Membre
fondateur de la société de production théâtrale et
audiovisuelle Familia, et directeur de la salle
CinémAfricArt, le Tunisien Habib
Bel Hadi est un
authentique animateur culturel qui défend la liberté de
l’art et de la culture en Tunisie.
Un
militant culturel hors pair
Lors du
forum Cultures et Politiques organisé par l’Institut Goethe
du Caire et la Fondation Al-Mawred, il accueillait son
audience avec un grand sourire. A l’instar de la phrase de
Descartes : « Je pense donc je suis », il s’est présenté
brièvement en disant : « J’adore la vie : je suis un
militant culturel ». Le Tunisien Habib Bel Hadi, membre
fondateur de la société de production de théâtre et de
l’audiovisuel Familia et directeur de la salle CinémAfricArt,
résume alors par ces mots toute sa carrière et sa passion.
Au forum, il évoque la nouvelle stratégie culturelle qu’il
adopte avec d’autres hommes de culture après la révolution,
défendant l’indépendance du travail culturel et encourageant
les associations de la société civile à y participer. Et ce,
durant une phase critique de l’histoire politique de la
Tunisie après la victoire du parti islamique Ennahda et
l’apparition d’autres courants plus fanatiques. Il plaisante
en disant : « Je suis le plus grand islamiste » et sur un
ton plus sérieux, « on ne peut pas nier que les artistes et
les intellectuels ont le complexe des islamistes. Le courant
salafiste n’est pas très imposant en Tunisie. L’histoire
d’Ennahda est longue en Tunisie. Le parti a longuement
défendu les concepts religieux et a exacerbé chez le peuple
le complexe de l’identité. Puis, ses membres se sont alliés
aux libéraux et aux démocrates pour devenir une majorité et
prendre le chemin vers le pouvoir. Une ruse politique ». Le
parti d’Ennahda (proche des Frères musulmans) a remporté
beaucoup de voix aux élections législatives en octobre
dernier, car les autres partis ne sont pas assez présents
sur le terrain et n’adoptent pas les mêmes méthodes de
mobilisation. « Jusqu’à présent, le discours du parti
Ennahda maintient les valeurs civiles. C’est rare de trouver
des allusions directes aux règlements religieux ou aux
jugements de la charia. Mais il faut toujours se méfier de
leur discours qui peut éventuellement changer », estime Bel
Hadi.
En tant
qu’animateur culturel, il est toujours conscient du rôle que
joue la culture dans l’instauration de la démocratie.
Plus particulièrement après la révolution. Il ne cesse de
signaler dans la presse qu’il ne faut pas demander aux
partis de penser à la culture et que c’est le rôle des
hommes de culture d’imposer leur programme de culture
nationale aux partis politiques. Tâche difficile, sans
doute. Mais avec un esprit de militant, une carrière de plus
de 25 ans, et une grande confiance en la puissance de la
rue, Bel Hadi se sent capable de tout faire.
« Nous
avons toujours eu nos problèmes avec le régime sans jamais
de vraies confrontations. Par exemple, il y avait des
convocations aux commissariats de police, des obstacles
qu’on nous dressait par-ci et par-là ». En fait, Bel Hadi ne
pensait guère s’opposer au régime d’une manière agressive.
Il œuvrait juste à mettre à jour ses productions théâtrales
ou cinématographiques et adoptait un discours de critique et
de résistance respectable. « J’étais bien protégé par un
cercle d’amis artistes, intellectuels et démocrates.
Personne n’osait me nuire. De plus, je n’ai jamais été le
type de personne qui voulait aller en prison ou subir une
humiliation ». Créer un spectacle ou une œuvre audiovisuelle
constituait, à ses yeux, une autre stratégie de résistance,
une manière d’exister et de faire exister la culture contre
vents et marées.
«
Bourguiba était un homme épris par le monde artistique et
culturel. Il encourageait les artistes et les soutenait.
Mais plus tard, il refusait toutes sortes de critique
attaquant sa personne. Ben Ali a acheté la loyauté de
plusieurs artistes et intellectuels. Malheureusement,
beaucoup de personnes ont été traînées dans le jeu du
pouvoir et de la politique », déplore-t-il.
Pourtant,
il a refusé de faire partie de ces enjeux politiques et
continuait à travailler. « A cette époque, nous
estimions que quels que soient la classe sociale, le
travail, l’idéologie ou la religion de l’individu, le
gouvernement devait lui fournir la protection nécessaire
pour s’exprimer librement ». Un concept longtemps défendu au
sein de la Ligue des droits de l’homme dont il est membre. «
Même sous l’ancien régime, penser à une chose pareille était
possible. Mais actuellement, dans cette phase intermédiaire,
c’est difficile de le faire », souligne Bel Hadi. Pour lui,
les artistes doivent alors s’imposer, se protéger eux-mêmes
et défendre leur art et culture.
Le
milieu culturel a fasciné Habib Bel Hadi depuis sa tendre
enfance. Il éprouvait une grande passion pour le théâtre
scolaire et les pièces poétiques et débuta sa carrière en
tant que comédien. « J’ai joué dans différentes pièces
d’amateurs et de jeunes. Mais quelque temps après, j’ai
senti que je n’étais pas fait pour le métier de comédien ou
de star. J’étais beaucoup plus attiré par la gestion
et l’organisation culturelles ». Une raison pour laquelle il
a étudié le projet de Guide culturel et a exercé, ensuite le
travail d’animateur dans plusieurs maisons de culture.
Attiré par les idées de gauche, le jeune Bel Hadi rejoint
les partis communistes. « J’avais dix-sept ans et j’ai
décidé avec mes amis de rejoindre une cellule clandestine de
gauche, le Parti de l’ouvrier tunisien. Nous étions encore
de jeunes étudiants parrainés par les leaders de ce parti.
Mais une fois ces derniers arrêtés et mis en prison, nous ne
pouvions rien faire au nom du parti. On a dû attendre leur
sortie de prison. Plus tard, je suis devenu membre du Parti
communiste tunisien où J’ai organisé plusieurs activités
culturelles. J’exerçais aussi le travail culturel à travers
les maisons de culture. Mais on a trouvé quelques numéros de
la revue du parti communiste Al-Tariq Al-Jadid dans mon
bureau et j’ai été renvoyé », raconte-t-il.
Cinq ans
de chômage n’ont pas pu éloigner Bel Hadi de la vie
culturelle. Il a investi tous ses moyens dans la salle Al-Hamra,
voulant la transformer en un espace d’activités culturelles.
Mais faute d’argent, il a abandonné son rêve et son projet
au profit de Ezzeddine Qanoune. Et Bel Hadi s’est dirigé
alors vers les théâtres privés.
Au
théâtre Cinémar, il a rencontré Mohamad Driss et Tewfiq Al-Guébali,
deux maîtres et leaders du Nouveau Théâtre (théâtre de la
résistance) qui collaboraient pour la création d’Ismaïl
Pacha. Bel Hadi exerçait pour la première fois le travail de
producteur. Le show a remporté un grand succès. « C’est
durant ce spectacle que j’ai découvert que la production
m’intéressait ».
Les
leaders du
Nouveau
Théâtre, entre autres Fadhl Jaïbi et Galila Bakar, se
réunissaient encore dans d’autres productions et font appel
au producteur artistique Bel Hadi. De nombreux shows
connaissent un succès immense dans El-Teatro avant la
séparation de ses membres. Driss, devenu directeur du
théâtre national, continuait à travailler avec Jaïbi et Bel
Hadi. « A l’époque on a remarqué le changement de Driss et
sa stratégie. Les spectacles n’étaient pas de bonne qualité
mais rapportaient de l’argent. J’ai quitté ».
Quelques
mois après, Jaïbi et Bakar l’ont suivi. Leur dernier
spectacle n’a pas vu le jour au théâtre national. «
Rencontrant Jaïbi, je lui ai posé la question : Que te
faut-il pour monter ton spectacle ? Il m’a répondu : une
table, des chaises, quelques simples éléments. Je
connaissais des comédiens qui voulaient jouer gratuitement.
Je suis allé au souk et ai acheté les éléments nécessaires.
Guébali fournissait la salle de répétition et participait de
20 % à la production. Petit à petit, le décor était prêt,
avec quelque peu d’argent, on a pu faire de la musique aussi.
Le spectacle Familia a vu le jour ».
La pièce
a réussi au point que le ministre de la Culture encourageait
ses créateurs à se lancer dans d’autres projets artistiques.
Les propositions étaient prêtes. « Mais elles n’ont pas été
acceptées parce que nous n’étions pas une vraie compagnie
professionnelle. Alors, nous nous sommes mis d’accord pour
fonder une compagnie de production théâtrale et
audiovisuelle sous le nom de Familia, notre premier
spectacle ».
Avec
Familia, Bel Hadi s’est intéressé aussi à la production
d’une série télévisée. Petit à petit, les courts métrages,
les documentaires et les longs métrages garantissaient à la
société ses revenus, et donc le lancement d’autres shows
théâtraux. « J’ai eu la chance de travailler comme
producteur et de ne pas être sous les feux de la rampe. Cela
m’a permis d’avoir le temps et l’énergie pour faire d’autres
projets ».
Il
s’associe à des cinéastes tunisiens pour assurer la
réouverture de la salle CinémAfricArt.
Mais
quelques mois après la révolution, la salle a été attaquée
par des islamistes qui refusaient la projection d’une série
de films sur la laïcité. Bel Hadi a subi une forte
agression. « Une fois, j’ai perdu la vue pendant quelques
secondes. J’ai senti la douleur dans tout le corps et je me
suis dit : j’ai rendu visite à Azraël, l’ange de la mort.
Puis, j’ai fait un retour à la vie. C’est une deuxième
naissance pour moi. Une forte énergie m’a pris. J’ai
beaucoup plus d’enthousiasme et de courage à m’insurger, à
manifester et à m’exprimer ».
Malheureusement, la salle, depuis cet incident, ferme ses
portes au public. Des pétitions signées par des citoyens ont
été soumises aux responsables, revendiquant la réouverture
de la salle. Pour sa part, Bel Hadi négociait avec le
ministre de la Culture et avec les propriétaires de la
salle. Sans être pessimiste, il avoue : « Avant la fin de
l’année, si on n’arrive pas à rouvrir la salle et poursuivre
nos activités, on sera de nouveau dans la rue pour observer
une grève ». A partir de la rue, il acquiert ses forces
comme pas mal de Tunisiens, depuis la révolution.
May
Sélim