Hamed Ammar, 88 ans, doyen honorifique des pédagogues en Egypte et dans le monde arabe, demeure le plus intransigeant des militants au service d’une éducation laïque, libre et démocratique. Il pointe du doigt un système éducatif stérile qui doit être aboli au profit d’un savoir moderne.

« On a fait de l’enseignement une opération de production de masse »

Al-Ahram Hebdo : Dans vos deux derniers articles, parus dans Al-Ahram il y a une semaine, vous usez d’un adverbe qui compose avec le reste du titre un nouveau qualificatif des écoles privées. Je vous cite : « L’enseignement très privé ». Ce terme indique aussi une conception très particulière d’un enseignement très sectaire …

Hamed Ammar : Avant d’avancer dans mon propos, je voudrais exprimer mon espoir de voir se réaliser un changement radical sur trois niveaux : d’abord celui de l’infrastructure, puis celui du contenu des manuels scolaires, et enfin celui du processus éducatif qui doit viser des méthodes où le par cœur serait aboli pour laisser la place à une prise de position guidée par un jugement critique. Bref, j’ai espoir que le gouvernement adopte une politique d’enseignement où chaque enfant aura accès, de manière égale, à un savoir moderne, suivant un processus pédagogique engageant les élèves dans une participation interactive. Ceci dit, revenons au problème des écoles très privées. Ce sont des écoles qui offrent un enseignement totalement étranger. J’entends par là la disparition de la langue arabe car aucun cours n’est enseigné en arabe ; pire encore, l’arabe ne figure même pas en tant que langue, encore moins en tant que littérature ou philosophie ! Les « ressortissants » de ces écoles n’ont aucun lien avec le contexte arabe auquel ils devraient appartenir. L’une des conséquences néfastes de ce système est le dédain de la langue arabe, disons même de tout ce qui est arabe. Car, comme vous le savez, toute langue est porteuse de signes et de sens. Par conséquent, quand on réfléchit dans une langue étrangère, on risque, non, on est sûr d’y perdre son identité. Pire encore, ce système démantèle la société et cet émiettement ne peut qu’accentuer et approfondir le décalage, l’abîme entre les différentes classes sociales. Ces écoles et ces universités très privées (j’ai compté 28 universités étrangères en Egypte, contre 14 universités égyptiennes gouvernementales) ont commencé à être mises en place avec l’« infitah », quand Sadate a voulu « ouvrir » le pays. Ensuite, elles ont pullulé pour répondre aux besoins d’un marché monopolistique. Il suffit d’apprendre l’anglais (l’américain) et de savoir manipuler un ordinateur pour trouver une place en tant qu’employé dans une de ces firmes mondiales, globalisantes. Toutes les autres fonctions ou professions, ingénieur, architecte, avocat … n’ont pas de place au niveau de la demande. Elles n’intéressent pas ce marché. D’ailleurs, puisque nous parlons de marché, je vous signale que le marché de l’enseignement, le marché des écoles et des universités, est bien plus fructueux que celui du pétrole ou du fer. Investir dans l’enseignement a deux avantages : d’abord, ce n’est pas une aventure, donc pas de risques, pas de pertes. Les clients sont présents et peuvent payer jusqu’à 80 000 L.E., par an et par tête, même si la famille est nombreuse. Ensuite, souvent les promoteurs de ces écoles sont eux-mêmes les agents-entrepreneurs-investisseurs du marché commercial, financier, hôtelier … d’où l’assurance de former leurs futurs fonctionnaires selon les lois et les exigences de leurs besoins. Oui, le « business » de l’enseignement très privé est certainement le plus lucratif de tous. N’oublions pas qu’il commence dès la crèche !

— Pouvons-nous revenir à la question de la politique de l’enseignement dont vous parliez au début de votre entretien ?

Je ne parle pas d’une politique à inventer. Il existe déjà un projet qui a été soumis à l’ex-ministre Yousri Al-Gamal, écrit par d’excellents chercheurs dirigés par l’éminent Dr Hassan Al-Bilawi. Il s’agit d’abord de revoir le budget de l’enseignement qui s’élève à environ 12 % du budget de l’Etat, et ensuite prévoir à tous un enseignement de qualité. Il faut mettre en application une politique d’égalité des chances dans l’enseignement, dans la mesure du possible. Et enfin, améliorer et moderniser les cursus scolaires pour répondre au développement des connaissances et de la révolution technologique. Telles sont les règles qui peuvent assurer une véritable éducation démocratique. Mais, plus importante encore est la formation de l’enseignant. Un bon enseignant peut remédier à un mauvais livre. Il suffit d’adopter une méthode adéquate pour transmettre les connaissances. Le maître doit savoir écouter ses élèves avant de leur inculquer des leçons. Je me souviens qu’à l’école normale, qui n’acceptait que les meilleurs étudiants titulaires d’une licence, notre professeur Ismaïl Al-Qabbani nous avait appris que le dialogue avec les élèves devait être notre attitude permanente. Nous devons écouter les élèves pour qu’ils nous écoutent. Tendre l’oreille à leurs questionnements, leurs réflexions, leurs idées. Il nous disait aussi : « Vous devez évaluer vos cours en vous demandant si les élèves ont réellement acquis de nouvelles connaissances, s’ils ont eu le temps de discuter, de s’interroger, s’ils ont eu du plaisir à découvrir un nouveau domaine, et si vous, enseignants, avez eu du plaisir à enseigner cette leçon ». La nature même de l’enseignement c’est le dialogue. Le dialogue est le meilleur moyen d’échanger les idées. Paulo Freire disait : « Nous initions nos étudiants à la culture du silence ». Une classe où l’on n’entend que la voix du maître, et où l’on ne connaît qu’une vérité, la sienne, l’unique qui domine et s’impose. Aujourd’hui, quand une classe est « animée », c’est par le chahut des élèves ou bien quand l’un d’eux a agressé son professeur ! Les valeurs ont changé, on a fait de l’enseignement une opération de production de masse.

Je me souviens encore de la joie que j’éprouvais tous les matins en me rendant à l’école primaire de Sohag où j’étais enseignant. Comme les élèves, j’allais en classe. J’étais fier d’être professeur, comme tous les autres d’ailleurs. En traversant la rue, j’aimais bien qu’on me regarde avec respect. J’avais acheté un élément qui fait partie de la panoplie traditionnelle du professeur : un chasse-mouche. Il y en avait avec manche en corne ou en ivoire.

J’aimerais vous faire part d’une idée. Les professeurs devraient suivre quelques cours du genre de ceux destinés aux acteurs. Afin de savoir placer leur voix, garder le rythme juste, contrôler leur gestuelle …

— Pensez-vous que le rôle de l’école est plus important que celui des parents à la maison ?

Je crois que l’éducation que l’on reçoit à la maison est plus importante car elle est liée aux émotions et au dévouement. L’éducation, toute éducation, l’enseignement, tout enseignement, doit se faire dans une atmosphère d’amour. Le ministre a donné des ordres pour que des fils barbelés soient posés pour hausser les murs autour des écoles. Ce n’est pas la meilleure façon d’empêcher les enfants de faire l’école buissonnière. L’obligation et la contrainte imposées par un régime éducatif oppressif ont donné naissance à des opprimés. Un enfant battu à la maison, ou même ignoré par ses parents, quand il passe une journée morbide en classe, ne connaît que des milieux rébarbatifs. Il se sent exclu, chez lui et à l’école, comment lui demander d’aimer l’école quand il ne sait pas et qu’il ne peut pas échapper à ce cercle de torture ?

Aujourd’hui, les enfants s’ennuient à l’école et les professeurs aussi. Alors que 90 % de la réussite du processus éducatif tient à un environnement où règne la chaleur des relations humaines, entre le maître et ses élèves, entre les parents et leurs enfants. La question ne se limite pas à dicter un cours de physique ou de sociologie ou de les apprendre par cœur.

— Et pour terminer, quels sont les problèmes ponctuels qui, selon vous, doivent être résolus ?

Le ministre pense que l’aménagement des écoles, la révision du cursus scolaire, le contrôle des absences et des présences sont les étapes à suivre pour un enseignement plus ouvert. Je vous dis : Non. Les leçons particulières sont un fléau, elles sont la source de tous les maux inhérents au système éducatif. La priorité est de faire la chasse aux leçons particulières de manière intensive. Je ne comprends pas que le ministre de l’Education soit en même temps le président du syndicat des Enseignants ! Ainsi, comment ces derniers peuvent-ils revendiquer leurs droits et réclamer une hausse de salaire ?

— Le ministre de l’Education part en guerre contre les livres parascolaires. Qu’en pensez-vous ?

Je pense que ces livres sont d’une utilité extrême, dans la mesure où ils orientent les élèves vers un autre système. Je veux dire par là que ces livres sont un outil de travail différent de l’outil officiel, et par conséquent, ils correspondent à l’esprit de diversité tant apprécié aujourd’hui.

Propos recueillis par  Menha el Batraoui