Al-Ahram Hebdo, Littérature | Peur

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 Semaine du 14 au 22 juillet 2010, numéro 827

 

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Littérature

Dans ce texte inédit Khouf (peur), le Libanais Hassan Daoud retrace, avec sincérité poignante qui relève du récit véridique, l’attente de la fin. A travers le fantôme d’aujourd’hui, la maladie du cancer, qui survient machinalement dans notre quotidien.

Peur

Quand le médecin me parla de ma maladie, je fus pris, une fois de plus, par le sentiment très fort de ne pas laisser filtrer ma peur devant lui. Je savais déjà ce qu’il allait me dire depuis qu’il m’était apparu sur le pas de la porte, le visage sombre et silencieux, gardant encore les vêtements qu’on porte en salles d’opérations. Il demanda à mon neveu qui m’accompagnait à l’hôpital de nous laisser un moment. Dès que ce dernier quitta la pièce, le médecin s’approcha de la porte et referma la poignée. J’allais comprendre, quel que soit ce qu’il me dirait, que j’étais atteint de la maladie que je craignais. De toute manière, il ne nomma pas la maladie. Il m’annonça, alors que j’étais installé sur le siège des visiteurs, qu’il y avait quelque chose dans l’échantillon prélevé. La peur survint fortement. En moins d’une seconde, la sueur envahit mon corps et une vague de chaleur et de vertige me monta à la tête. Je me vis en train de fixer le carrelage de la pièce alors qu’il ajoutait que ce que j’avais ne menaçait pas ma vie. Cela n’amoindrit pas ma peur pour autant. Je ne lui jetais pas de regard lui demandant d’ajouter un détail qui me réconforterait. Je voulais simplement qu’il me laisse seul pour me sauver de la gêne d’afficher ma peur devant lui. Aller aux toilettes pour essuyer ma sueur avec la grande serviette, puis sortir dans l’étroit balcon, afin que le vent que je savais sec et rare essuie mon visage.

Je m’étais préparé à entendre ce que le médecin m’avait annoncé. Pas pour savoir que j’étais atteint par la maladie, mais pour dissimuler ma peur de la maladie. Depuis des mois avant ce jour, ou même des années, je sentais cette maladie qui s’approchait de moi, elle seule et aucune autre. Je ne craignais pas d’être atteint d’une maladie de cœur, deuxième mal que redoutent les gens. Je l’avais choisi en quelque sorte, elle entre les deux, le lion et pas le tigre. Je frissonnais et devenais moite de sueur lorsque quelqu’un en parlait devant moi. Comme si j’avais planté sa graine en moi et l’avait soignée pour qu’elle grandisse jour après jour jusqu’au moment de sa venue.

Le médecin, qui ne prolongea pas sa visite, ne nomma pas la maladie. Il me dit alors qu’il s’apprêtait à tourner la poignée de la porte, de m’apprêter à sortir tout de suite et de venir le voir à la clinique le lendemain ou le surlendemain. Un ou deux jours de repos comme il le pensait et également pour me rassurer à l’idée que la maladie n’était pas rapide et que rien ne changerait en moi, durant un ou deux jours.

Bélal, mon neveu, qui ne tarda pas à réapparaître, semblait savoir ce que j’avais. Un seul regard furtif, terrifié et investigateur, puis il baissa les yeux pour regarder dans le vague n’importe quoi. J’avais oublié mes affaires en allant au balcon, mais la serviette se trouvait étendue entre mes mains comme si elle demandait que je la sèche de la sueur, encore toute chaude, qui l’avait mouillée à l’instant. Je dis en me redonnant des forces, parce que j’étais son oncle et qu’il était mon neveu, que nous irons voir le médecin dans un ou deux jours. Pourtant, ma voix me trahit, je l’entendis faible et fine comme si c’était la voix d’un enfant. Même devant lui, mon neveu qui n’était pas âgé de plus de dix-sept ans, je me trouvais en train de dissimuler ma peur. Je pensais qu’en arrivant chez moi, je recommencerai devant ma femme qui savait certainement, ayant trouvé quelqu’un pour téléphoner au médecin pour lui demander des nouvelles. Egalement, mes jeunes enfants à qui je devrais parler comme si de rien n’était. Les gens qui viendraient me rendre visite pour me voir malade après avoir appris que je l’étais vraiment. Ensuite, mon père qui sortira ses yeux un moment de leur égarement et qui me fixerait en repoussant ma main portant la cuillère à sa bouche.

Je dis à Bélal, alors que je ramenais la serviette aux toilettes, de m’apporter ma emma, mon couvre-tête, de l’armoire. Dans le miroir, mon visage m’apparut comme si la peau était devenue plus tendre et qu’il était devenu plus rouge à cause de la sueur qui en avait émané. Lorsque Bélal me rapporta ma emma ; la tenant de ses deux mains, à l’envers, il me dit que je ne pouvais pas quitter ma chambre avant qu’on ne me l’autorise. Moi aussi j’avais besoin de temps avant de sortir dans le long corridor qui longeait les chambres aux portes ouvertes. Car on ne se contentera pas uniquement de me regarder alors que je le longeais, mais on me saluera et il me faudra répondre aux saluts. « Salut à vous », je devrais répondre d’une voix claire à chaque fois que quelqu’un me lancera en se tournant vers moi : « Salut à vous, notre cheikh ». Dans un film que j’avais visionné, le médecin contempla ses poumons tout noirs sur la radiographie, puis il dit à un collègue se tenant à ses côtés : « Je n’ai plus beaucoup de temps ». Il fit cette remarque ainsi, comme si cette radio allumée devant lui était une chose qu’il voyait tous les jours ou comme s’il regardait ses poumons comme il le ferait pour les poumons de ses malades. Au moment où j’avais vu le film, je pensais que les gens plus ils grandissaient, plus ils devenaient aptes à se maîtriser, quel que soit ce qui se passait dans leur tête.

La vague chaude qui me donnait le vertige devint plus forte dans ma tête et m’épuisa. Sur la route, lorsque nous sortîmes de l’hôpital, mon neveu me demanda s’il était préférable de louer une voiture pour nous ramener à la maison. Cela me faciliterait les choses, mais je me dirigeais vers ma voiture garée dans la rue, surplombant la rue de l’hôpital. Mon neveu me suivit en sautillant derrière moi, en essayant de me rattraper et de marcher à mes côtés. Les gens accouraient comme s’ils participaient à une course pour arriver à la portière de l’hôpital. Quant à moi, je devais être alerte apprêtant mes deux mains à repousser ceux qui pourraient se cogner à moi. Ce qui augmenta ma fatigue tellement que je me retournais tous les deux pas pour me rassurer que mon neveu était proche. Il savait pourquoi je voulais qu’il soit proche et il me répétait : « Je suis derrière toi, oncle ».

Les trois jours qui s’étaient écoulés avaient rempli la voiture de poussière et l’avaient salie. Toutefois, il existait une distance suffisante devant la voiture pour m’épargner d’avancer et de reculer plusieurs fois. Après m’être installé et posé mes mains sur le volant, mon neveu me demanda si j’avais quelque chose pour éliminer ce qui se trouvait sur le pare-brise. Les tâches de saletés étaient collées à la vitre, grasses et denses. Je me retournais à la recherche de la boîte de kleenex sans vraiment être intéressé à la trouver. Alors que je m’arrêtais de chercher, posant ma tête pour la reposer sur le dossier du siège, mon neveu introduisit ses mains entre le volant et moi pour faire fonctionner la lave-vitre. Il n’en sortit pas de sons telle une ondulation légère qui m’était familière et dont la mission était de sécher. Sans me regarder ou piper mot, mon neveu se retourna vers les magasins qui se trouvaient sur l’autre côté de la route. Il sortit de la boîte qu’il venait de rapporter un paquet de mouchoirs et se mit à sécher la tâche grasse et dense qui paraissait impossible à supprimer. Elle avait fait corps avec la vitre et il devait revenir au magasin pour rapporter une bouteille d’eau. Mais avant qu’il ne reparte, je lui fis signe de revenir à sa place, bien que je sache que cette tâche allait demeurer devant moi tout au long du chemin à me fatiguer les yeux et à me dégoûter.

Les quatre-vingt kilomètres qui me séparaient de ma demeure n’ajouteraient pas à ma fatigue, ils me reposeront même si la route devant moi demeurait vide de voitures. En plus, la fatigue qui m’emplissait n’allait pas me donner sommeil. La femme qui était venue du Venezuela pour habiter chez nous ne cessait de répondre à mon père à chaque fois qu’il lui demandait à propos de sa maladie, le sommeil … le sommeil … disait-elle cela d’une voix rauque et électrique qui sortait de sa gorge trouée. Nous savions, nous, les habitants de la demeure, qu’elle ne dormait jamais, ne cessant de sortir des voix de la précipitation de sa respiration, de l’ouverture de ses valises et de ses allées et venues entre sa chambre à coucher et la cuisine au fond de la maison. Elle n’avait pas dormi cette nuit non plus, disait ma mère à la première personne qui se réveillait le matin d’une voix dont elle faisait attention de n’être pas entendue par la femme qui pouvait se trouver n’importe où : derrière ma mère alors qu’elle parlait ou proche de la porte de la salle de bains ouvertes alors que je me lavais le visage et les oreilles ou encore dans le corridor entre les chambres, debout, bien qu’il n’y avait rien à y faire. Ma mère ne rechignait pas, ne se plaignait pas non plus et ne disait pas à mon père qui d’autre que nous pouvait accepter d’abriter une femme qu’il ne connaissait pas. Bien plus, elle disait en s’apitoyant sur le sort de la femme que c’était une pauvre femme qui ne connaissait personne et qu’elle était venue du Venezuela car elle ne voulait pas mourir là-bas.

 Et la femme accomplit ce pourquoi elle était venue, chez nous à la maison. Mon père pénétra dans la pièce où elle était étendue et il dit à ma mère, debout près de lui, qu’elle était morte. Ainsi, sans relever ses paupières pour voir le blanc de ses yeux ou sans lui tenir la main pour voir si son pouls continuait à battre. Elle est morte, dit-il, puis il se retourna pour sortir de la chambre comme si rien de ce qui suivrait ne devait se faire.

Le sommeil. Je sentais combien il serait éloigné et difficile malgré l’épuisement et l’incapacité de supporter le son d’un chien accourir pour traverser la rue devant moi. Ma mémoire était fixée sur cette femme alors qu’elle se tenait devant la porte de la cuisine en tenant de ses doigts ce morceau de fer qui sortait de ce trou où se trouvaient sa voix et sa respiration. J’apprenais alors à l’âge de neuf ou de dix ans la maladie et son nom dans ce petit endroit vide sous son cou. « Elle a la maladie du cancer », ma mère chuchotait ces deux mots à ses visiteuses, la maladie et son nom, comme si elle leur faisait savoir ce qu’elles n’avaient jamais connu. Elles recevaient ce qu’elles écoutaient terrorisées et apitoyées. En fait, elles le connaissaient, mais comme s’il avait été inscrit dans de vieux livres et qu’on les en informait.

Dès qu’on ait atteint l’autostrade, j’arrêtai la voiture et je dis à mon neveu Bélal de descendre de l’auto pour enlever cette tâche que je fixais à chaque fois que mon regard se portait dessus. Il ne trouva rien de mieux que la clé qui était dans sa poche et il se mit à gratter le pare-brise en faisant un bruit sec. Puis, il me regarda pour savoir s’il lui fallait arrêter ce son qui pourrait égratigner la vitre. Je tardai à lui répondre à cause de ma rêvasserie et ma paresse. Il me dit, lorsqu’il revint à son siège, qu’elle ne sortirait qu’avec de l’essence. Ses paroles me sortirent de ma méditation, mais pour un instant, je me demandai comment il savait ce que les chauffeurs faisaient pour supprimer les tâches qui se collaient à leurs voitures.

— Tu sais conduire ?

Je lui demandai après être sorti, à cause de ce qu’il connaissait de l’essence, ne serait-ce qu’un instant de ma pensée maladive.

Et lui, le connaisseur de ce qui se passait en moi, attendit que ma question revienne une seconde fois. Mais comme je ne le fis pas, il se contenta de se retourner vers moi puis vers l’autostrade qui s’étendait devant nous.

Traduction de Soheir Fahmi

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Hassan Daoud

Né au Liban en 1950, diplômé de littérature arabe de l’Université de Beyrouth, il a collaboré en tant que journaliste à plusieurs parutions libanaises. Il est aujourd’hui le rédacteur en chef de Nawafez, supplément culturel du journal Al-Mustaqbal Daily, publié à Beyrouth. Il a publié deux recueils de nouvelles et quatre romans. Son premier roman, Binayet Mathilde (l’immeuble de Mathilde), Dar Al-Adab, 1983, se déroule à Beyrouth pendant la guerre civile. Traduit en français chez Actes Sud 1998, il est un puissant témoignage des changements qui ont eu lieu dans la vie des habitants en raison du conflit.

Il opte souvent pour la narration du parcours de personnages vivant en marge de la société, dans un langage simple mais allant en profondeur dans l’analyse psychologique. Dans son roman Ghinaa al-batriq (le chant du pingouin), qui a remporté le prix du meilleur livre libanais en 1998, il décrit le quotidien d’un homme, lequel en raison de son anomalie physique passe son temps à espionner sa jeune voisine.

 

 




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