Israël et la montée des islamistes en Egypte
Hicham Mourad
Pour la deuxième fois en deux
jours, des dirigeants des Frères musulmans ont évoqué leur volonté de revoir
l’accord de paix conclu avec Israël en 1979. Vendredi, le vice-président de
leur bras politique, le Parti Liberté et Justice (PLJ), Essam Al-Erian, a
expliqué que les conditions ont changé depuis la signature de cet accord, il y
a plus de 32 ans, et que sa modification serait nécessaire pour qu’il réponde
mieux aux intérêts de l’Egypte, sans indiquer cependant quel type d’amendements
serait souhaitable. L’Egypte avait récemment demandé, et obtenu d’Israël, des
dérogations dans les annexes concernant sa présence militaire dans le Sinaï,
frontalier de l’Etat hébreu, pour mieux contrôler la situation sécuritaire,
contenir une poussée fondamentaliste et prévenir les activités de contrebandes
transfrontalières avec la bande de Gaza.
La prise de position de la
confrérie, soutenue d’ailleurs par les formations libérales et séculières,
mécontentes de la quasi-démilitarisation de la presqu’île, synonyme d’atteinte
à la souveraineté nationale, a alimenté les craintes de l’Etat juif, qui appréhende
l’accession des islamistes au pouvoir en Egypte, après leur percée
spectaculaire dans la première phase des législatives. Dirigeants et
observateurs israéliens ont abondé dans l’expression de leurs craintes. Le
ministre de la Défense, Ehud Barak, a qualifié les résultats de la première
phase de « très, très troublants » alors que d’autres parlaient de « séisme ».
Tous exprimaient leurs inquiétudes quant au sort du traité de paix et des
rapports avec l’Egypte postrévolutionnaire. Les Israéliens s’accordent
cependant à dire que les risques ne sont pas pour demain. Les Frères,
pragmatiques et se voulant rassurants, ont nié avoir l’intention d’abroger le
traité de paix et indiqué que l’introduction de modifications à ce dernier ne
serait pas une décision unilatérale prise par la confrérie, mais d’un commun
accord avec les prochains président, gouvernement et Parlement égyptiens. Pour
eux, cette question, tout compte fait, ne fait finalement pas partie des
priorités des Frères musulmans, qui cherchent d’abord à résoudre la crise
économique et améliorer le niveau de vie des Egyptiens.
Bien que conscient de cet ordre de
priorités, Israël redoute à long terme les véritables intentions des Frères et
des salafistes, arrivés en deuxième position dans la première phase des
législatives, et doute que leur but ultime serait de le « détruire ».
Consistant avec l’esprit d’« assiégé », l’Etat hébreu craint, au-delà de la
conjoncture actuelle de l’Egypte, une montée de l’islamisme dans la région, à
la faveur du « Printemps arabe ». Il cite à l’appui, outre la victoire
prévisible des Frères en Egypte, les résultats des derniers scrutins en Tunisie
et au Maroc, où des partis islamistes sont arrivés en tête, respectivement
Ennahda et le Parti Justice et Développement (PJD). Tel-Aviv met sciemment,
pêle-mêle, tous les islamistes dans le même panier, feignant d’ignorer
qu’Ennahda et le PJD sont deux partis modérés, au même titre que le PLJ. Et
alors que les Frères musulmans n’ont jusqu’ici remis en cause l’accord de paix
avec Israël, celui-ci assure qu’une fois bien assis dans leur pouvoir, les
islamistes égyptiens ne manqueraient pas d’abroger le traité de paix et
d’expulser l’ambassadeur israélien du Caire. Les inquiétudes des Israéliens
sont doubles. D’abord, l’impact de la victoire islamiste aux élections en
Egypte sur les rapports bilatéraux. Ils évoquent à cet égard l’attaque populaire
contre l’ambassade d’Israël au Caire, en septembre, à la suite du meurtre par
l’armée israélienne de cinq militaires égyptiens dans le Sinaï. Une attaque qui
a obligé l’ambassadeur et le personnel de la chancellerie à quitter le pays et
Israël à chercher activement un autre lieu plus sûr pour son ambassade qui soit
mieux protégé contre les mouvements de foule. L’autre crainte est que la
victoire des Frères musulmans en Egypte ferait des émules dans toute la région,
notamment dans les pays voisins d’Israël, en Jordanie et en Syrie, et
revigorerait le Hamas palestinien, qui est une émanation de la confrérie
égyptienne, avec laquelle il maintient des liens étroits.
Les craintes d’Israël s’expliquent
par le fait que le traité de paix avec l’Egypte constitue la pierre angulaire
de sa politique régionale, un gain inestimable qui lui a permis d’écarter le
plus grand pays arabe de la confrontation militaire arabo-israélienne et de
disposer ainsi d’une plus grande liberté d’action sur les autres fronts du
conflit, palestinien, contre le Hamas, et libanais, contre le Hezbollah. Sans
parler de la Syrie ou, plus loin, de l’Iran. De l’aveu même des responsables
israéliens, le traité a permis d’alléger la pression militaire, de réduire le
budget de l’armée et contribué à améliorer le niveau de vie des Israéliens en
permettant la réallocation de ces économies à des secteurs économiques et
civils.
Traduisant ces peurs, l’armée
israélienne a commencé à mettre au point divers scénarios militaires dont la
possible abrogation du traité de paix et la transformation de l’Egypte en un «
ennemi potentiel ». Le chef d’état-major, Benny Gantz, a présenté ces scénarios
au cabinet restreint de sécurité, soulignant le risque d’une sérieuse
dégradation des relations avec l’Egypte, une fois investi un gouvernement issu
des élections parlementaires. De son côté, le directeur général du ministère
israélien des Affaires étrangères, Rafael Barak, a établi plusieurs groupes de
travail chargés d’examiner les options d’Israël face aux dangers que présente
le « Printemps arabe ». Ainsi, un premier groupe est chargé de suivre
l’évolution de la situation politique et du mouvement contestataire chez les
voisins de l’Etat juif, l’Egypte, la Jordanie et la Syrie. Un deuxième groupe
s’occupe des pays d’Afrique du Nord, la Tunisie, la Libye et le Maroc. Un
troisième groupe examine les conditions des minorités religieuses et ethniques
dans les pays voisins d’Israël, comme les coptes en Egypte et les Kurdes en
Syrie, et la possibilité de renforcer les liens avec elles, en profitant de
leurs craintes de la montée des islamistes dans leur pays. Dans le même temps,
le ministère des Affaires étrangères et le bureau du premier ministre, Benyamin
Netanyahu, ont lancé des pages Internet à l’usage des internautes arabes, afin
d’améliorer l’image d’Israël et réduire l’hostilité à son encontre dans le
monde arabe. Le porte-parole de Netanyahu, chargé des médias arabes, Ofir
Gendelman, souligne attirer des « centaines » d’utilisateurs arabes de Twitter,
curieux de connaître les points de vue de Tel-Aviv sur les questions de la
région.
Dirigeants et commentateurs
israéliens assurent que leur pays ne peut rien changer à la donne dans le monde
arabe, qu’il n’a qu’à attendre de voir quelle tournure prendront les
événements, tout en parant à toute éventualité. Les dirigeants israéliens
voient comme une fatalité les conséquences négatives prévisibles du Printemps
arabe pour leur pays. Ils ferment une fois de plus les yeux sur leur
responsabilité dans cette situation d’hostilité grandissante vis-à-vis
d’Israël. Ils peuvent sans doute changer radicalement la donne s’ils
entreprennent des pas sérieux vers la fin de l’occupation militaire et
colonisatrice des terres palestiniennes en Cisjordanie et du blocus de la bande
de Gaza. Une avancée significative dans les négociations avec l’Autorité
palestinienne est de nature à enlever aux peurs israéliennes toute raison
d’être. Les soulèvements populaires chez les voisins d’Israël sont en train de
récrire l’histoire du monde arabe. L’Etat hébreu doit, lui aussi, changer s’il
veut s’insérer harmonieusement dans le concert de la région. Rendre leurs
droits aux Palestiniens en est la condition sine qua non, qui permettrait de
dissiper les inquiétudes d’Israël.