de la même tribu, viennent d’organiser des
convois chargés de couvertures, de produits alimentaires, de
médicaments et d’équipements médicaux. « Le peuple veut
faire tomber le colonel », répète Yassine Samalloussi. «
Nous acceptons toutes sortes de donations. C’est le moindre
soutien qu’on peut offrir à nos frères en Libye qui sont
massacrés jour et nuit », affirme le chef des Samalloussis.
« Khadafi a perdu sa légitimité le jour où il a opté pour la
violence. Nous n’hésiterons pas à soutenir nos frères
jusqu’à la chute de cette tyrannie », insiste-t-il.
Dans ce village, un sentiment d’injustice règne. « Toutes
les richesses de la Libye ont été volées. Nos frères en
Libye vivent dans des conditions lamentables et tous les
services fondamentaux sont absents », lance Maher Ezzat,
employé de 55 ans et membre de la tribu des Senoussi.
Les membres de cette tribu qui sont restés en Libye se
concentrent dans le Djebel Al-Gharbi (les montagnes de
l’ouest). Il s’agit de l’une des régions les plus pauvres du
pays. « Kadhafi n’a rien fait pour le développement du pays.
Nous ne savons pas où sont passés les dollars du pétrole. La
plupart des gens sont au chômage. Mon cousin a fait
construire sa maison en 1984 et il n’a toujours pas d’eau
potable chez lui », dit Maher d’un ton furieux.
« La plupart des villes libyennes sont négligées et privées
de services. A l’exception de Syrte, ville natale de
Kadhafi, qui jouit de tous les privilèges et ressemble aux
villes d’Europe », se révolte Maher.
Le docteur Fawzi Soliman, membre de la tribu des Romhi et
chercheur à l’Université du Fayoum, prend la parole lors
d’une réunion familiale sur la situation économique en Libye
: « En Libye, les citoyens qui tombent malades et qui n’ont
pas les moyens n’ont d’autre sort que de mourir. Seuls ceux
qui le peuvent partent pour la Syrie ou la Tunisie pour être
soignés ».
Divisions
La différence d’opinions qui divise le peuple libyen en ce
moment se ressent aussi parmi les membres des tribus
libyennes du Fayoum. Dans ce village, une seule tribu
portant le nom de Kadhadfas profite de nombreux privilèges.
C’est la tribu de la famille du leader libyen. Ce dernier
donne à chaque famille qui appartient à cette tribu et
vivant au Fayoum une somme mensuelle de 6 000 L.E. comme
indemnité, affirme le docteur Fawzi. Une injustice qui
suscite la colère des membres des autres tribus. Ces
derniers voient dans les Kadhadfas les symboles d’un régime
opprimant. Ce qui rend la vie dure aux Kadhadfas qui
habitent au Fayoum.
Nora Kadhafi, une femme qui appartient à la tribu du colonel
Muammar Kadhafi, refuse de parler lorsqu’on lui demande
comment elle perçoit la situation en Libye. Elle quitte la
pièce en silence et emmène son fils avec elle. Son mari,
Amer, appartient à une autre tribu, les Warfala, la plus
grande en nombre. Leurs proches sont installés à Benghazi,
dans l’est du pays où se trouve le foyer de la révolte. La
maison de Amer et Nora est divisée entre souteneurs et
opposants du leader libyen. A chaque fois qu’on aborde le
sujet, un conflit émerge.
Pourtant ici, on ne cesse de parler politique. Les habitants
ne peuvent pas s’empêcher de faire la comparaison entre les
trois révolutions ayant secoué la Tunisie, l’Egypte et la
Libye. « En Egypte et en Tunisie, c’est l’injustice sociale
qui a poussé les jeunes à se révolter, mais en Libye, le
niveau de vie moyen est relativement élevé. Le manque de
conscience politique chez les Libyens rend la mission plus
dure aux révolutionnaires », explique le docteur Makhlouf,
originaire de la ville libyenne Al-Zawya et professeur à
l’Université du Fayoum.
Face à de telles hypothèses, les habitants n’ont qu’un seul
choix : suivre ce qui se passe dans leur pays dans l’espoir
de voir les choses changer le plus vite possible. Mais ce
qui les effraie le plus, c’est le temps qui passe et qui met
de plus en plus en danger la vie de leurs compatriotes.
Manar
Attiya