Le Saoudien Abdou Khal,
lauréat du Prix International de la Fiction Arabe (PIFA),
Booker, pour son roman Tarmi bi charar (lancer des flammes),
griffonne les traits de l’enfer qui forment le palais dans
lequel se déroule l’action. Il y pose la question du
changement de rôle inlassable entre victime et bourreau.
Première
marche
Mon âme avait faibli et je
fus entraîné vers le crime à pas sûrs.
Debout dans la salle de
torture, je contemplais mon corps nu sali par les traces de
ses péchés. Un corps qui avait passé par des dizaines de
missions de tortures et de correction triomphantes et
perdantes, des tâches n’ayant pour résultat aucun succès et
d’autres extrêmement bien tissées. Je menais la torture de
ma victime avec ardeur et doigté sans que ne m’affectent ni
les cris ni les supplications qui se dégageaient de ses
lèvres. Je menais ma tâche sans aucun écart au plan posé par
le maître et en ne diminuant pas de plaisir de vengeance qui
envahissait son âme, lorsque je lui donnais à voir toutes
les faiblesses de ses adversaires, et qui le remplissait de
volupté à cause du mal que je leur faisais.
Je me relevais quittant ma
victime après avoir écrasé tous ses os, ne laissant émaner
d’elle que quelques lamentations ainsi que ses dernières
supplications.
Je reconnaissais mes
victimes par leurs photos. Le maître avait l’habitude de me
donner une copie de la photo de la victime après avoir
terminé mes tortures (une photo et un enregistrement).
J’ai des archives complètes
des victimes et je ne savais pas la valeur de ces archives.
En effet, je pouvais les utiliser à des buts de marchandages
et afin d’obtenir d’énormes gains en exposant le matériel à
la victime accompagné de marchandages mesquins au
sujet de la somme qui me conviendrait pour ne pas lui causer
de scandales. C’est l’idée que m’avait fait parvenir Ossama,
pour profiter de toutes les photos que je gardais dans le
coffre-fort de ma chambre.
Mais je revenais sur ce
chemin de marchandage de peur que mon maître n’en ait vent
et qu’il ne me détruise avant que ne sorte un son de ma
bouche. Cependant, l’idée continuait à être présente avec la
possibilité de la mettre en exécution en temps opportun.
De longues années, je
restais poli avec ses adversaires, ne montrant rien de ma
valeur devant le maître du palais. Je ne le faisais que
lorsqu’il venait voir l’une de ses victimes alors que je lui
faisais subir une difficile opération de torture. Dans la
plupart des temps, je devenais à l’intérieur du palais une
machine à torture sans aucune importance, jusqu’au moment où
le maître faisait venir sa victime, et alors, je me
transformais en une clé perdue que tous les habitants du
palais recherchaient.
Je devenais indépendant
dans mon logement, en dehors du palais, après de longues
supplications en ayant pour excuse la protection de ma tante.
Pourtant, il ne relâchait pas ses regards de sur moi, en
suivant de près mes déplacements et ne se désistait pas de
la condition de me voir au moment où il le voulait. J’étais
comme un cerf-volant qui planait dans les cieux alors qu’un
mince fil me liait à lui et qu’il n’avait qu’à le tirer à
lui pour que je tombe, dans un sol crasseux en attendant le
moment où il me relèverait face aux vents pour que je vole à
ses commandements :
— Tu dois venir tout de
suite.
Je crus qu’il avait eu vent
du jeu que je menais contre lui et je pensais à prendre la
fuite. Je téléphonais à Marame pour savoir ce qu’il en était,
mais elle dit ne rien savoir. Toutes les conditions qui
pouvaient le mettre en colère n’étaient pas de mise et je ne
pouvais que répondre à sa demande. Je traversais la rue du
Roi à gauche pour arriver à son palais situé à Charm Abhar
en une demi-heure. Alors que je m’approchais, je reçus un
autre coup de fil où il me demandait subitement de le
rencontrer au vieux palais, sans que personne n’ose faire de
remarque ou discuter sa décision.
Je me dirigeais vers le sud
et revins sur mon chemin alors que les angoisses et les
peurs remplissaient mon imagination :
— Que me voulait-il
maintenant ?
Le petit poisson, lorsqu’il
se trouve dans les filets d’un pêcheur, pense à deux choses
: s’évader du piège où il était tombé ou alors que la barque
s’arrête pour que son essai de fugue soit réussi tel un vœu
très précieux.
Et moi, je ne cessais de
caresser le rêve, depuis que je tombai dans son piège,
de m’évader de son emprise grâce à un ralentissement de
vitesse ou qu’il cesse de me poursuivre. Quelquefois, nous
avons besoin de silence pour délimiter le meilleur chemin
pour nous évader ou avancer. Ce serpent qui ne cesse de
bouger laisse ses victimes dans une perpétuelle confusion ne
sachant quel chemin prendre et avec quelle vitesse, il
s’attaquerait à sa victime. Depuis que je fus pris au piège
de ses filets, je ne cessais de penser au moyen de m’en
sortir sans failles dans le gouffre où j’étais tombé et je
n’avais d’autre issue que de le voir mort.
Il avait beaucoup tardé à
mourir et sa santé laissait deviner qu’il était loin de
prendre cette route.
Je prenais le chemin de la
salle où il se tenait. La victime était jetée au sol dans un
état désastreux alors que les gardes la maintenaient à terre
en lui pressant le ventre de leurs chaussures. Je tremblais
à la vue de cette scène et restais clouée au sol tandis que
diverses pensées me traversaient la tête sans relâche.
— Tu dois mener ta dernière
mission.
Il me poussa ainsi que la
victime vers la pièce de correction, entouré des gardes.
Cette fois-ci, je contemplais l’espace de torture que je
connaissais bien comme si je ne l’avais jamais vu auparavant
et une répugnance énorme me tirait vers les profondeurs de
l’obscurité.
Les moyens de torture dans
cette pièce se faisaient d’une seule manière que j’avais
suivie depuis le premier jour où j’avais commencé à mener
cette tâche. Je devins même maître dans cette manière de
faire ou même dans la simulation du jeu.
Dans tous les cas de
torture que je menais contre les autres, il y avait toujours
deux corps et deux âmes, chacun d’entre eux souffrait de la
présence de leur maître comme une clé et un cadenas rouillés
qui laissaient passer entre eux une sorte de matière gluante
qui rendait les choses moins dures, en laissant le cadenas
s’ouvrir. Une profonde défaite qui laissait du temps jusqu’à
la venue d’une nouvelle tâche qu’on devait entreprendre.
Dans toutes les opérations
que je menais, la victime et le bourreau étaient aspirés
vers un gouffre profond alors que l’âme se fendait entre eux.
Tout était faux cette
fois-ci : l’endroit, la personne et le moment. Dès que je
commençais à torturer, j’entendis l’appel à la prière telle
une voix suave qui traversait nos êtres en laissant ses
traces sur notre monde intérieur. L’appel ressortait telle
une mélodie captivante qui laissait vibrer nos corps dans
une lamentation sans espoir qui faisait monter des sanglots
silencieux et étouffés dans nos êtres engloutis dans les
affres de la douleur.
Le bourreau et la victime
se laissaient engouffrer sous les couvertures à la recherche
d’une issue de sortie qui les mènerait loin l’un de l’autre,
loin de l’évanescence de leurs êtres.
Avec la fin du moment, je
tirais mon pantalon pour couvrir mon sexe, toujours à
découvert, et mon être en perpétuel déchirement. Je pouvais
couvrir les mauvaises parties de mon corps, mais ne pouvait
tirer mon âme de ses crasses et la rendre plus lumineuse.
Elle perdit donc de ses forces et se perdit dans un
déchirement sans fin.
J’étais rentré souvent dans
cette pièce, et à chaque fois, je sombrais plus dans la
déchéance et la pesanteur. A chaque fois, que j’essayais de
m’arracher de cette noyade, je me retrouvais dans les
profondeurs du précipice comme une masse de fer qui devait
rester là, entourée de rouille de toute part et d’êtres
morts devant vivre dans de perpétuels méandres comme un tas
de laine qui s’était défait de partout.
— Tu dois mener ta dernière
mission.
Je m’effondrais
complètement. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que je
serais avec lui dans cette pièce. Nos regards échangeaient
la cassure et nos âmes dans une faiblesse sans nom. Les
années qui nous rassemblaient avaient laissé place à de
l’eau salée qui glissait des yeux, portant les stigmates
d’une vieillesse à la mémoire emplie de moments lointains.
Mes larmes se rassemblèrent en me souvenant d’une
adolescence lointaine, lorsque Issa Al-Déréni leva la main
pour empêcher Moustapha Al-Kanass de me ridiculiser et de
casser ma fierté de virilité.
— Qui nous protégera
aujourd’hui, l’un de l’autre ?
L’appel de la prière se
prolongea ce soir. Je sentis que le prédicateur répétait son
appel jusqu’au milieu de la nuit sans que les fidèles ne
viennent prier. Les mots de l’appel se mouvaient à
l’intérieur du cœur dans un essai d’illuminer une ancienne
obscurité, mais nous restions emprisonnés là-bas. Tous les
péchés y étaient enfermés et l’obscurité devenait de plus en
plus grande. Avec l’obscurité de l’âme, la torture devint
plus cruelle. Une affaire continue qui ne se termine pas
alors que les sanglots étouffés poursuivaient leurs
lamentations en laissant échapper leur surplus. Un surplus
qui dépassait les bornes. Les larmes se précipitant dans nos
yeux comme des barques à la recherche d’une rive proche s’en
allant vers les profondeurs des mers en laissant les rives
emprisonnées dans des murs et des bâtiments sur toute la
longueur des plages. On ne pouvait se sauver l’un de l’autre.
Le temps passait et l’appel à la prière se poursuivait. Le
ciel rassemblait son manteau non pas pour nous couvrir, mais
pour découvrir nos mauvaises actions, à nous deux.
Ma décision de le tuer
avait complètement mûri. Il y avait longtemps que je portais
son cadavre dans mon imagination sans savoir comment le
cacher. Lorsque je rentrai me coucher, j’aidais la venue du
sommeil en imaginant les manières de le tuer. Tous les soirs,
je le tue d’une manière différente de celle de la nuit
précédente …Oh ! Combien grande est la distance entre
l’imagination et la réalité (...) .
Traduction de Soheir Fahmi