Al-Ahram Hebdo, Littérature | Rabhé Madhoune, Les histoires de Walid Dahman

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 Semaine du 29 septembre au 5 octobre 2010, numéro 838

 

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Littérature

Avec humour et émotion, l’écrivain palestinien Rabhé Madhoune décrit dans cet extrait de son roman Al-Sayeda men Tel-Abib (la dame est de Tel-Aviv) l’ambiance du retour de Walid Dahman, expatrié depuis 38 ans, la mutation des lieux et l’attente éternelle de la mère.

Les histoires de Walid Dahman

Demain matin arrive Walid Dahman de Gaza. Sa mère n’en croit pas ses yeux. Elle pense que c’est une rumeur, une histoire insensée tout comme le retour des Palestiniens à leur terre.

Elle demande tous les matins : « Mon fils va vraiment revenir et je vais le voir avant ma mort ? … Je vais lui raconter ce que je lui ai caché et il va me raconter ce que je n’ai pas su ? »

Cela fait trente-huit années qu’elle ressasse la même question. Elle tend l’oreille au chuchotement de la brise et l’écho de sa question lui remplit les oreilles. Elle rassemble son rêve brisé sous ses couvertures, et le soir, elle finit par s’endormir avec la désillusion pour se réveiller le lendemain avec la même question. Quand Walid lui parla au téléphone, elle crut entendre sa voix de Londres : « Je viens à Gaza, mère, je rentre au pays ». Elle ne le crut pas et elle trembla comme envahie par la fièvre à cause de la surprise : « Et qu’est-ce qui t’emmène après cette longue séparation ? ».

Walid arrive aux environs de 9h. Sa visite n’est plus une idée ou une simple éventualité. Il a effectivement acheté un billet pour Tel-Aviv. Il a choisi l’heure où il allait débarquer chez sa mère, afin qu’ils prennent leur petit-déjeuner ensemble. Il dit qu’elle préparait ce petit-déjeuner depuis trente-huit ans et qu’il était temps qu’ils le prennent ensemble.

Il porta sa grosse valise. Il posa une plus petite sur son épaule gauche. Il glissa son passeport anglais dans la poche de sa chemise directement au-dessus de son cœur. Il ferma la porte derrière lui et s’en alla.

Walid va rencontrer sa mère dans un appartement où il n’a jamais mis le pied et qu’on nomme « l’appartement du dernier célibataire ». L’appartement se compose de deux pièces dont il va habiter une, qui donne sur deux rues. La pièce est meublée d’un lit en bois, d’un grand sommier et d’un modeste bureau devant lequel Walid allait souvent s’installer. Il fera le tour des nombreux sites Internet. Il lancera un coup d’œil sur ses messages électroniques et y répondra. Il poursuivra la rédaction de son quatrième roman : La patrie de l’ombre, dont de nombreux détails attendent ce qui adviendra au cours de son séjour.

Walid ne sait pas qu’il se réveillera tous les matins avec un soleil déjà utilisé, celui du Kibboutz juif de Doreit. Tout doucement, il s’habituera à ce phénomène étrange et fera comme les autres : laver le soleil avec les espoirs et le débarrasser des ombres des possibles, pour qu’il reste propre toute la journée. Mais dès qu’il prendra le chemin du soir, il sera récupéré par les habitants de « Nasant » avant le coucher du soleil. Walid, tout comme les autres, entend alors des voix qui brisent ses rayons au travers des barbelés et des chantiers militaires protégés par des centres d’inspection. Et le matin, le soleil se lève à nouveau en feu.

L’appartement du « dernier célibataire » se situe au quatrième étage d’un immeuble construit sur une ligne illusoire qui sépare les deux camps de réfugiés de Lahia et Gabalia, pour faire en sorte qu’ils fassent partie de deux villes.

L’immeuble est composé de sept appartements. Sur une partie de la terrasse se trouve un petit poulailler. Dans cet espace se trouve deux grandes cages pour héberger dix couples de pigeons du terroir et quatre autres cages plus grandes pour y héberger vingt poules bâtardes.

Ce que ne savait pas Walid parmi tant d’autres choses, c’est que cet immeuble avait été construit par son cousin Nar El Din Dahman, et que cela avait eu lieu au moment du boom économique dans les années 1970 du siècle passé. A ce moment, Israël acheta des jeunes gens de Gaza aux bras bronzés par le soleil des après-midi et salés par la brise de la mer. Il avait acheté des années de leur vie, qui coulaient telles une sueur limpide qui avait nourri les plantations et le mélangea au béton des colonies. Israël lava les rues et en produit les meilleurs breuvages et les meilleurs aliments.

Nasr El Din était un jeune homme en pleine forme, grand de taille et aux larges épaules tel le tronc d’une montagne. Il avait également des bras très forts et des mains rêches qui rendaient une pièce d’argent qu’il avait manipulée entre ses mains méconnaissables. Et si, par malheur, il abattait de son poing une amande sèche contre une pierre, les 80 000 habitants de Lahia et de Gabalia entendaient les petits morceaux de son épluchure qui se mettaient à gémir alors qu’ils se cognaient brutalement contre les murs des voisins.

Nasr El Din portait le bouc de son grand-père Abbass — (qu’il avait acheté pour le louer dans les saisons de couplages du bétail. C’était un bouc aux poils clairs et aux yeux couleur de miel avec une barbe lisse et rouge qui ressemblait énormément à celle du grand-père) — sur ses épaules comme quelqu’un qui porterait un chaton. Et pourtant, il était bel homme et avait de beaux traits avec une peau halée foncée plutôt rugueuse qu’adoraient les femmes.

Nasr n’eut pas conscience de cela ou n’en comprit pas la valeur. Il haïssait sa peau et disait qu’elle avait la couleur des aubergines du terroir. Et à cause de cela se mit à haïr tout ce qui avait à faire aux aubergines et toutes les chansons d’amour qui parlaient des hommes à la peau basanée. Pour cette même raison, il se mit à haïr Gregor Mendel et ne cessa de décrire le fondateur viennois de l’hérédité d’imbécile et le taxa de menteur et d’opportuniste. Un matin, en présence du professeur de biologie à l’école secondaire, il annonça que si les lois de l’hérédité de Mendel étaient correctes, il n’aurait pas hérité les traits de sa mère et il aurait plutôt hérité les traits de son père et ses grands yeux bleus couleur de mer avec ses cheveux blonds qui auraient fait l’envie des sables dorés de ses plages, ainsi qu’un teint cuivré tel des épluchures de grenades.

Le professeur se mit à rire et se mit à applaudir à Nasr El Din et à ses camarades à la peau foncée.

Nasr El Din eut beaucoup de métiers. De grands murs d’appartements dans des colonies juives furent érigés par ses épaules. De nombreuses colonies, villes et villages israéliens déversèrent leurs détritus dans des sacs qu’il transporta inlassablement dans des camions avec une élégance exagérée. Sur ses épaules poussèrent les pommiers et les granges de raisins, et sur son dos les terres de fruits préparèrent leur récolte pour l’exportation.

Il disparaissait en Israël deux jours ou plus et quelquefois une semaine entière. Il vendait au patron israélien toute sa journée. Et lorsque tombait la nuit, Nasr El Din étendait la fatigue de la journée et se couvrait d’obscurité. Durant dix ans de travail, il put économiser quelques milliers de dollars qui lui permirent de construire une demeure d’un seul étage pour ses parents. Une demeure qui s’éleva au cours des ans, grâce à la sueur de ses grands enfants qui ne trouvèrent pas où la laisser couler. La demeure se transforma en une bâtisse de quatre étages et prit le nom des Nasr et fut enviée par de nombreux autres immeubles qui existent encore ainsi que d’autres qui furent supprimés par les tracteurs de la colonisation et qui disparurent sans avoir porté de noms.

Walid savait que Nasr El Din avait eu sept enfants. Il se souvenait de cinq d’entre eux aux noms perdus sur des visages imaginés et deux filles dont les noms lui rappelaient des histoires qu’il avait souvent entendues. C’était une grâce qui lui permettait de s’imaginer les uns et les autres comme il le désirait et de changer leurs traits quand il le voulait. Ils étaient quelquefois blonds, d’autres bruns et quelquefois tout simplement jaunâtres. Ils s’introduisaient dans sa mémoire quelquefois et en sortaient d’autres fois sans traits. Et lorsque ce jeu le lassait, il en faisait des copies conformes du jeune homme Nasr El Din, et lui collait leurs noms. (…).

Traduction de Soheir Fahmi


 

Rabhé Madhoune

Est né à Asqalan en Palestine en 1945. Après la Nakba, il se déplace avec sa famille à Gaza. Il a obtenu un diplôme de l’Histoire de la faculté des lettres de l’Université d’Alexandrie en 1970. Portant la nationalité anglaise, il vit à Londres où il travaille à la fois comme journaliste et romancier. Son roman Al-Sayeda men Tel-Abib (la dame est de Tel-Aviv), édition Al-Moassassa Al-Arabiya pour les études et la publication à Beyrouth en 2009, a été loué par la critique pour son écriture à la fois profonde et ironique. Ce succès lui a valu la sélection à la courte liste du Booker du roman arabe 2010.

Parmi ses œuvres déjà publiées, citons son premier recueil de nouvelles Ablah Khan Younès (l’idiot de Khan Younès) en 1977, Khenaqa bel ingliziya al-darega (une bataille en anglais) et Gherab ramadi ahmaq (un stupide corbeau gris). Un essai sur l’Intifada palestinienne, sur sa structure et ses modes de travail, en 1988 et une autobiographie, Taam al-foraq (le goût de la séparation), en 2001.

 




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