La chorégraphe
tunisienne
Syhem
Belkhodj
a initie les
jeunes à
la danse
contemporaine et
insiste sur
le caractère
pluridisciplinaire de son art.
Directrice de Doc
à Tunis, des
Rencontres
chorégraphiques de Carthage et
du Festival design et
mode de Carthage, elle
milite
contre l’intégrisme.
Une
combattante pour la
simplicité
La
chaleur était
écrasante le jour de son
arrivée au
Caire. Dès
l’après-midi,
elle se
retrouve au théâtre Al-Gomhouriya,
en train de tout arranger pour le
rendez-vous de 21h, avec le public
du Festival international
du Caire
sur la
danse moderne.
Malgré une
nuit blanche
et des horaires de
vol assez
difficiles, la
chorégraphe
tunisienne Syhem
Belkhodja se
familiarise
rapidement avec les planches
cairotes. On la
trouve à
son aise, avec
une petite robe
assez large,
pieds nus
et
accompagnée de sa
fille. Elle
parcourt le devant de la
scène, la salle,
puis
s’installe au premier rang avec le micro en main. La
répétition commence.
Sur
les planches,
elle
donne des coups de main
à ses
danseurs. Parfois,
elle monte
sur leurs
corps allongés,
expliquant
à l’un
d’entre eux
une posture
bien mise en
valeur sous
l’effet de
l’éclairage. Elle
est
sérieuse et exigeante
avec ses danseurs,
tous de
jeunes hommes,
à
l’exception d’une
seule jeune
fille. Elle
déclare
: « Mes
enfants,
êtes-vous prêts ? On
va tout
refaire ». Et d’un autre
côté, elle
rappelle au
technicien
: « Soufiane, la
musique du
ballon ». Il
s’agit de «
Chutt » (faire un coup de pied).
Un spectacle qui puise
dans le monde
du football,
s’inspirant des
mouvements des
joueurs, de
leurs codes et de leurs
postures. Les gestes
gagnent
aussi un
vocabulaire
contestataire propre aux
jeunes des
quartiers populaires.
Son
deuxième spectacle, présenté
aussi au festival, Houma,
est
construit à
partir du
vocabulaire hip-hop
très
populaire en Tunisie et
dans les pays
du Maghreb.
Deux
créations interprétées
par sa
compagnie
Sybel ballet théâtre.
En fait,
Syhem
Belkhodja
est aussi
l’invitée
d’honneur de cette 11e
édition (16 juin-5
juillet). «
Je suis
heureuse de
l’être. Ma relation avec
Walid Aouni
remonte à
plus d’une
vingtaine d’années.
C’est grâce
à lui
que je
suis
devenue
chorégraphe et ai
fondé ma
compagnie de danse ».
A l’époque,
Belkhodja
était une danseuse
connue,
mais ne
pensait pas
avoir le courage de fonder une
compagnie. «
En Tunisie, on
n’avait ni
la tradition ni la structure de
créer une
compagnie de
danse
indépendante.
Mais
ma rencontre avec
Walid m’a
initiée.
Il était
en Belgique pour
cinq ans,
avait sa
compagnie et
travaillait avec Maurice
Béjart. Il
m’a donné
l’occasion de passer un
mois avec
sa compagnie, non pas
pour danser,
mais pour assister aux
répétitions, la structure
du travail, etc.
J’ai
dit :
puisque lui,
en tant que
Libanais
dans un pays étranger, a
réussi,
donc, je
pourrai
réussir moi
aussi dans
mon pays »,
explique Belkhodja, qui a
gardé ce
secret pendant longtemps. Et
d’ajouter
: « En fait, même
Walid ne
le savait pas.
Le mois
dernier, lors des
Rencontres
chorégraphiques de Carthage,
j’ai pu
finalement
lui raconter
l’anecdote ».
S’ajoute à
cela
l’expérience qu’elle a
acquise
comme danseuse et
chorégraphe qui a
voyagé et
étudié dans les
écoles de Martha Graham,
Cunningham et autres.
Belkhodja
donne
aux jeunes
cinq minutes de repos.
Elle se détend
un peu,
demande à
ses
compagnons d’aller
chercher des falafels pour tout
le groupe.
Malgré la fatigue, elle
reste
souriante et
accueillante.
« On est
arrivé à
5h du matin,
on n’a pas
dormi ». Mais le
rendez-vous
est déjà
fixé. Et
par respect et conscience, Belkhodja
doit tout
suivre. « Je
dois être
avec eux,
je ne
peux pas les
laisser »,
dit-elle à propos de
ces jeunes
danseurs. Joue-t-elle le
rôle de la
marraine
? Oui,
depuis fort
longtemps, depuis la
fondation de
sa
compagnie de
danse.
Elle
avoue avoir
une grande
difficulté
à initier les
jeunes à
la danse
contemporaine. « Notre société
était
ouverte.
Je
n’ai pas eu
de problème en
tant que
danseuse. Le statut de
danseur est
déjà accepté. D’un
autre côté,
ma famille,
et surtout
mon père,
m’a
encouragée à
étudier au Conservatoire
à danser
à l’âge
de six ans, etc. ».
Pourtant,
lors des auditions pour
sélectionner les danseurs de
sa
compagnie,
elle a reçu plus de
jeunes
filles que de
garçons.
Une raison pour laquelle
elle a
fondé une
école pour
initier les jeunes
hommes à
la danse
contemporaine. « Les jeunes
hommes danseurs
du ballet,
classique ou
moderne,
étaient pris pour des
homosexuels, mal
traités, et
il n’y
avait que
le hip-hop où
ils se
sentaient des mecs.
Alors, j’ai
dû tricher,
en disant
que je
faisais une
école de hip-hop
et du
break danse —
alors que
je n’aimais
pas du tout
à l’époque —
juste pour
attirer les danseurs. Pendant
deux ans de formation, on
dansait le hip-hop
et, petit à
petit, on passait
à la danse
contemporaine.
Aujourd’hui,
je compte
3 000 danseurs au Centre
méditerranéen de la
danse que
j’ai créé
pour former les danseurs contemporains
», déclare-t-elle avec
fierté.
Belkhodja
réussit à
changer l’image
stéréotypée
et a bouleversé la
situation en faveur de la
danse
contemporaine. Une femme
persistante, qui
déploie
toute son énergie pour
l’art de la
danse.
La
répétition du
deuxième
spectacle Houma commence. Syhem
remonte sur
scène avec les danseurs, les situe
à leurs
places et
révise les gestes avec
eux. «
Pourquoi faut-il
répéter la chose
sept
fois ?,
un geste
explique tout »,
s’adresse-t-elle sur un
ton furieux
à l’un des
jeunes qui
voulait ajouter
à son geste
et son mouvement
d’autres postures. La
simplicité
du mouvement,
du geste
et de la composition
est la technique
qu’elle
adopte après un travail de 15
ans avec le metteur en
scène Fadel
Jaziri. « Il
m’a montré beaucoup de
choses.
J’avais
une
technicité de danseuse, je
voulais
montrer toute la
danse. Et
il me
disait
souvent :
Cela me
suffit, pourquoi
veux-tu dire plus ?
Je
faisais beaucoup de
blabla,
mais lui,
il m’a
appris à
ne retenir
que
l’essentiel ». Un
point bouleversant
dans sa
carrière. Avec
lui, elle
introduisait
une forme
de danse hip-hop
théâtralisée pour le spectacle
Nuba,
développait de nouvelles
approches
esthétiques dans Al-Hadhra,
Nujoum,
Zeghounda et Azzouz et
Bani Bani.
Puisant
dans le
patrimoine populaire, la
chorégraphe a
signé
d’autres spectacles profondément
inscrits
dans la gestuelle de la
tradition
tunisienne : Chants
de la Terre, Rabéa Al-Adouia,
Chikhat et Tensions
corporelles.
Syhem
Belkhodja
est
toujours préoccupée par
ses
chorégraphies et ses
cours de
danse. Chaque
année,
depuis avril
jusqu’à fin
juin, elle
est
complètement absorbée par
ses trois
festivals : Doc
à Tunis,
Rencontres chorégraphiques
de Carthage et le Festival de design et mode de Carthage
qu’elle
organise à
travers son association Ness
El-Fen.
«
Je dansais
dans tous
les villages de la Tunisie et
je n’avais
aucun souci.
Pour moi, les
deux
présidents qui ont
dirigé la
Tunisie, surtout
Bourguiba, qui
reste dans
mon
cœur, ont
tout fait. Donc,
je n’étais
pas militante et
je ne
voulais pas
l’être. Ce
n’était pas
du tout ma vie. Je
ne militais
que pour la
danse. Dans
ces villages
où je
dansais, je
voyais
malheureusement des gens,
comme le
prédicateur Amr
Khaled, qui
intègrent cette
population par le biais de la
télévision.
Et tout d’un coup, cette
population moderne et
tolérante
devenait de plus en plus fermée.
J’avais
peur de l’intégrisme bête
et non pas de la religion.
Parce que
je
suis
musulmane, pratiquante,
amoureuse de
l’islam, je
ne peux
que le
défendre. Mais
je ne
voulais pas
que ma Tunisie
ressemble à
des pays qui ne
lui
ressemblent pas. On a
notre histoire »,
souligne-t-elle
sérieusement.
Avec le
11 septembre 2001,
Syhem s’est
sentie
frustrée.
« Cet
événement planétaire a
fait de la sorte
que je
change de vie, de la danseuse qui ne
recherchait
que l’écriture
chorégraphique,
l’esthétique,
initier les
élèves à
venir faire la
danse, à
une dame qui fait
une course
contre la montre pour
que son pays
ne bascule pas pour
devenir un pays
à l’image
de l’Iran.
Eux, ils
ont
l’argent
pour le faire, ils
ont des missiles,
ils
trouvent des subventions, et
nous, dans
l’art, nous
n’en
trouvons pas ». Une femme
impliquée
? Oui, et
à haute
voix, elle
déclare
: « Je
ne porterai
pas le hijab,
je ne
vais pas non plus porter le
niqab ».
Donc,
à
travers les
trois festivals,
Belkhodja
milite à
sa manière.
Doc à Tunis
est un festival
d’analyse de
documentaires
politiques, les
Rencontres
chorégraphiques de Carthage vise
à démocratiser
l’art de la
danse et le corps. Quant à
Design et mode,
il est
né suite à
une anecdote. «
Je suis
partie
nager dans un village
conservateur
où les
femmes n’ont
jamais
porté de maillot de bain
ou de bikini de
leur vie.
Elles
mettaient
uniquement des robes blanches
mais
fleuries. L’année
dernière,
j’y étais
et j’ai
trouvé que
les femmes étaient en
burkini noir.
Des êtres en
noir dans
une mer
bleue, les femmes
nageaient
comme des pingouins »,
raconte-t-elle. « On
peut
interdire un film, mais
je trouve
le moyen de le passer, on
peut
interdire une
danse, mais
je trouve
le moyen de la passer, et la
mode peut passer les
frontières sans visa et
peut former
toute une population »,
explique-t-elle en
ajoutant
: « Ces
trois festivals
sont une
interrogation sociale de
ce que
les Tunisiens
d’aujourd’hui
vont
laisser comme
héritage aux
générations futures ».
20h30.
D’une petite valise près
de son fauteuil au premier rang, Syhem
Belkhodja fait
sortir
sa robe et
sa trousse
de maquillage. Elle monte
sur scène, se met derrière les
coulisses pour prendre
rapidement son
casse-croûte, se
maquille et
se change, ensuite,
revient
quelques minutes avant
l’entrée du
public en salle. A 21h,
elle salue
son public et
rejoint sa
place dans le cabinet
d’éclairage avec les
techniciens. La
salle
est noire, les
rideaux se
lèvent. Le spectacle commence.
May
Sélim