Dans une grande saga qui raconte l’histoire d’une famille,
l’épopée des Sarassiyah, et celle d’un homme qui va bâtir un
nouveau monde, Ahmad Sabri Aboul-Fotouh
nous mène avec simplicité et profondeur dans la vie des
êtres humains, où la joie et la tristesse ne cessent de
s’enlacer et de se diviser sur les voies de notre achèvement
personnel.
L’exode
A l’aube d’un jour lointain, un cortège partit du village de
Sérs, proche de Ménouf, base de la principauté de Ménoufiya.
Il était conduit par un cheikh qui prenait la route pour «
l’Egypte », afin d’inscrire son fils à l’Université
d’Al-Azhar.
Avant la naissance du garçon, il avait eu quatre filles.
Lorsque sa femme fut enceinte pour la cinquième fois, il fit
le vœu — au cas où elle aurait un garçon — que son fils
serait le défendeur du Coran. Le nouveau-né répondit à son
souhait et il le plaça alors qu’il faisait ses premiers pas
dans le kottab de sidi Négmeddine, pour qu’il apprenne le
Coran ainsi que la lecture et l’écriture. Et avant qu’il
n’atteigne l’âge de cinq ans, il le confia au maître Sourial
Kabani, pour qu’il lui apprenne les bases de l’arithmétique.
A l’âge de six ans, il l’emmena à Ménouf, à l’école de
Nakhoudiya, bien connue. Il avait mis à sa disposition un
ouvrier qui l’emmenait après la prière de l’aube à Ménouf,
pour le ramener dans son village Sérs après l’appel à la
prière du coucher du soleil. Il demanda également à ses
maîtres à l’école de Nakhoudiya de lui donner des leçons de
fiqh de manière intense, car c’était un élément important
des études à Al-Azhar. Tout le monde savait parfaitement
qu’il avait l’intention de l’envoyer étudier à Al-Azhar,
depuis les ouvriers journaliers de la Dessilla jusqu’aux
ouvriers à plein temps.
Des amis du cheikh lui proposèrent de garder l’enfant chez
eux durant ses années d’études, mais il opposa un refus
gentil, car il prit pour excuse son épouse qui ne pouvait
pas souffrir du fait que son fils vive loin d’elle. Ainsi,
l’enfant continua à partir à l’aube pour revenir avec le
coucher du soleil, jusqu’à ce qu’il ait terminé six étapes,
durant lesquelles il avait étudié par cœur tout le Coran et
l’avait réétudié une deuxième fois. Il avait également
beaucoup appris de fiqh, de la charia et des sciences du
hadith. Lorsqu’il fut inscrit aux cours de maîtrise du
Coran, en plus de ses études, à la mosquée du cheikh Zéwin à
Ménouf, il ne revenait de là-bas que tard dans la nuit. Car
les cours de maîtrise ne commençaient qu’après la prière de
l’après-midi, et se terminaient avec la prière du soir. La
famille se heurta à des difficultés pour le ramener tard la
nuit, les routes n’étant pas sécurisées et les fils de la
nuit et ceux qui fuyaient les voies de l’engagement
coupaient la route aux voyageurs, à la recherche de ce
qu’ils pouvaient voler de bagages ou de nourriture. Ils
pouvaient tuer les voyageurs pour une raison ou sans aucune
raison valable. Cela emmena le cheikh à louer une pièce pour
son fils à Ménouf dans un bâtiment proche de celui de l’un
de ses amis. La nourriture arrivait tous les jours fraîche
pour le fils. Sa mère se levait à l’aube pour la préparer,
puis un ouvrier l’emportait à Ménouf, afin qu’elle lui
parvienne avant que le gosse n’aille à l’école.
Avec la fin de ses études, à l’école de Nakhoudiya, et alors
que ses études de maîtrise étaient sur le point de
s’achever, le cheikh déclara que son fils avait besoin d’une
épouse. Il ne pouvait le faire partir à la capitale avant de
le marier. Ils furent d’accord sur le choix de sa nièce et
elle devint son épouse. Ils accrochèrent les lampions dans
l’ancienne place, depuis la mosquée de Zahrane jusqu’à la
vieille demeure. Sérs vécut des jours qu’on dit alors qu’ils
se déroulaient en dehors de toute réalité. Toutefois, comme
tous les moments de bonheur, ces jours se terminèrent
rapidement. Les beaux moments se terminèrent et la dure
réalité se présenta, à savoir le moment du départ.
Le cheikh fit des allers et retours à Ménouf à la recherche
d’un bateau qui les mènerait au Caire. Tous les bateaux
étaient pleins de marchandises pour des commerçants et leurs
propriétaires ne prenaient pas de voyageurs à leur bord.
Finalement, et grâce à l’aide de son ami, le cheikh des
dallalines, l’un d’entre eux accepta de les prendre avec
lui, mais à un prix élevé. Il demanda également que le
cheikh paye la moitié du salaire des ouvriers qui allaient
assurer la garde sur le bateau.
Les transporteurs terminèrent leur travail et posèrent tous
les bagages sur le bateau et leur annoncèrent que le départ
du bateau se ferait après la prière de l’aube. Ils avaient
entendu dire également qu’un grand convoi partirait de
Rosette pour Le Caire, avec les bagages de grands
commerçants ayant des liens étroits avec le Wali, et qu’ils
rencontreraient le cortège s’ils arrivaient à la branche du
fleuve qui se dirigeait vers Rosette avant midi, le
lendemain. Ils pourraient ainsi être escortés par ce cortège
important et jouir de la sécurité grâce aux gardes de force
qui protégeaient ce convoi important, que ce soit grâce aux
soldats qui accompagnent le convoi ou les jeunes escadrons
qui sécurisent les deux rives.
De grandes caisses remplissaient la grande demeure, ce qui
incitait tout le monde à se moquer, que ce soit du cheikh,
dont la joie l’avait conduit à une certaine légèreté, ou des
oncles qui avaient refusé d’accompagner leur frère dans son
dangereux périple, ou encore des ouvriers dont l’excitation
depuis la nouvelle du voyage prenait différentes formes et
des enfants qui remplissaient la demeure de bruit et qui se
trouvaient partout où quelque chose se passait qui avait
affaire avec le voyage de leur frère pour ce pays lointain.
Et à chaque fois que le cheikh demandait à sa femme
d’arrêter d’envoyer des bagages, elle en faisait plus. La
nuit avança et l’heure se rapprocha des coups de minuit. Les
enfants se couchèrent sur place et le remue-ménage se calma.
Tous retrouvèrent leurs lits pour se reposer un temps, soit
peu avant de se réveiller à l’aube.
Pourtant, en cette lointaine nuit, ils ne connurent pas le
sommeil, et avant l’aube, ils avaient posé les caisses et
les paniers sur les dos des chameaux. Au moment de partir,
le jeune homme versa quelques larmes qui traversèrent ses
joues et se glissèrent à l’intérieur de sa moustache
naissante. Très vite, et avant que sa mère ne se rende
compte, il les essuya avec ses doigts. Lorsqu’il se courba
pour embrasser ses sœurs qui dormaient profondément,
d’autres larmes coulèrent de ses yeux et il se précipita
pour les essuyer. Sa mère se rapprocha de lui et l’enlaça
comme si elle faisait le geste de le garder. Elle l’enlaça
longtemps et le cheikh se mit à toussoter pour qu’elle
s’arrête. Elle quitta son fils et se précipita vers son
épouse qu’elle enlaça de la même manière, longuement. Et
lorsque le cheikh toussota à nouveau, elle la quitta. Ils
partirent alors, hors de la demeure.
Le jeune homme sentit qu’il avait laissé son cœur là-bas, à
cet endroit où sa mère et ses sœurs se tenaient sur le pas
de la porte et où les rêves ne cessaient de miroiter devant
ses jeunes frères. A chaque fois qu’il ressentait le besoin
de se retourner pour remplir ses yeux des dernières images
de la demeure, son jeune orgueil l’en empêchait. Il était
convaincu que sa mère se tenait encore là-bas, dans
l’attente d’un seul regard de lui. Finalement, il ne put
résister et il se retourna. Sa mère se tenait sur le pas de
la porte, debout, entourée de ses sœurs, cachant ses lèvres
avec son voile et pleurant.
Il rassemblait toutes ses forces pour affronter l’aventure,
mais il était angoissé à cause du départ. Il ne savait pas
que ses quelques pas vers la ville des villes étaient la
voie d’un parcours important qui en ferait de lui un savant,
non seulement à Sérs ou Ménouf ou même dans la principauté
de Ménoufiya, mais à travers tout le pays (…).
Traduction de Soheir Fahmi