Hommage .
Le Dr Nasr
Hamed
Abou-Zeid
est
décédé la
semaine dernière.
Dans
cet
entretien
accordé à son
ancien
collègue de l’Université
du Caire,
il
revendiquait le droit
d’interpréter et de
réinterpréter
l’islam, religion de
modernité et de culture,
dans son
contexte historique.
«
Il est
impératif de se
libérer
de l’autorité
du texte
»
Par
Walid Al-Khachab
Al-Ahram
Hebdo : Une
formule
toute faite
explique le « retard » des
sociétés
arabes sur
tous les plans par la
prédominance de
l’islam
dans ces
sociétés.
Une
autre
formule l’explique par
l’hégémonie
d’une mentalité de
soumission au
texte, expression
que vous
utilisez
dans votre
livre sur
Le concept du
Texte.
Quelle
serait l’issue,
selon
vous ?
Nasr Hamed Abou-Zeid
:
Sur le plan
historique, décrire la
civilisation
islamique
comparée à
d’autres,
comme la civilisation
du Texte,
est un
constat épistémologique
général, qui
ne signifie
pas que
l’histoire de cette
civilisation
est celle
de l’interprétation d’un
Texte.
Dans
l’histoire de
l’islam,
nombreuses furent les
époques où le
texte
religieux était
abordé
comme agent social dans
les limites de
sa nature de
référence de la
légitimité en
matière de religion.
Au-delà de
ces limites
se trouvaient
d’autres
légitimités. Chaque
fois que
la civilisation
arabo-musulmane
était
soucieuse de distinguer
le domaine de
l’autorité
du texte de
celui de
l’autorité de la raison, elle
était en
mesure d’engendrer un
savoir qui lui
était
propre. Puis
survint une
rupture qui a mené
à
l’extension de l’autorité
du texte
à tous
les domaines
et à la
disparition de la zone de la
raison. Aujourd’hui, le monde
arabe et
musulman
oscille entre
ces deux
tendances.
J’ai dit
dans mon
livre sur
L’Imam
Chafei qu’il
était
impératif de se libérer
de l’autorité
du texte
afin de
restituer l’autorité de
la raison, vu que la vie
ne se
limite pas à la
seule dimension
religieuse. La
réaction a
été très
violente,
mais la question demeure
urgente. Si
le problème
n’est pas résolu,
nous
continuerons de tourner
dans un
cercle
vicieux et infernal.
— Cette
réaction violente
est-elle
l’indice d’une
mentalité
dominante qui sacralise
le texte —
religieux ou
autre — et qui rend
minimes les distinctions
entre
l’Etat autocratique et
militariste et le
discours
islamiste
extrémiste ?
—
Il ne fait pas de
doute que
si nous
analysons les
discours
nationalistes ou
marxistes
dans le monde arabe,
nous
verrons qu’ils
sont axés
sur
l’autorité du
texte. Les
marxistes arabes
s’accusent
mutuellement de déviationnisme,
voire
d’apostasie, puisqu’ils
utilisent le mot
Riddah pour qualifier les
révisionnistes
marxistes,
c’est-à-dire ceux qui
s’écartent
du régime de l’interprétation
du texte.
Or, le mot Riddah
(i.e. apostasie) se
retrouve
aussi dans le
discours
islamiste.
Nous
parlons en
l’occurrence d’un état
d’esprit qui
n’est pas
relié à la
pensée
religieuse, mais
à la raison
d’une manière
générale, et
dont l’une
des causes est la
longue absence des
libertés
dans le monde arabe.
Depuis la
réunion de Saquifa (qui
s’est
soldée par la désignation
d’Abou-Bakr
comme successeur au
Prophète)
jusqu’à aujourd’hui,
rares et
extrêmement
brefs sont les moments
où les gens
dans le monde
arabe ont
récupéré le
pouvoir de façonner
leur
système politique et de
choisir
leurs représentants au
pouvoir.
Dans ces
brefs moments, par
exemple en
Egypte entre 1923 et
1945, la contradiction entre les
dispositions du
texte
religieux et les exigences
du
changement social trouvait
un espace de
débat très
large, loin des menaces de mort et des accusations
fâcheuses.
Les
gens éprouvent le
besoin de
l’autorité d’un texte
lorsque
leur capacité
d’ériger
eux-mêmes leur
pouvoir
est
totalement absente.
Actuellement
dans le monde
arabe, la
lutte contre
l’autorité des
dictatures qui
ont usurpé
le pouvoir par la force
ne
s’effectue qu’en
suscitant
l’autorité d’un texte
sacré. Or, la
dictature a
aussi ses
moyens
d’exploiter ce
texte pour
asseoir sa
propre
autorité. Aujourd’hui,
opposition et
pouvoir ont
tous deux
besoin
d’une force pour affronter une
autre
autorité, celle de la
globalisation et
du nouvel
ordre
mondial. Comment sortir
de ce tunnel
? En tentant
constamment de
déconstruire
et de critiquer
à la fois
le discours de la
globalisation et
celui de
l’islam politique.
Si l’on
critique l’Occident
quand on
est en Occident,
cette critique
est
irrecevable, parce
qu’on vous
demande de
critiquer l’islam
seulement,
laquelle critique est
bienvenue.
Dans le monde musulman,
on vous
demande de critiquer
seulement
l’Occident, laquelle
critique est
la seule acceptable.
Quand vous
dites qu’il
faut
regarder les choses en
face, ni
l’Occident,
ni le monde musulman
ne vous
acceptent. Tel
est
le véritable
exil.
— A votre avis, la solution de la
crise
actuelle dans le monde
arabe
nécessite-t-elle que
l’autorité
du texte
sacré soit
restreinte
à un domaine précis
plutôt que
de nier
l’autorité de ce
texte en
soi ?
—
Un texte
exerce son autorité
sur ceux
qui y croient
dans les
limites du
domaine de la
foi. Le
problème survient
lorsque les
croyants tentent
d’étendre
l’autorité de leur
texte au-delà
de ce
domaine
; lorsque le
texte
devient la source de la science et de
l’Histoire.
A propos de tout texte,
nous devons
nous demander
quelle en
est l’histoire.
Nous
avions
réalisé des progrès
dans les
débats sur
l’historicité des
textes
sacrés.
Aujourd’hui,
nous
risquons d’accuser
une
régression. Que
faire en l’absence de tout cadre
de référence
? Les gens se
créent en
l’occurrence des idoles,
et le texte en
devient
une :
si on y
touche, on risque les
conséquences
que vous
connaissez.
— Même si
le texte
religieux est
confiné au
domaine de la foi et
que le
libre cours
est laissé
à la raison
dans les autres
domaines de
l’activité humaine,
n’y a-t-il
pas risque
dans le monde arabe —
à cause
d’une longue tradition de
la culture du
Texte — de
voir un texte
particulier
dominer la
société : le
texte du
socialisme,
ceux du
nationalisme,
du
libéralisme, ou de la
globalisation ?
— Les
idéaux de liberté
et de justice
réunis
posent ces
textes
comme possibilités et non
vérités
absolues. Ces
textes
demeureront et personne
ne
demandera de les abolir,
puisqu’au fond,
il s’agit
du produit
de l’intelligence des
hommes tout le long de
leur histoire
dans leur
tentative de comprendre
leur
réalité, leur
philosophie,
leur passé, etc.
L’essentiel
c’est que
dans le monde
arabe, nous
avons
décidé de créer
un libre
marché de
l’économie selon les
lois du
marché, il
faut
maintenant créer un
libre
marché des idées,
selon les
lois des idées.
Ainsi,
il y
aurait une place pour le
texte du
socialisme,
celui du
marxisme, de la justice
sociale, de
l’islam, du
judaïsme,
du christianisme, etc. La
liberté
est la
garantie
qu’aucun de ces
textes ne
sera le cadre de référence qui
annihilait les
autres. Il
nous faut
un libre
marché des idées.