Avec humour et émotion, l’écrivain palestinien
Rabhé Madhoune
décrit dans cet extrait de son roman Al-Sayeda men
Tel-Abib (la dame est de Tel-Aviv) l’ambiance du retour de
Walid Dahman, expatrié depuis 38 ans, la mutation des lieux
et l’attente éternelle de la mère.
Les histoires de Walid Dahman
Demain matin arrive Walid Dahman de Gaza. Sa mère n’en croit
pas ses yeux. Elle pense que c’est une rumeur, une histoire
insensée tout comme le retour des Palestiniens à leur terre.
Elle demande tous les matins : « Mon fils va vraiment
revenir et je vais le voir avant ma mort ? … Je vais lui
raconter ce que je lui ai caché et il va me raconter ce que
je n’ai pas su ? »
Cela fait trente-huit années qu’elle ressasse la même
question. Elle tend l’oreille au chuchotement de la brise et
l’écho de sa question lui remplit les oreilles. Elle
rassemble son rêve brisé sous ses couvertures, et le soir,
elle finit par s’endormir avec la désillusion pour se
réveiller le lendemain avec la même question. Quand Walid
lui parla au téléphone, elle crut entendre sa voix de
Londres : « Je viens à Gaza, mère, je rentre au pays ». Elle
ne le crut pas et elle trembla comme envahie par la fièvre à
cause de la surprise : « Et qu’est-ce qui t’emmène après
cette longue séparation ? ».
Walid arrive aux environs de 9h. Sa visite n’est plus une
idée ou une simple éventualité. Il a effectivement acheté un
billet pour Tel-Aviv. Il a choisi l’heure où il allait
débarquer chez sa mère, afin qu’ils prennent leur
petit-déjeuner ensemble. Il dit qu’elle préparait ce
petit-déjeuner depuis trente-huit ans et qu’il était temps
qu’ils le prennent ensemble.
Il porta sa grosse valise. Il posa une plus petite sur son
épaule gauche. Il glissa son passeport anglais dans la poche
de sa chemise directement au-dessus de son cœur. Il ferma la
porte derrière lui et s’en alla.
Walid va rencontrer sa mère dans un appartement où il n’a
jamais mis le pied et qu’on nomme « l’appartement du dernier
célibataire ». L’appartement se compose de deux pièces dont
il va habiter une, qui donne sur deux rues. La pièce est
meublée d’un lit en bois, d’un grand sommier et d’un modeste
bureau devant lequel Walid allait souvent s’installer. Il
fera le tour des nombreux sites Internet. Il lancera un coup
d’œil sur ses messages électroniques et y répondra. Il
poursuivra la rédaction de son quatrième roman : La patrie
de l’ombre, dont de nombreux détails attendent ce qui
adviendra au cours de son séjour.
Walid ne sait pas qu’il se réveillera tous les matins avec
un soleil déjà utilisé, celui du Kibboutz juif de Doreit.
Tout doucement, il s’habituera à ce phénomène étrange et
fera comme les autres : laver le soleil avec les espoirs et
le débarrasser des ombres des possibles, pour qu’il reste
propre toute la journée. Mais dès qu’il prendra le chemin du
soir, il sera récupéré par les habitants de « Nasant » avant
le coucher du soleil. Walid, tout comme les autres, entend
alors des voix qui brisent ses rayons au travers des
barbelés et des chantiers militaires protégés par des
centres d’inspection. Et le matin, le soleil se lève à
nouveau en feu.
L’appartement du « dernier célibataire » se situe au
quatrième étage d’un immeuble construit sur une ligne
illusoire qui sépare les deux camps de réfugiés de Lahia et
Gabalia, pour faire en sorte qu’ils fassent partie de deux
villes.
L’immeuble est composé de sept appartements. Sur une partie
de la terrasse se trouve un petit poulailler. Dans cet
espace se trouve deux grandes cages pour héberger dix
couples de pigeons du terroir et quatre autres cages plus
grandes pour y héberger vingt poules bâtardes.
Ce que ne savait pas Walid parmi tant d’autres choses, c’est
que cet immeuble avait été construit par son cousin Nar El
Din Dahman, et que cela avait eu lieu au moment du boom
économique dans les années 1970 du siècle passé. A ce
moment, Israël acheta des jeunes gens de Gaza aux bras
bronzés par le soleil des après-midi et salés par la brise
de la mer. Il avait acheté des années de leur vie, qui
coulaient telles une sueur limpide qui avait nourri les
plantations et le mélangea au béton des colonies. Israël
lava les rues et en produit les meilleurs breuvages et les
meilleurs aliments.
Nasr El Din était un jeune homme en pleine forme, grand de
taille et aux larges épaules tel le tronc d’une montagne. Il
avait également des bras très forts et des mains rêches qui
rendaient une pièce d’argent qu’il avait manipulée entre ses
mains méconnaissables. Et si, par malheur, il abattait de
son poing une amande sèche contre une pierre, les 80 000
habitants de Lahia et de Gabalia entendaient les petits
morceaux de son épluchure qui se mettaient à gémir alors
qu’ils se cognaient brutalement contre les murs des voisins.
Nasr El Din portait le bouc de son grand-père Abbass —
(qu’il avait acheté pour le louer dans les saisons de
couplages du bétail. C’était un bouc aux poils clairs et aux
yeux couleur de miel avec une barbe lisse et rouge qui
ressemblait énormément à celle du grand-père) — sur ses
épaules comme quelqu’un qui porterait un chaton. Et
pourtant, il était bel homme et avait de beaux traits avec
une peau halée foncée plutôt rugueuse qu’adoraient les
femmes.
Nasr n’eut pas conscience de cela ou n’en comprit pas la
valeur. Il haïssait sa peau et disait qu’elle avait la
couleur des aubergines du terroir. Et à cause de cela se mit
à haïr tout ce qui avait à faire aux aubergines et toutes
les chansons d’amour qui parlaient des hommes à la peau
basanée. Pour cette même raison, il se mit à haïr Gregor
Mendel et ne cessa de décrire le fondateur viennois de
l’hérédité d’imbécile et le taxa de menteur et
d’opportuniste. Un matin, en présence du professeur de
biologie à l’école secondaire, il annonça que si les lois de
l’hérédité de Mendel étaient correctes, il n’aurait pas
hérité les traits de sa mère et il aurait plutôt hérité les
traits de son père et ses grands yeux bleus couleur de mer
avec ses cheveux blonds qui auraient fait l’envie des sables
dorés de ses plages, ainsi qu’un teint cuivré tel des
épluchures de grenades.
Le professeur se mit à rire et se mit à applaudir à Nasr El
Din et à ses camarades à la peau foncée.
Nasr El Din eut beaucoup de métiers. De grands murs
d’appartements dans des colonies juives furent érigés par
ses épaules. De nombreuses colonies, villes et villages
israéliens déversèrent leurs détritus dans des sacs qu’il
transporta inlassablement dans des camions avec une élégance
exagérée. Sur ses épaules poussèrent les pommiers et les
granges de raisins, et sur son dos les terres de fruits
préparèrent leur récolte pour l’exportation.
Il disparaissait en Israël deux jours ou plus et quelquefois
une semaine entière. Il vendait au patron israélien toute sa
journée. Et lorsque tombait la nuit, Nasr El Din étendait la
fatigue de la journée et se couvrait d’obscurité. Durant dix
ans de travail, il put économiser quelques milliers de
dollars qui lui permirent de construire une demeure d’un
seul étage pour ses parents. Une demeure qui s’éleva au
cours des ans, grâce à la sueur de ses grands enfants qui ne
trouvèrent pas où la laisser couler. La demeure se
transforma en une bâtisse de quatre étages et prit le nom
des Nasr et fut enviée par de nombreux autres immeubles qui
existent encore ainsi que d’autres qui furent supprimés par
les tracteurs de la colonisation et qui disparurent sans
avoir porté de noms.
Walid savait que Nasr El Din avait eu sept enfants. Il se
souvenait de cinq d’entre eux aux noms perdus sur des
visages imaginés et deux filles dont les noms lui
rappelaient des histoires qu’il avait souvent entendues.
C’était une grâce qui lui permettait de s’imaginer les uns
et les autres comme il le désirait et de changer leurs
traits quand il le voulait. Ils étaient quelquefois blonds,
d’autres bruns et quelquefois tout simplement jaunâtres. Ils
s’introduisaient dans sa mémoire quelquefois et en sortaient
d’autres fois sans traits. Et lorsque ce jeu le lassait, il
en faisait des copies conformes du jeune homme Nasr El Din,
et lui collait leurs noms.
(…).
Traduction de Soheir Fahmi