Mahmoud Awad Abdel-Aal
s’aventure dans l’écriture de petites nouvelles, ces
récits très courts qui côtoient le poème. En voici trois
historiettes intitulées Des trous dans l’aqueduc, à la
frontière du réel et de l’onirique.
Des trous dans l’aqueduc
(Trois histoires)
1
Ce que je dis devant elle c’est une chose … mais quand on
sera en groupe je garderai le silence. C’est promis. Ne
touche pas au pari s’il te plaît. Je gagnerai. La dernière
rangée, c’est moi qui le demande … Une seule place,
heureusement …
Douter n’est pas admissible. Ils s’imaginent que mon voyage
sera sans retour, malgré leur expérience passée et leur
retour à eux. Des mécréants. Surtout que mes amis se fâchent
sans cesse et sont rarement d’accord.
La fenêtre a été agrandie, la portière a été ouverte
largement, comme pour composer une vue du haut d’une
montagne plongeant vers la ville … Dès le premier pas, ses
yeux se sont brouillés dans les couleurs.
Me voici dans la rue, entraîné par les pas des passants,
d’un trottoir à un autre trottoir, d’une rue à un coin de
rue et d’un café à rien du tout. Est-ce que je pense,
cherche et essaye ? … Et tu ne t’arrêtes pas à un lieu.
Qu’est-ce que tu veux que je fasse en plus de ce que j’ai
fait, et que faire face à l’ingratitude ce cet être-là ?
Il désirait la voir sans autorisation de visite. Il l’a vue,
dormant sous la fenêtre d’une petite mosquée attrayante.
Quand il s’est approché, il a appelé d’une voix rauque, elle
a chassé les mouches autour de son visage, à moitié étendue,
et elle a souri, le visage défait. Il y avait en elle une
tristesse profonde … Que tu sois préservée du mal, ô toi qui
es chère … Tu n’es pas celle-là … Toi … Où et quand ?
Je suivais son ombre et ses pas hâtifs. Elle s’en allait
précipitamment, fuyant les coups de feu fous comme la pluie.
Et moi aussi je m’en allais très vite … Invoquons la
clémence de Celui qui est Révélé … Je me suis retrouvé à la
fin loin de moi-même … sur le toit d’un train délabré qui
marche au charbon, avec une vapeur dense … Il ne voit pas sa
direction … Partout, je n’arrive plus à discerner la nuit ou
le jour.
2
Mona Lisa était une princesse … Elle venait à la maison du
grand peintre, un modèle disponible à la demande, un front
superficiel qui la mettait à l’abri de la séduction. Elle
l’avait entendu le dire dans une lettre qu’il écrivait à un
ami … Je vais l’édifier à nouveau, ce sera la cinquième
année. Il ne me restait plus que la peindre
plongée dans le bain.
Et quand elle l’a entendu, elle s’est rappelée sa vie et ses
parents. Elle s’est souvenue de sa perfidie parfois et des
souffrances qu’il lui infligeait en la laissant assise
durant des heures, en vain. Elle a couru, promptement, et
personne ne sait combien de temps l’artiste a passé
ébranlé par un profond sentiment
d’échec … Pour n’avoir pas pu l’atteindre … Elle avait
grimpé sur tous les murs, tous les coins de la grande pièce,
partout. Affrontant de nombreuses questions difficiles. Où
suis-je parmi tout cela ? Descends, ma Dame. Quel dommage …
Je serai fier de toi quand je quitterai ce monde … Elle l’a
tancé d’un regard oblique, insistant, froid. Descends, ma
Dame. Tu es une part de moi. Comme si j’avais préparé ma fin
selon ta volonté. La mer est entre nous. La lumière pure,
l’audace et l’eau qui étanche la soif. Essaye, ma Dame, tes
yeux et ta tête sont une nouvelle évocation de mon enfance …
Mon histoire … Je dois confesser que je suis dans l’erreur …
J’ai dilapidé les années pour étouffer mon souffle,
soigneusement … Comme une boîte de sardines vide et les
restes d’un pain sur une table … Une nature morte !
3
Il étale sa grande taille et sa largeur à cause de sa
corpulence. Personne ne se mettra sur mon chemin, personne
ne me tordra le bras. On aurait dit à l’intonation de sa
voix qu’il ne savait pas ce qui se passait entre ses enfants
et qu’il ne pouvait pas le prévoir. Jour après jour, il
était de plus en plus taciturne. Même la couleur noire, il
en a dit : pour la joie et la peine … Après le suicide de sa
fille à la mort d’un chanteur célèbre … Les années de sa vie
… ce n’était pas cela la récolte … On a tant attendu la
hache pour qu’elle vienne le démolir … La sonnette de la
porte est là, à tout venant … On demande des linceuls pour
les morts et de la nourriture pour les enfants … Donnez-en,
de la boutique, à mes frais … Il ne faut pas en avoir peur,
mes filles sont comme des cannes à sucre piquées par des
vers depuis l’absence de leur sœur. Je ne supporte pas de le
voir s’humilier. Nous avons une terre en héritage. Il dit :
pas maintenant … Nous avons du temps devant nous pour
amasser de l’argent, de l’or et des plaisirs. C’est bon de
patienter … je te rappellerai un jour ce que je suis en
train de te dire !
Au croisement de la place Tahrir,
on l’a trouvé avec un porte-voix, collectant de l’argent
pour construire une mosquée ou une église ou une école, un
hôpital, une usine, un immeuble … Il conduit la cabine d’un
camion sans benne. Il tourne et tourne encore autour du
centre, de sa pelouse arborée et le monument vide. Il vire
par moments vers la gauche, puis ajuste la conduite à droite
… peut-être qu’il trouvera des cœurs … voici un malade
cherchant un remède. Il est anxieux et s’évertue à le
chercher dans chaque pharmacie.
Le bruit des freins d’un camion avec remorque qui saute
soudain dans le temps qu’on a oublié … On a fait cercle tout
autour, comptant à la dérobée les battements de son cœur et
épiant ses réactions. Il a levé l’index et a tracé des
lignes sur sa poitrine … comme pour demander une cigarette.
Tous ceux qui étaient présents sont montés sur des jambes
frêles comme des gazelles. L’un après l’autre ils se sont
envolés, pris par un courant irrésistible. Ils se sont
rassemblés tout autour des mausolées, des demeures des
hommes vertueux aimés de Dieu et des prodiges des Soufis ;
ils demandaient pour lui le pardon, sur le compte de sa
boutique.
Traduction
de Suzanne El Lackany