Le nom du Turc Faruk Turunz
est synonyme d’authenticité dans la fabrication du luth
oriental. Sans être musicien, il se proclame maître du oud,
à sa manière.
Fabricant de musique
Pendant les journées du Forum international du luth, il ne
pouvait passer inaperçu, revêtant toujours son allure
souriante et modeste. A l’Opéra du Caire ou à la réception
de l’hôtel de Zamalek où il logeait, tout le monde venait
vers lui pour le saluer. Par estime et gratitude. On lui
serrait la main, le prenait dans les bras … car c’est le
cheikh des fabricants du oud (luth oriental) en Turquie.
Faruk Turunz maintient les secrets de son instrument, en
véritable connaisseur des mélodies orientales. « Mon premier
et meilleur luth est signé Faruk Turunz », lance à haute
voix le luthiste émirati Faysal Al-Sary. En fait, le nom de
Faruk Turunz est plutôt un gage d’originalité impeccable.
Entre musiciens et luthistes de par le monde, on se vante
d’avoir parmi ses collections un modèle signé Turunz.
Invité d’honneur du Forum international du luth tenu
récemment au Caire, il dévoile les techniques du métier. «
J’aime partager mes secrets avec autrui. Or, il existe un
grand écart entre les fabricants du luth et la société. Nous
devons assumer notre responsabilité et partager nos
connaissances pour éclairer la société. Depuis longtemps, on
parle de tabous, de secrets. Moi, je ne crois pas en tout
cela. Le savoir existe, la technologie aussi. Et l’homme,
par curiosité, veut toujours connaître ce qui se passe
ailleurs dans le monde. Eclairer les gens est une
responsabilité qui mène au développement. Tant qu’on est
ouvert d’esprit, on ne trouve pas de mal à communiquer ses
connaissances à autrui », souligne Faruk Turunz, plutôt un
artisan qui croit au pouvoir de la connaissance et de la
reconnaissance. « Al-Maarefa en arabe comporte aussi la
reconnaissance de la valeur d’une personne. C’est un geste
d’appréciation. En Occident, chaque musicien dévoile le nom
du fabricant de son instrument. On n’a pas l’habitude d’agir
ainsi en notre société. On tire notre énergie non pas du
travail ni de l’argent, mais de cette sorte de
reconnaissance. C’est un acte humain important »,
explique-t-il. Que faire pour changer alors la situation ?
Turunz ne réfléchit pas trop. Un jour, durant le concert
d’un jeune luthiste turc, il lui a posé amicalement la
question : « Pourquoi ne pas mentionner mon nom ? ».
Le luthiste répondit : « Je n’y avais pas songé. Désormais,
je marquerais ton nom sur tous mes CD ». Un premier pas.
Créer, de ses propres mains, un instrument musical était «
un rêve enfantin que j’ai gardé longtemps en moi »,
avoue-t-il. Son rapport avec la musique remonte à son âge
tendre. Sa mère a voulu que son enfant joue de la musique.
La mandoline était alors l’instrument répandu à l’école
primaire, lui permettant de jouer quelques chansons
enfantines. « Mon père partageait ma passion pour la
musique. Il jouait avec moi de la mandoline, mais avait
compris que c’était un instrument limité. En fait, ce n’est
pas le bon instrument pour les mélodies orientales »,
raconte-t-il. Au père, en quête d’instrument convenable, on
a conseillé d’acheter un luth. « Un jour, mon père est
rentré avec un oud. J’étais complètement ébloui. Je n’avais
jamais vu d’instrument aussi beau et fascinant », se
rappelle-t-il. Un coup de foudre ? Certainement. « Le
lendemain, mon père sortait pour le travail et j’ai pris le
luth entre les mains pour jouer. Mais le soir, quand il est
rentré, il a découvert que le son de l’instrument n’était
pas le même que celui de la veille. Avec une petite voix,
j’ai dit : peut-être c’est une question d’ajustement. Il a
donc compris, et d’un regard furieux, il a crié : Faruk !
Interdit d’approcher le luth ! ». Le petit Faruk n’était pas
aussi obéissant que son père le pensait. Dès que ce dernier
sortait, Faruk se précipitait pour jouer du luth. Il
demandait à sa mère s’il y avait moyen d’ajuster le luth
pour jouer de la musique, et aussi pour que son père ne
découvre pas son affaire. Sa mère lui a donné un coup de
pouce. Et pour quelques temps, Faruk jouait du luth en
cachette. « Un soir, mon père a invité un de ses amis à
venir pour jouer de la musique. Ils essayaient tous les deux
d’interpréter un ancien morceau turc. A chaque fois, ils
produisaient de fausses notes ». Une occasion pour le petit
de tenter sa chance en disant : « Papa ! Laissez-moi faire
». Et il se mettait à jouer de manière extraordinaire. Le
père, étonné et ravi, se résigne : « Faruk ! Tu peux
désormais jouer du luth comme tu veux ».
« Je joue un petit peu, mais je ne prétends pas être ni
musicien, ni luthiste. Je suis un fabricant de oud ». Il en
est fier.
Au cycle secondaire, à l’atelier d’artisanat et de
menuiserie, Faruk se contentait de créer des objets et
rêvait un jour de fabriquer un instrument musical.
Cependant, il avait du mal à trouver le bon chemin. A
l’université, il a étudié les sciences politiques pendant
trois ans. Insatisfait, il a quitté la faculté pour se
lancer dans d’autres études et d’autres métiers.
Pendant un certain temps, Faruk Turunz a travaillé comme
enseignant dans les écoles primaires en province. Se
déplaçant pour Istanbul, il a continué à enseigner et à
offrir à ses élèves l’occasion de fabriquer eux-mêmes un
instrument de musique. « A l’époque, j’ai pu fabriquer avec
eux un chümbüsh (une sorte de luth à manche longue) ».
L’occasion était propice afin d’étudier dans l’Académie des
arts, le soir. Et il s’est joint à la section « Architecture
», étant la classe disponible. Marié et père d’un enfant, il
n’a pas pu suivre ses cours et fonda avec ses collègues un
atelier d’artisanat pour les objets de décoration.
Petit à petit, Turunz construit son business, satisfaisant
et stable. Et il tente de temps à autre de fabriquer, avec
des outils simples, un instrument musical pour des amateurs.
« Un client d’Anatolie m’a chargé de fabriquer 350 boîtes
décoratives avec du bois et du verre. C’était un bon deal.
Les boîtes ont été fabriquées et chargées vers l’Anatolie.
Mais faute d’expérience, le bois que j’ai utilisé n’allait
pas de pair avec la chaleur de cette ville. En trois mois,
toutes les boîtes ont craqué et j’ai payé une indemnisation.
J’ai dû alors vendre toutes les machines et tous les outils
de travail. C’était très dur. Je ne trouvais plus le sommeil
et souvent, je regardais ma femme et mon bébé, sans trop
savoir quoi faire », se souvient-il, les larmes aux yeux.
Il se lève un petit peu, allume une cigarette en pleurant.
Son visage tout rouge d’émotion. Les jeunes luthistes
présents dans les parages réussissent à le calmer. Il leur
adresse la parole en disant : « Oh ! La vie n’est pas
toujours facile ». Puis, il reprend son histoire : « Ma
femme, voyant ma forte détresse, m’a dit un soir : Faruk, tu
as un bébé. On a besoin de toi. Il faut t’en sortir.
Pourquoi ne pas fabriquer des ouds ? As-tu besoin de toutes
ces machines et ces outils pour le faire ? Je lui ai répondu
: bonne idée ; je n’ai pas besoin de grandes machines ».
Il a alors créé un très bel instrument en bois qui ne
produisait pas de son. Turunz rit et ajoute : « Il m’a fallu
dix ans d’expérience pour découvrir le bon chemin ». Une
fois, un musicien l’a chargé de faire un oud suivant le
modèle existant dans son atelier et un deuxième avec du bois
plus foncé. Il a répondu aux besoins du client lequel a
trouvé que le son de l’instrument n’était pas bon. J’étais
furieux : « Pourquoi ne l’as-tu pas précisé dès le début ?
En fait, je savais parfaitement que le son était vraiment
mauvais, mais je ne voulais pas l’admettre ». Un autre défi.
Comment travailler le côté acoustique de l’instrument ? «
J’ai cherché partout dans les bibliothèques sans rien
trouver. Et puis, je me suis dit : Es-tu stupide ? le oud
est un objet physique, le son aussi. Donc, je dois chercher
des études sur le son et la vibration des cordes ». Il a
emprunté un livre au cousin de sa femme, étudiant
d’ingénierie, sur la physique et le son. Dans les premiers
chapitres, il a pu trouver des formules et des équations sur
lesquelles repose l’émission du son dans un moteur. « Il
fallait appliquer ces théories physiques sur le oud, et j’ai
réussi à donner à l’instrument les mesures et les
ajustements nécessaires pour émettre le son voulu ».
Progressivement, la clientèle augmente. Et Turunz répond à
leurs exigences. Uldar, père des fabricants du oud turc,
était lui-même ébloui de son œuvre, lui promettant une
grande renommée et une clientèle élitiste. « A chaque
voyage, je mentionnais ton nom, je conseillais aux musiciens
et luthistes d’aller chez vous pour trouver le bon oud ». Ce
dernier a tenu sa parole. Turunz travaillait encore sur les
équations et les formules physiques et développait une
théorie concernant les mesures du luth « The Brace Tuning
System » (le système d’ajustement et d’accordage des portées
musicales en harmonie). Une théorie qui lui permet de
fabriquer tout genre de luth : arabe, égyptien, turc ou
autres. « Avec les logiciels nécessaires, je maintiens les
détails et techniques acoustiques nécessaires qui répondent
aux volontés des musiciens et artistes. Il faut donc
respecter ces notes en fabriquant », sourit-il, en dévoilant
ses secrets. « Je rencontre des artistes et musiciens en
quête de oud et je me sens obligé de répondre à leurs
besoins, découvrant de nouvelles idées et techniques »,
souligne-t-il, content d’assumer son rôle. Turunz est fait
pour la fabrication du oud, ce rêve enfantin du passé.
May
Sélim