Salon International du
Livre d’Alger. La décision du commissaire d’exclure les livres égyptiens
a causé de vifs débats. Des intellectuels des deux
pays ont signé des pétitions, tandis que la position officielle égyptienne
favorise la neutralité pour calmer le débat.
La culture est le vrai perdant
Le
match de foot s’est passé depuis neuf mois. Les équipes des deux côtés,
égyptien et algérien, continuent à batailler jusqu’à aujourd’hui, tandis que
les retombées néfastes de cette crise ne cessent de se répercuter sur d’autres
domaines. Aux niveaux politique et économique au début, puis aujourd’hui on
s’attaque au culturel, on suit aveuglément la voix insensée de la vengeance. Et
c’est là la gravité de la situation dans la décision du commissaire du Salon
International du Livre d’Alger (SILA), Smaïn Ameziane, portant sur l’interdiction du livre égyptien de
cette manifestation culturelle qui se tiendra du 28 octobre au 6 novembre
prochains. « Ma conscience ne me permet pas d’inviter les Egyptiens,
aujourd’hui, bien que parmi eux, il y a des amis. C’est par respect au peuple
algérien et aux gens qui ont été maltraités au Caire que cette décision a été
prise, le contraire aurait été de la pure provocation … », avait-il déclaré au
cours d’un point de presse à la Bibliothèque nationale d’Algérie. La réaction
des intellectuels algériens a été immédiate et efficace reflétant la conscience
aiguë de l’intelligentsia, une pétition en ligne a été lancée le 20 août contre
l’exclusion des éditeurs égyptiens du prochain SILA et appelant les
responsables à la levée de l’interdiction infligée à la littérature égyptienne.
Les signataires, auxquels se sont joints des intellos égyptiens, ont voulu se
démarquer de cette « honteuse décision », qualifiée dans la presse par une
décision « irréfléchie » et une « calamité », et ils appellent dans leur
communiqué à dénoncer le chauvinisme et demandent aux autorités de lever
l’interdiction des livres égyptiens au SILA « afin de leur permettre d’être
découverts, lus et appréciés par les lecteurs algériens ».
Les
éditeurs égyptiens, quant à eux, ont opté pour le silence pour contenir la
situation. Tandis que certains ont réclamé l’intervention officielle, via le
ministère de la Culture ou celui des Affaires étrangères, la majorité des
éditeurs ont partagé le même point de vue qu’il s’agit « d’une affaire
politique et non pas professionnelle », comme l’a indiqué Mohamad Abdellatif,
président de l’Union des éditeurs arabes.
Transcender les petites histoires
Abdellatif
affirme que la solution est entre les mains du politique en premier lieu, mais
cela n’empêche, selon lui, de louer toute initiative visant à donner une image
véridique de l’opinion publique qui s’oppose à la séparation entre les deux
peuples. Il cite à cet égard l’appel lancé par les intellectuels algériens,
accompagnés de quelques Egyptiens, et en particulier la position de l’Union des
écrivains algériens qui a été très ferme contre la
décision d’Ameziane. Dans une soirée organisée par
l’Union des éditeurs égyptiens, Ibrahim Al-Moallem,
en tête de la grande maison égyptienne Al-Shorouk,
avait prôné pour la rationalité. « Si on prétend tenir un rôle marquant dans
l’industrie de l’édition, nous devons donc être rationnels, patients et ayant
la foi en ce que nous faisons. Et non pas de jouer aux incendiaires »,
avance-t-il.
Transcender
les petites histoires est la devise de nombreuses personnalités dans l’édition
égyptienne, comme Ahmad Al-Zayady, directeur de
l’édition à Al-Shorouk, qui affirme : « On ne va pas
réagir comme la foule du foot, surtout que ce sont les médias qui ont au départ
semé l’hostilité, et fait d’un match un facteur de guerre ». Car dès le départ,
la position égyptienne officielle a attisé la rancune via les médias officiels
qui ont prêté l’oreille à la foule fanatique du foot. Le perdant est
incontestablement les relations historiques entre les deux peuples, et est
avant tout la culture. Puisque les feuilletons de télévision du mois du Ramadan
n’étaient pas les bienvenus en Algérie, puis le livre, et bien avant lors de la
Biennale internationale d’Alexandrie, lorsqu’on a exclu l’invitation d’une
artiste algérienne, de peur que le drapeau algérien ne soulève la foule
enragée.
Cette
exclusion sera-t-elle encore une perte pour les éditeurs égyptiens ? « Le gain
matériel n’est pas aussi important », comme l’indique Al-Zayady.
Pour Mohamad Abdellatif, il estime que c’est une occasion ratée. « La
confrontation entre les peuples c’est la grande perte ». Et de conclure : « Il
est impossible aujourd’hui d’interdire la libre circulation de la culture ».
Dina Kabil
M. Smaïn Ameziane : commissaire du SILA ou commissaire politique ?
Le 8 août dernier, Smaïn Ameziane, commissaire du SILA (Salon International du Livre d’Alger), a déclaré à la presse que les éditeurs égyptiens n’y seront pas les bienvenus cette année. Sa « conscience », a-t-il expliqué, ne lui permet pas « de [les] inviter […], par respect pour le peuple algérien et pour les gens qui ont été maltraités au Caire lors de la rencontre entre l’équipe nationale de football et son homologue égyptienne » (L’Expression, 9 août 2010).
De quoi les éditeurs égyptiens sont-ils coupables ? La réponse de M. Ameziane est aussi sidérante : « Ils auraient pu réagir plus tôt, voire pendant les événements. Ce qu’on a vu dans tous les médias, ce sont des gens et des intellectuels qui nous ont traités de tous les noms. […] Pour ma part, je respecte mon peuple, je n’ai pas à le provoquer ».
Cette décision appelle trois remarques. La première porte sur l’autorité dont se prévaut le patron de Casbah Editions pour parler au nom de tout le « peuple » et présumer que pour lui, une participation égyptienne au SILA serait une insoutenable provocation. A notre connaissance, personne ne l’a délégué pour représenter 35 millions d’Algériens.
La deuxième remarque concerne sa curieuse conception du SILA. Est-il pour lui une grande exposition, censée nous faire découvrir les livres édités en Algérie et ailleurs, ou une manifestation patriotique, inaugurations officielles, chants à la gloire de l’Algérie éternelle et pourquoi pas des portraits géants de footballeurs, puisqu’ils sont désormais nos « porte-drapeaux » comme il l’a affirmé devant la presse, le 8 août dernier ?
Si le commissaire du SILA croit qu’il incarne la conscience patriotique du pays, si par le boycott des maisons d’édition égyptiennes, il entend défendre notre « honneur national », alors, en toute logique, il ne devrait pas inviter à cette manifestation les éditeurs des Etats suivants :
— La France, où le Parlement a voté, en février 2005, une loi célébrant l’« œuvre coloniale » (à laquelle les maisons d’édition françaises, à ma connaissance, n’ont jamais « réagi » pour parler comme M. Ameziane), et où les Algériens sont souvent maltraités (et parfois tués dans de répétitives « bavures policières »).
— La Tunisie, où, en février 2004 (la « mémoire patriotique » ne doit être ni courte ni sélective), 2 500 supporters algériens ont été blessés par les CRS de Bin Ali lors des « événements de Sfax » (ce chiffre a été donné par le ministre de la Jeunesse et des Sports de l’époque, Boudjemâa Haïchour).
— La Libye qui détient dans les pires conditions carcérales des dizaines de nos concitoyens.
— Et d’autres pays encore pour des raisons de dignité nationale.
La troisième remarque, enfin, porte sur le pervertissement de la notion de boycott culturel par M. Ameziane. Ce type d’action est une arme pour défendre des causes nobles, comme la lutte contre l’Apartheid en Afrique du Sud ou en Palestine. Il n’est pas un moyen de règlement de comptes avec les intellectuels et les médias étrangers (égyptiens ou autres).
Lorsque le boycott ne joue pas cette fonction politique, il ne peut relever que du strict domaine individuel. Personnellement, je boycotte les pseudo-artistes qui ont insulté le peuple algérien pendant les sinistres événements de novembre 2009 et dont certains ont poussé l’inélégance jusqu’à restituer des prix qu’ils avaient reçus en Algérie. Ce boycott est une protestation individuelle (et forcément dérisoire) contre une décevante Yousra ou un pitoyable Ahmad Al-Saqqa. Il n’est pas dirigé contre ce « ils » par lequel M. Ameziane désigne tous les intellectuels d’Egypte, même ceux qui se sont courageusement opposés au chauvinisme qui déferlait sur leur pays.
Ne pas inviter les éditeurs égyptiens au SILA parce qu’« ils sont des Egyptiens » est un boycott d’un autre genre. Il révèle la confusion qui règne dans l’esprit de M. Ameziane entre les sentiments (ou ressentiments) personnels et les obligations professionnelles dictées par la loi et l’intérêt collectif.
Le règlement du SILA précise que ce salon vise à « promouvoir les échanges culturels » et à faire découvrir « les nouveautés de la production intellectuelle, littéraire, scientifique et artistique, en Algérie et dans le monde ». Si M. Ameziane s’en tenait à ces objectifs, il offrirait une chance à la culture de réparer les fractures que les gouvernements, les médias et les mafias du football ont provoquées entre les peuples algérien et égyptien. Il correspondrait mieux au profil de sa mission, qui est celle d’un commissaire du SILA non d’un commissaire politique.
Yassin Temlali Journaliste algérien