Précarité
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Insalubrité, vétusté et promiscuité bercent le quotidien des
occupants d’un logement nommé « l’hôpital » à Hélouan. Nom
étrange, architecture particulière, et surtout conditions de
vie inhumaines vécues par ces habitants qui expriment leur
ras-le-bol.
La maison-hôpital
On
a surnommé ce lieu « l’hôpital ». Un nom qui, au sens
littéral comme au figuré, n’exprime guère sa signification.
En effet, l’endroit dont on parle n’est ni un centre
hospitalier ni un immeuble composé de plusieurs étages, mais
une habitation tout à fait singulière. Son emplacement est
Al-Ezba al-qébliya, un îlot misérable entouré de tours en
béton et situé à Al-Gabassa, en plein cœur du gouvernorat de
Hélouan. Là, des dizaines de familles s’entassent dans cette
bâtisse délabrée et dans des conditions de vie inhumaines.
Pourtant, ce ne sont pas des logements destinés aux pauvres
comme ceux que l’on rencontre dans les bidonvilles, ici la
situation diffère, à commencer par l’appellation de
l’endroit, son architecture et ses occupants. « On ne sait
pas pourquoi on l’a surnommé la maison-hôpital. La chose la
plus amusante est qu’on ne cesse de recevoir des lettres
envoyées par des malades, se trompant d’adresse », ironise
hadja Oum Mohamad, une des locataires de cet endroit depuis
trente ans. Et d’ajouter : « C’est peut-être à cause du
manque d’hygiène, vous pouvez le constater par vous-mêmes
avec ces odeurs nauséabondes qui empestent le lieu ». En
fait, l’image est accablante. A comparer aux autres, la
façade de cette habitation composée de trois étages est bien
vétuste. Les quelques murs qui existent sont fissurés et
laissent filtrer le jour, idem pour les toits qui donnent
l’occasion aux passants de regarder ce qui se passe à
l’intérieur ou saluer les locataires. L’endroit est lugubre,
et plus on avance plus on a du mal à respirer tant les
odeurs sont insupportables. Il faut aussi monter les
escaliers sur la pointe des pieds, car les marches risquent
de s’écrouler sous votre poids. Toutes les portes et les
fenêtres tiennent difficilement en place. Arrivé au premier
étage, on a l’impression de se trouver dans un hôpital. Une
vingtaine de chambres donnent accès à un long corridor.
Collées les unes aux autres, elles font office de logements
pour environ trente familles démunies. A vrai dire, le
propriétaire a exploité le moindre espace pour construire le
plus grand nombre de pièces, étant donné que l’endroit est
spacieux. Comme bien d’autres, cette habitation a été
construite à une époque où il n’existait pas de comité de
logement pour contrôler les dépassements, et donc côté
construction, c’était l’anarchie totale, surtout dans les
zones sauvages. Chaque propriétaire bâtissait son immeuble à
sa manière et selon ses moyens. Il avait le droit de choisir
à sa guise la superficie, l’emplacement et le nombre
d’étages qu’il désire. Dans cet endroit vétuste, les pièces
sont exiguës et abritent des familles composées en moyenne
de 5 à 8 enfants. Elles servent à tout, y compris de
cuisine. Dans chaque étage il existe des toilettes
constituées de latrines et d’un robinet qui sert pour la
douche. Ces toilettes sombres et exiguës, que se partagent
les locataires, se trouvent au bout de chaque couloir. Des
toilettes sales et exiguës où il est impossible de
s’agenouiller facilement sont placées au bout du couloir
pour servir les habitants dans chaque étage. Avoir des
toilettes personnelles serait trop luxueux. Et pour ces 200
résidents, se partager deux toilettes, étant donné que le
troisième ne fonctionne pas, c’est le grand défi. Nasrah
rapporte qu’elle est obligée de faire ses besoins et passer
aux toilettes à l’aube. Elle doit se réveiller à 4h du
matin, sans cela, elle risque de faire la queue pour
attendre son tour. « Je me réveille très tôt pour avoir le
temps de prendre ma douche, faire ma vaisselle et laver mon
linge, etc. », dit-elle, tout en confiant que son mari, un
maçon, et d’autres ne peuvent pas occuper la salle de bains
plus que 5 minutes et en sortent parfois sans avoir eu le
temps de se laver le visage. « Mais que peut faire une
personne prise par un besoin pressant ? », s’indigne hadja
Oum Mohamad. Cette femme âgée de 60 ans, diabétique, a
besoin d’aller constamment aux toilettes. A chaque fois,
elle se trouve confrontée au même problème, celui d’attendre
son tour. Une fois elle descend à l’étage d’en bas, une
autre fois elle se rend chez une voisine dans le bâtiment
d’à côté, sinon la plupart du temps, elle fait ses besoins
dans un sceau qu’elle cache derrière la porte. Son seul rêve
: disposer d’un lieu d’aisances à elle seule.
Insalubrité, vétusté et promiscuité bercent le quotidien de
ces familles qui expriment leur ras-le-bol. « Cela fait une
dizaine d’années que je vis dans cette demeure, l’exiguïté
du logement me contraint à dormir par terre pour laisser mon
lit à mes cinq enfants. Notre grand problème ce sont les
égouts qui lorsqu’ils se bouchent inondent les pièces d’un
liquide nauséabond. Il m’est arrivé de passer toute une
journée à vider ma chambre de cette eau sale et fétide qui
m’arrive jusqu’aux genoux », explique Ragab Mohamad,
asthmatique et souffrant de rhumatisme. Il confie que la
vétusté de l’appartement n’a pas empêché le propriétaire
d’exiger 200 L.E. de loyer à son nouveau voisin, alors que,
lui, il paie 50 L.E. par mois. Sans compter les 17 000 L.E.
de la facture d’eau que les locataires n’ont pas encore
payée et donc les coupures d’eau sont courantes. Une façon
de faire pression sur ces pauvres locataires.
Une culture de vie commune
Une
scène courante lorsqu’une canalisation se rompt ou quand il
pleut et que les chambres se trouvent inondées d’eau. De
l’eau sale où des oies et des canards viennent barboter. Car
dans ce milieu, les gens n’hésitent pas à faire de l’élevage
de volailles. Quant à l’état des murs, il est à déplorer.
Ils sont écaillés, sales et tachés d’humidité avec des trous
partout ; même dans les plafonds, laissant ainsi le passage
à de nouveaux locataires : cafards et souris y ayant élu
domicile. La présence de ces invités indésirables ne
surprend guère les enfants. Quant au mobilier, il est le
même dans toutes les chambres. Un ou deux lits, des
couvertures usées et trouées, parfois une chaise et une
table sur laquelle est placé une télévision d’occasion que
certains ont pu acheter. Et le comble du luxe, un
ventilateur, seul moyen d’avoir un peu d’air, car les
fenêtres sont tellement petites qu’elles ne permettent pas à
l’air de circuler. Et comme séparation entre les chambres,
un rideau qui permet au locataire de vivre un peu dans
l’intimité. Et les après-midi, dans le couloir de chaque
étage, les femmes installent une machine à laver et lavent
le linge à tour de rôle.
En effet, cette vie en communauté s’étend jusque dans les
couloirs où cet esprit de solidarité se fait sentir. Les
unes s’entraident pour faire la vaisselle ou laver le linge,
d’autres cuisinent ensemble tandis que deux compagnes de
chambre plus jeunes papotent dans un coin. Quant aux hommes,
ils préfèrent laisser l’espace des couloirs aux femmes pour
qu’elles soient plus à l’aise. Ils se rassemblent ailleurs,
pour fumer une cigarette ou boire un thé. Un moment de
détente, avant de reprendre la routine de tous les jours.
Une vie souvent bien difficile, mais ces gens tentent de
prendre leur mal en patience face aux conditions inhumaines
dans lesquelles ils vivent. Un endroit où la misère a
atteint son apogée et où la santé est mise à rude épreuve.
En effet, beaucoup sont atteints de maladies chroniques et
de handicaps, surtout les enfants, et les plus vieux sont
atteints de cécité et évidemment sans aucun espoir de
retrouver la vue. Quant aux catastrophes, il n’en manque
pas. Une nuit, tout le monde s’est réveillé en sursaut. Une
chambre a pris feu et l’incendie a provoqué la mort d’un
enfant de quatre ans. Effrayés, les habitants ont couru vers
la rue de peur d’être brûlés.
Et bien que le pire ait été évité, cet incendie a fait des
dégâts et est ainsi perçu comme un signal d’alarme. Les
habitants ont porté plainte plusieurs fois auprès de la
municipalité, des députés du Parlement et des médias, mais
personne ne veut s’en soucier. « Dans les années 1950, la
construction d’une maison revenait à peine à 300 L.E. Donc,
même si elle tombe en ruine, c’est une poule aux œufs d’or
pour le propriétaire, qui rêve de la voir complètement
démolie pour construire à sa place un grand immeuble. C’est
pourquoi il ne veut faire ni de réparation ni de
restauration », explique Eid Ibrahim, un des habitants. Et
d’ajouter : « Nous, les locataires, préférons vivre dans ce
bâtiment qui menace de s’écrouler, car en trouver un autre
pour nous abriter est une mission impossible. Nous
continuons de verser le loyer chaque mois afin de conserver
ce toit qui nous protège ». Vivant dans ce statu quo, les
habitants défendent bec et ongles leurs logements. Ils
préfèrent plutôt mourir qu’être expulsés dans la rue et se
partager une tente à l’instar de ceux de Doweiqa. « Nous ne
voulons pas de nouveaux logements, un rêve impossible à
réaliser, seulement nous demandons à la municipalité de nous
aider à restaurer ce bâtiment et à réparer les fissures
existant sur les murs et les toits, de nous faire construire
une salle de bains et de nous laisser vivre sereinement dans
ce trou à rat », conclut hadja Oum Mohamad qui envie parfois
aux rats le privilège de vivre et circuler en pleine
liberté.
Chahinaz Gheith