Religion .
La mort du penseur Nasr Hamed Abou-Zeid, une des plus
illustres victimes de la hesba, met en relief le maintien
d’une juridiction peu propice à la liberté de penser et qui
continue à harceler écrivains et intellectuels.
L’épée
de la hesba toujours tranchante
L’homme
avait déchaîné les passions en Egypte après sa fameuse «
critique du discours religieux », qui lui vaut une
condamnation pour « crime d’apostasie ». C’était, il y a 15
ans, Nasr Hamed Abou-Zeid qui a demandé à aborder le Coran
comme un discours vertical en tentant de l’analyser en tant
que « texte lié à un contexte et à une époque précise ». Il
est condamné alors à se séparer de son épouse Ebtihal Younès,
ne pouvant être mariée à un apostat. Les deux vont se faire
exiler aux Pays-Bas pour échapper à la hesba. Ce droit,
garanti par la loi, donne à tout croyant le droit de
poursuivre en justice n’importe quel citoyen pour défendre
les valeurs de l’islam. Un collectif d’avocats accusait
alors Abou-Zeid d’hérésie. On ne badine pas avec la religion
dans un pays où la grande majorité des habitants, musulmans
ou coptes, sont fervents de leur religion dont ils
pratiquent les règles même dans la plupart des gestes du
quotidien et non pas par la seule pensée.
Même si la loi a été
modifiée par le gouvernement 3 ans après la condamnation de
l’intellectuel égyptien, des brèches dans la législation
permettent une chasse aux intellectuels. Des écrivains,
cinéastes, artistes et critiques vont défiler à tour de rôle
dans les cours de la justice, poursuivis par, souvent, les
mêmes avocats. Des noms comme Youssef Chahine pour son film
Al-Mohaguer (l’émigré), qui finit par être retiré des salles
de cinéma, Inès Al-Dégheidi, qui est condamnée à 50 coups de
fouet, le poète Abdel-Moeti Hégazi dont on juge le poème de
blasphématoire, le critique et fonctionnaire du ministère de
la Culture Gaber Asfour, les exemples ne manquent pas. Et
ces péripéties sont toujours présentes. Ils sont tous
accusés d’apostasie et souvent condamnés, mais la peine est
non exécutée, d’autres affaires sont abandonnées pour des
raisons de « procédure ».
La très polémique Nawal Al-Saadawi
lève encore la barre. Elle déclare que le pèlerinage à La
Mecque faisait partie du « paganisme ». Elle s’oppose aussi
à la loi sur l’héritage, inspirée de la charia et accordant
à la femme la moitié de la part de l’homme. Des propos jugés
anti-islamiques par le grand mufti d’Egypte, et qui lui
valent un nouveau procès intenté par le fameux avocat,
spécialiste dans ce genre de procès, Nabih Al-Wahch (lire
entretien).
Saadeddine Ibrahim, réfugié
aux Etats-Unis, subit le même sort avant d’être acquitté.
Mais la censure qui lui est imposée est plutôt politique. Le
système coercitif se nourrit des mêmes conceptions. Une
censure religieuse qui inspire aussi bien les chrétiens, à
l’instar de celui qui s’en est pris à l’écrivain Youssef
Zidane, pour ses écrits sur les moines dans Azazil par
exemple.
C’est la lutte entre un
esprit moderniste et ouvert et un autre tyrannique et
coercitif qui se sert de la religion. L’exemple historique
le plus patent date de l’époque dite de la nahda ; une forme
de censure, souvent exercée aux prétextes d’atteinte à
l’islam, d’« humiliation » du prophète ou de Dieu ou
d’infraction à la charia. Ainsi, en 1925, le cheikh
d’Al-Azhar Ali Abdel-Razeq est radié de l’université et
interdit de publication par ses propres collègues, parce
qu’il a proposé de séparer la religion de l’Etat. Son livre
incriminé, Islam et principes de gouvernement, est interdit
pour hérésie. Celui-ci, en fait, dénonçait le maintien du
système du califat, notamment après la chute de l’Empire
ottoman qui a rendu ce système obsolète. L’année d’après,
c’est l’affaire la plus retentissante avec l’interdiction du
livre de Taha Hussein, La poésie pré-islamique. L’écrivain
est expulsé en 1931 de l’université par le ministre de
l’Education. C’est en fait l’affaire la plus retentissante,
et celle de Nasr Hamed Abou-Zeid lui est souvent comparée.
C’est l’exemple qu’on cite quand il est sujet de hesba
aujourd’hui.
L’affaire des Mille et une nuits
Mais l’affaire la plus
récente est tout aussi significative. Elle remonte à il y a
deux mois. Là aussi, « un groupe d’avocats » dépose une
plainte auprès du Parquet appelant à interdire le fameux
recueil des Mille et une nuits, s’appuyant sur l’article 178
du code pénal qui punit d’amendes et de deux ans de prison
la publication de textes indécents.
Le tout se mélange, la
hesba, aux textes qualifiés d’indécents, le mépris de la
religion. Sur le fond, rappellent les spécialistes, la hesba
n’existait ni aux temps du prophète Mohamad ni à ceux de ses
compagnons, et lorsqu’elle surgit après l’époque des
Omeyyades, c’était surtout une « hesba des marchés », soit
une sorte de protection des consommateurs contre la hausse
des prix et le monopole des marchandises. Bizarrement, ce
n’est qu’après la chute du califat islamique que la hesba
religieuse éclôt et devient synonyme d’accusation
d’apostasie.
Les militants des droits de
l’homme tirent la sonnette d’alarme. Le Réseau arabe pour
l’information sur les droits de l’homme exprime « sa
profonde inquiétude concernant le phénomène accéléré des
affaires de la hesba, qui vise la liberté d’expression, soit
sur le plan religieux ou intellectuel, de l’échelle
politique ou artistique » (lire page 5).
Le Réseau réitère sa
demande de réviser la structure juridique qui permet aux
tribunaux d’accepter ce genre de cas.
Mais si les organisations
des droits de l’homme se disent préoccupées, l’Etat égyptien,
qui dit vouloir combattre le radicalisme religieux, ne lève
pas le doigt. Les ONG estiment que la « faible réaction » du
gouvernement face à la hesba encourage plus de citoyens et
les avocats de déposer des centaines de cas de hesba contre
des écrivains, des journalistes et des militants « en mal de
publicité ou de l’attention gouvernementale, ou tout
simplement d’être des fanatiques religieux ».
Ce sont les réalités
complexes de la société égyptienne qui éprouve du mal à
gérer son rapport avec la religion. Une dynamique
d’islamisation et de conservatisme chrétien qui semble
investir de haut en bas la société égyptienne.
Vrai, d’autant plus que
dans certains cas, ce sont des membres de la classe
dirigeante qui se montrent parfois plus islamistes que les
islamistes, et vont, eux, poursuivre les intellectuels par
l’épée de la hesba.
Le vrai problème pourtant
c’est qu’il n’existe pas de véritable débat sur ces points
de « droit et liberté intellectuelle » et sur les « valeurs
de la société et principes de la religion ».
Samar Al-Gamal