Droit à l’information .
Lors des derniers affrontements de Tahrir, près de 26
journalistes ont été blessés. Une vague de violence sans
précédent a été menée contre ces témoins directs, que sont
aussi les blogueurs et adeptes de Twitter présents sur les
lieux. Enquête.
Dans
le viseur des snipers
«
J’ai perdu l’œil droit mais l’œil gauche peut encore
observer, photographier et transmettre la vérité. Je vais
bientôt rejoindre la place Tahrir pour être aux côtés des
révolutionnaires et poursuivre notre long périple », affirme
Ahmad Abdel-Fattah, photographe du quotidien Al-Masry Al-Youm,
qui a reçu une balle en caoutchouc à l’œil pendant qu’il
couvrait les derniers événements qui se sont déroulés à la
place Tahrir. Il poursuit : « Cibler des journalistes, des
photographes et des activistes a été un acte prémédité. Il
suffit de mentionner que le jour où j’ai été blessé et en
moins de 2 heures seulement, 5 autres photographes d’un même
journal ont été blessés par balles dans différentes parties
du corps, sans compter les 14 qui travaillent dans
différentes institutions journalistiques et qui ont subi le
même sort ». Il justifie son point de vue : « Ce sont les
journalistes, les photographes et les activistes qui ont
dévoilé les actes criminels des ex-responsables au ministère
de l’Intérieur et les ex-partisans du PND pendant la
révolution. Le travail de ce trio a servi de preuves lors de
la comparution de ces inculpés ».
Aujourd’hui, le syndicat des Journalistes est en état
d’alerte. Là, on a ouvert un centre de gestion des plaintes
pour enregistrer les cas des victimes de violence parmi les
journalistes et photographes. Selon les chiffres du syndicat,
26 journalistes ont été blessés au cours des derniers
affrontements avec la police. Deux photographes ont perdu un
œil : Essam Al-Awami du quotidien Al-Gomhouriya et Ahmad
Abdel-Fattah d’Al-Masry Al-Youm. Ce dernier s’est trouvé
dans le même hôpital que l’activiste Malek Moustafa et le
dentiste Ahmad Harara, eux aussi blessés à l’œil. L’idée de
se prendre en photo ensemble tous les trois est celle de
Abdel-Fattah. Il l’a publiée sur le site Facebook et a
annoncé la création de « La coalition des yeux crevés de la
révolution ». Une façon de tourner leur drame en dérision.
A
Alexandrie, l’image est plus sombre. « Le collègue Sarhan
Sénara, atteint de leucémie, a été arrêté pendant qu’il
couvrait la manifestation qui s’est déroulée devant la
Direction de sécurité en guise de solidarité avec les
manifestants de la place Tahrir. La police l’a frappé et
torturé après lui avoir ôté ses vêtements. Pire encore, on
ne l’a pas autorisé à prendre ses médicaments », déclare
Abir Saadi, vice-présidente du syndicat et fondatrice du
Comité de protection des journalistes.
Dans un
pays en pleine ébullition, les messages circulent
aujourd’hui sur Twitter donnant des conseils aux activistes
avant d’aller rejoindre la place Tahrir : « Déjeune comme il
le faut, prends un sac à dos, un masque contre les gaz, des
lunettes de nageur, écris ton nom sur ton bras et laisse tes
coordonnées sur ton portable avant d’y aller ». Mentionner
son nom et son numéro de téléphone est une chose que les
activistes internautes n’oublient pas de faire. « Si
quelqu’un tombe sur le champ d’honneur, au moins, on
connaîtra son identité et en cas d’arrestation, on pourra
transmettre un message sur portable à ses proches », lance
Fatma, l’épouse de Malek Moustafa, activiste qui a été
blessé à l’œil. Fatma, qui était elle aussi présente à
Tahrir, a appris cette mauvaise nouvelle sur Twitter.
« Le
régime connaît les personnes à cibler »
L’idée
d’inscrire son identité sur le bras est née suite à la mort
et l’arrestation de plusieurs activistes et journalistes. Le
blogueur Alaa Abdel-Fattah, arrêté après les affrontements
de Maspero, a comparu devant le tribunal militaire. Malek
Moustafa, un des blogueurs et activistes les plus influents
sur Twitter, a aussi perdu un œil. Ce blogueur qui a été
arrêté en 2006 avec Alaa Abdel-Fattah ne cesse de lancer des
appels à une grève de la faim collective comme signe de
solidarité avec Abdel-Fattah.
Quand
Malek a perdu son œil, Manal, la femme de Abdel-Fattah et sa
partenaire sur son célèbre blog, avait rédigé sur Twitter :
« Le régime connaît les personnes à cibler ». Ce n’est pas
tout. Mona Al-Tahawi, journaliste et activiste, a eu les
deux bras fracturés après avoir été torturée et harcelée au
siège du ministère de l’Intérieur au centre-ville.
L’activiste Ahmad Harara qui avait perdu l’œil droit le jour
du vendredi de la colère, le 28 janvier, a perdu le second
œil lors des derniers événements. Des balles qui ciblent les
jeunes Egyptiens les plus engagés.
Le jeune
politicien Abdel-Qader Al-Sénoussi, 25 ans, fondateur du
parti Al-Tayyar al-masri, a trouvé la mort. Il a été blessé
mortellement par un sniper lors des affrontements qui ont eu
lieu devant l’immeuble de la sécurité à Alexandrie. Ossama
Al-Wardani, jeune cinéaste qui vient de recevoir le prix du
festival Hanovre sur la révolution libyenne, a failli perdre
son œil. « Une chance que cette balle se soit plantée dans
un os et n’ait pas atteint la rétine », commente Lina, la
sœur de la victime, encore sous traitement. Une vague de
violence menée contre les activistes, photographes et
journalistes, qualifiée par le journal The Independent «
d’attaque contre l’esprit de la révolution ». Ce journal est
même allé plus loin en prévoyant qu’une nouvelle révolution
serait sur le point de se déclencher.
Lors
d’une assemblée générale au syndicat des Journalistes, les
travailleurs ont décidé de faire une marche le 22 novembre
jusqu’au bureau du procureur général pour protester contre
la violence menée à la fois contre les activistes et les
journalistes. Le lendemain, à l’occasion de la Journée
mondiale de la poursuite des agresseurs des journalistes
lancée par l’Union internationale de la presse, les membres
du syndicat ont fait un sit-in silencieux durant lequel les
photographes ont porté haut leurs caméras. Une conférence
s’est tenue par la suite pour réclamer plus de protection
pour les journalistes, et ce après avoir respecté une minute
de silence pour les 95 journalistes qui ont trouvé la mort à
travers le monde en 2011 (dont 22 durant les différentes
révolutions arabes).
Un moyen
de terroriser les journalistes et activistes ? Peut-être.
Surtout que l’Egypte est considérée comme un « environnement
hostile », c’est-à-dire une région à haut risque. « On y
envoie actuellement des correspondants militaires pour
travailler dans des conditions périlleuses », avance Abir
Saadi.
Hossam
Diab, chef du département des photographes au journal Al-Masry
Al-Youm, partage cet avis. Il déclare que suite à l’attaque
menée contre les photographes, il a essayé de faire le tour
des sociétés d’assurance. « Personne n’a voulu signer de
contrat avec les photographes à cause du danger qu’ils
affrontent dans la rue », confie Diab.
Entraver
la tâche
Autre
fait et qui aggrave la situation, comme l’affirme Ahmad
Abdel-Fattah : « Ici, on n’a pas cette culture de protéger
les journalistes contre les dangers ». Il ajoute qu’il a
travaillé dans des régions très risquées comme Gaza, l’est
de l’Afrique, ou la Libye. « Là-bas, j’ai remarqué que les
journalistes étrangers avaient suivi un entraînement adéquat
pour se protéger. Alors qu’ici, cela n’existe pas et les
équipements pouvant leur garantir un minimum de sécurité
comme les vestes et les masques à gaz ne sont pas à la
portée de tout le monde ». Une chose qui peut entraver la
tâche à tout journaliste en quête de vérité et épris de
justice. « Aujourd’hui, un photographe est considéré comme
un héros. Celui-ci se jette dans la gueule du loup sans
savoir ce qui l’attend. Il doit être aux premiers rangs pour
saisir la belle photo et ce, sans avoir la moindre
protection, son seul désir est de divulguer la vérité et
dévoiler l’oppression du régime », assure Ahmad Abdel-Latif,
photographe du quotidien Al-Shorouk Al-Guédid, qui a été
blessé à la jambe lors des derniers incidents à la place
Tahrir.
Une
situation qui menace la liberté d’expression. C’est pourquoi
le syndicat des Journalistes a pris une initiative ayant
pour objectif de garantir un minimum de sécurité pour ses
adhérents. « Actuellement, on organise un stage de 14
matières avec 884 instructeurs venant des quatre coins du
monde pour former les journalistes à travailler dans les
régions à hauts risques », confie Abir Saadi qui ne cesse
d’envoyer aux membres du syndicat des SMS, diffusés par
l’Union internationale des journalistes, concernant les
moyens de protection contre les gaz.
De
même, les activistes ont récemment pris une autre initiative
comme réaction aux attaques menées contre eux. Une annonce
publiée sur Facebook, Twitter et sur YouTube a montré la
photo de l’officier nommé le sniper des yeux, Al-Chénnawi.
Ces activistes internautes sont même allés plus loin en
consacrant une somme de 5 000 L.E. comme récompense à celui
qui arrêtera ce policier. Une campagne qui a fini par faire
pression sur les responsables au ministère de l’Intérieur et
ce policier a fini par se rendre.
Un moyen
de faire pression sur tout officier qui oserait tirer sur
les yeux d’un manifestant, mettant ainsi fin à sa carrière
comme c’est le cas du dentiste Harara, le photographe Abdel-Fattah
ou le cinéaste Al-Wardani.
Sur
Twitter, l’activiste Dalia Ezzat continue son périple malgré
les nombreuses difficultés et intimidations et a rédigé un
tweet audacieux : « Plus on perdra des yeux, plus notre
vision sera claire ».
Dina
Darwich