Société . Les veuves sans enfants ne cessent de souffrir. Non
seulement elles sont privées de leur mari, elles sont aussi
obligées de quitter leur foyer car elles ne sont pas les
seules héritières. Tranches de vie.
Le
domicile de la discorde
«
Après 15 ans de mariage, je me retrouve sans maison pour la
seule raison que je n’ai pas d’enfants », dit Nahla qui a
perdu son mari il y a quelques mois. En effet, ses belles-sœurs
ont l’intention de vendre son appartement conjugal pour que
chacune d’elles puisse prendre sa part de l’héritage.
En vertu de la charia
islamique, la veuve sans enfant hérite du quart de la
fortune de son mari et le reste va à ses parents, ses frères
et ses sœurs. Par contre, si elle a des enfants, elle hérite
du huitième et le reste va à ses enfants. Par conséquent,
elle continue à vivre dans son domicile avec ses enfants. Et
même s’ils sont grands et mariés, il est rare qu’un fils
mette sa mère à la porte pour hériter du domicile familial.
D’ailleurs, la loi égyptienne donne à la veuve le droit de
garder son appartement s’il est loué. Mais si l’appartement
est la propriété du mari, il devient un héritage soumis aux
principes de la charia.
Doha Mohamad, avocate,
déclare qu’il y a cependant une issue à ce dilemme, car les
héritiers ne peuvent pas obliger la veuve à vendre
l’appartement conjugal malgré elle. « S’ils veulent hériter,
ils n’ont qu’à aller vivre avec elle dans l’appartement car
il leur revient à tous », explique Doha.
Nahla ne s’imagine pas
quitter l’appartement dans lequel elle a passé de longues
journées à superviser la finition et l’ameublement. Quelques
années avant de mourir, Yasser, son mari, avait acheté un
grand appartement dans un quartier résidentiel du Caire. Sa
profession de pilote lui imposait de faire de longs séjours
à l’étranger. C’est Nahla qui a alors assumé le lourd
fardeau de la finition puis de l’ameublement de
l’appartement. A peine se sont-ils installés dans le nouvel
appartement que Yasser est atteint d’une insuffisance rénale.
Commence alors le calvaire de la dialyse qui malheureusement
ne se prolongera pas longtemps. Un an et demi après, au
cours d’une séance de dialyse, sa pression s’élève et
entraîne une hémorragie cérébrale. Quatre jours après, Nahla
se retrouve veuve, sans enfant et sans travail.
« Aujourd’hui, je n’ai
aucune ressource si ce n’est la pension de retraite de
Yasser qui ne dépasse pas les 400 livres par mois car il est
mort assez jeune », se désole Nahla. Au début de sa vie
conjugale, elle avait démissionné de son prestigieux métier
d’hôtesse d’air pour s’occuper de son foyer. « J’ai agi par
amour pour mon mari. Si j’avais su ce qui m’attendait,
jamais je n’aurais fait cette énorme concession ».
Par ailleurs, la somme que
Nahla percevra de l’héritage de son mari ne lui permettra
pas d’acheter un appartement dans le même quartier. « Cet
appartement vaut une fortune. On ne voit pas pourquoi nous
allons le lui laisser ? Si notre frère voulait lui donner
davantage que son héritage légitime, il l’aurait fait de son
vivant. Puisqu’il ne l’a pas fait, pourquoi le ferions-nous
? », se défendent les sœurs de Yasser en disant que c’est
leur droit légitime.
L’appartement n’est pas le
seul sujet de différend, il y a aussi les meubles, les
appareils électroménagers et tous les biens qui s’y trouvent.
En vertu de la charia, tous ces biens reviennent à la veuve.
Cependant, les belles-sœurs de Nahla ne veulent pas
reconnaître ce droit légitime. Doha lui a alors conseillé de
dresser un procès-verbal où elle fera l’inventaire de tout
ce qui se trouve dans le domicile afin de prouver ses droits.
Le problème c’est que Nahla ne sait même pas ce qu’elle va
faire de tous ces meubles. Elle ne peut pas les entreposer
dans l’appartement de sa mère qui est déjà suffisamment
meublé et elle ne pourra jamais louer un appartement aussi
grand pour les contenir. Parfois, elle pense en vendre une
partie. Mais chaque meuble est lié à un souvenir et elle
trouve une difficulté à s’en débarrasser.
Aujourd’hui, Nahla ne peut
s’empêcher d’en vouloir à Yasser pour l’avoir mise dans
cette situation. Pendant sa maladie, que de fois ne
l’a-t-elle prié de placer de l’argent à son compte pour
assurer son avenir ! « Parfois quand je pleure, je me
demande si je pleure mon mari, si je pleure les quinze ans
que j’ai passés avec lui, ou si je pleure la situation dans
laquelle il m’a mise », avoue Nahla avec regret.
Une déficience dans la loi
D’après Nadia Radwane, ce
genre de cas reflète une déficience dans les législations
qui régissent la question de l’héritage. « Je suis contre
les lois de l’héritage actuellement appliquées. La vie
sociale actuelle est différente de celle qui existait il y a
1 400 ans lorsque la charia a été adoptée », déclare Nadia
Radwane. Autrefois, la femme était prise en charge par son
père, ses frères et ses oncles. Aujourd’hui, les liens de
parenté sont quasiment perdus et la femme peut se retrouver
à la rue après de longues années de mariage. « C’est une
humiliation pour la femme », conclut Nadia Radwane.
Manal a perdu son mari
après 25 ans de mariage heureux. Salah était divorcé et
avait un petit garçon. Celui-ci venait passer ses vacances
avec eux et Manal l’a toujours considéré comme son fils car
elle était stérile. « J’étais heureuse. J’avais une vie
stable et un mari aimant. Je ne me suis jamais fait de
soucis en ce qui concerne l’avenir », avoue Manal. Elle ne
s’imaginait pas que la mort de Salah viendrait bouleverser
sa vie. Elle ne s’imaginait pas que le garçon qu’elle avait
aimé comme son propre fils viendrait lui demander de quitter
sa maison où elle a passé toute sa vie parce qu’il a besoin
d’argent et veut vendre l’appartement. Selon la charia, la
part de Manal dans l’héritage de son mari n’est que le
huitième car il a un fils qui, lui, hérite du reste.
Heureusement, Manal occupe
un grand poste dans une société prestigieuse. Elle avait une
bonne somme d’argent mise de côté. C’est ainsi qu’elle a pu
racheter la part du fils de son mari défunt et a pu
conserver son appartement conjugal. « Il aurait été
impossible pour moi de quitter ma maison pour aller vivre
ailleurs. Je me serai sentie déracinée, perdue. La perte de
mon époux n’est-elle pas suffisante ? », confie Manal.
Ce genre de problème a
poussé nombreux experts et sociologues à formuler des
suggestions pour trouver une issue à cette impasse. « Je
propose de considérer les années de mariage comme des années
de travail qui méritent une rémunération. Lors du décès du
mari, il incombe aux héritiers de lui verser la somme
équivalente à ces années. Une telle démarche assurerait une
certaine sécurité pour la femme », propose Nadia Radwane qui
estime que si l’époux a réussi à exercer son travail,
réaliser une fortune et s’acheter un appartement ou un lopin
de terre, c’est grâce à sa femme qui le soutenait tout au
long de son itinéraire.
Basma, Syrienne de 45 ans,
par contre, a eu plus de chance. Elle possède un appartement
à son nom. Malgré le grand amour que vouait Hicham à ses
frères et sœurs, sa crainte était qu’ils ne viennent un jour
demander à sa femme leur part d’héritage parce qu’ils n’ont
pas eu d’enfants. Alors, il a su comment régler ce problème.
Cet ingénieur syrien d’une cinquantaine d’années avait
décidé d’acheter un appartement dans un quartier calme après
de longues années passées dans des appartements loués au
centre-ville. « Il l’a mis sous mon nom, non seulement par
amour pour moi mais aussi pour assurer mon avenir. Il ne
voulait pas que je tombe dans des problèmes après sa mort.
Je lui en suis fort reconnaissante », confie Basma, les
larmes aux yeux. En effet, le destin a voulu que Hicham
meure soudainement d’une crise cardiaque. Basma a pu rester
dans son appartement sans que personne ne lui réclame quoi
que ce soit. « Il disait que la maison est une protection
pour la femme, que même si elle n’a rien à manger, personne
ne le saura et elle pourra garder la tête haute devant tout
le monde parce que tout simplement elle a sa propre maison
», ainsi résume Basma la philosophie de son mari et qui
trois ans après sa mort le pleure toujours.
Aujourd’hui, elle a décidé
de rester en Egypte où elle a vécu ses plus belles années
avec son mari, où elle a ses amis et son travail. « Il est
vrai que je n’ai pas de famille ici, que je me sens souvent
seule après sa disparition. Mais c’est en Egypte que mon
mari est enterré alors je vais rester ici pour être près de
lui », déclare Basma avec détermination.
Aujourd’hui, personne
n’accorde aucun intérêt au sujet de la veuve sans enfant. Il
n’existe même pas de statistiques ni de chiffres sur
l’ampleur du phénomène. « On a besoin d’une législation plus
humaine qui prenne en compte davantage les droits de la
femme », déclare Radwane.
Mais il semble que rien ne
bouge car pour changer la loi actuelle, il va falloir faire
face aux hommes de religion fort rigides en ce qui concerne
les préceptes de la charia.
Racha
Darwich