Métiers.
Créer des univers en jouant avec le décor, les couleurs, les
matières et la lumière afin d’optimiser l’esthétique et
l’attrait du produit, c’est ce que font étalagistes ou
décorateurs de vitrines, une profession en pleine expansion
en Egypte. Décryptage.
La
devanture enchantée
«Mon
objectif : attirer le client et lui donner envie d’acheter,
nous confie Khaled Abdel-Hakim. Mes armes : les produits en
vente et toute une collection d’accessoires pour les mettre
en valeur ». Sa profession s’apparente à celle des
mannequins. Pourtant, Khaled ne pose pas pour les magazines
et ne défile jamais. C’est d’ailleurs là tout son talent. Ce
jeune est vitriniste ou étalagiste dans un magasin situé au
quartier de Mohandessine. Son art, il l’exerce dans les
vitrines, à l’abri des regards curieux, alors que son
objectif est de séduire tous ceux qui passent dans la rue.
Comme il se plaît à le dire, « réaliser une belle vitrine ou
réussir l’agencement intérieur d’un magasin, c’est faire
coexister le rêve et la réalité, c’est faire rimer précision
et perfection. Il faut donc capter le regard des gens qui,
souvent, passent en coup de vent. En un clin d’œil, il faut
séduire, et la réussite est au bout de la lorgnette lorsque
le client franchit le pas de la porte », dit-il. Pour lui,
l’important dans une vitrine, c’est de mettre en valeur les
objets dans leur présentation. Par exemple, pour le prêt-à-porter,
les chaussures, les lunettes, c’est une affaire de précision
et de perfection, car la vitrine doit être agréable et
attirante pour le client. Pour la concevoir, il lui faut de
l’imagination, du stylisme et un esprit de création.
« La
précision n’est pas un simple mot. La moindre gaffe pourrait
se ressentir dans la scène en dépit de ses mannequins, et de
ce fait, nuire au magasin qui présente ses nouvelles
collections ». Et d’ajouter : « Bien sûr tout le monde est
capable d’enfiler un pull et un jean sur un mannequin de
résine, mais … tout se joue dans les détails. Il y a un réel
travail de réflexion et de création à effectuer en amont.
Avec mes clients, je cherche toujours à orienter
différemment les présentations d’articles, tout en
respectant les thèmes et l’image que je dois donner d’une
marque. J’essaie d’apporter un nouvel esprit de présentation
dans les vêtements », s’explique-t-il. S’il avoue avoir un
côté « provocateur », celui-ci ne déborde jamais du cadre.
Il faut provoquer le regard du client mais pas le choquer.
C’est tout un art, un art qu’il peut exprimer en toute
liberté et avec des clients aussi divers que variés. Il aime
bousculer les convenances et proposer des arrangements un
peu décalés. Et c’est, d’après lui, cette petite touche en
plus qui provoque le déclic dans la tête du passant.
Avant de
se lancer, ce styliste s’entretient avec son commanditaire
pour cerner ses besoins et ses attentes. Il réalise ensuite
quelques croquis, sur papier ou sur ordinateur, pour
présenter ses idées et étudier leur faisabilité. Il fabrique
aussi des tréteaux, les scie, les peint et les recouvre de
soie ou de papier kraft, etc.
En
effet, le métier du vitriniste ou de l’étalagiste n’est pas
nouveau pour les Egyptiens. Ces derniers ont appris des
Européens l’art d’aménager leurs vitrines et de les décorer
à tel point que l’Egypte est devenue une partie de l’Europe
au temps de la royauté. Cependant, ce métier s’est éclipsé
après la Révolution mais est revenu de nouveau avec
l’ouverture économique et la propagation des différents
centres commerciaux. Aujourd’hui, cette profession est en
pleine expansion et offre de plus en plus de nouveaux
débouchés, en raison notamment de la diversification des
modes et du lancement, par les grands magasins, de leurs
propres marques de vêtements. Vitriniste, étalagiste,
styliste, décorateur ou conceveur d’espaces commerciaux
ainsi que d’autres appellations pour la mise en scène de
vitrines, d’étals ou de stands commerciaux, il perçoit un
salaire qui varie en fonction de sa notoriété, de
l’entreprise qui l’emploie et de son ancienneté. La
rémunération mensuelle d’un débutant avoisine les 3 000 L.E.
en moyenne, celle d’un étalagiste chevronné peut atteindre
les 7 000 L.E. Mais le commerçant a-t-il vraiment besoin
d’avoir recours à un vitriniste ou un étalagiste ?
Trop de
choix tue le choix !
Selon Dr
Moustapha Lotfi, professeur à la faculté des arts et l’un
des plus célèbres dans ce domaine, étalagiste décorateur est
un métier possible après de nombreux stages et formations,
un savoir-faire qui n’est pas celui du commerçant. Créer une
vitrine ne se résume pas à faire de la décoration … Par
ailleurs, l’étalagiste possède un talent créatif affirmé. Il
sait appliquer les formes, les couleurs et les perspectives
aux exigences marketing d’une entreprise et effectue un
travail de veille artistique et commerciale. Il apporte un
œil extérieur, une expérience d’autres univers, une
connaissance des nouvelles tendances, de la disponibilité
pour ce projet et du matériel sans cesse renouvelé que le
commerçant n’aura pas à investir. Rien qu’avec ce dernier
point, la rentabilité est déjà souvent atteinte. Bref, ce
styliste de mode est aussi, à sa façon, un as du marketing.
Un fait qui fait défaut à beaucoup de nos magasins.
Autrement dit, il suffit de faire une simple tournée pour
voir l’aménagement des vitrines. « Ici en Egypte, tout est
laissé au hasard et non pas à l’art. Beaucoup de magasins
ressemblent à des tableaux très chargés, synonyme
d’abondance, car leurs propriétaires veulent exhiber le plus
d’articles possible. Pourtant, trop de choix tue le choix !
Le client reste peu de temps devant une vitrine ; pourtant,
trois petites secondes sont à peu près le temps qu’il faut
pour l’arrêter et lui délivrer un message. Si ce dernier
apparaît confus, le client fuit en gardant une image
négative du point de vente. Il faut prendre en compte la
psychologie du consommateur », précise le Dr Moustapha.
Un point
de vue partagé aussi par Amira et Maha, âgées respectivement
de 24 et 25 ans, deux jeunes filles bien élégantes. Ces deux
filles voilées font le tour des boutiques au quartier de
Roxy depuis trois heures. Ces deux clientes sont à la
recherche de vêtements originaux pouvant convenir à leurs
goûts et aux exigences du voile. Mission difficile. « Toutes
les boutiques d’une même chaîne affichent exactement les
mêmes articles, les mêmes agencements, dictés par des
cahiers de charges précis. Nous ne nous distinguons plus les
unes des autres à cause de la routine et nous finissons par
être lasses de ces vitrines standardisées »,
soulignent-elles. Non loin de cette boutique située à Roxy,
la scène est impressionnante. Des vitrines toutes en
couleurs tapent à l’œil mais très mal agencées. L’été
s’annonce chaud. Amr et Noura, un jeune couple, font du
lèche-vitrine. Noura a été éblouie par plusieurs modèles
mais n’arrive pas à marier les couleurs. L’affaire se
complique. Déçus, ils retournent bredouilles, car la vitrine
est trop remplie et sans goût. Ils décident de ne pas trop
s’attarder et se dirigent vers une boutique où le vitriniste
a étalé de beaux ensembles prêts à enfiler.
Ismaïl
Ibrahim, le propriétaire d’un grand magasin très connu au
centre-ville, pense que sans le décorateur de vitrines, les
produits ne valent rien.
« La
vitrine est l’art de la séduction. Car tout simplement,
c’est elle qui va accrocher le client de passage, le séduire
et l’inciter à entrer dans mon magasin ! C’est déjà donc
une raison suffisante pour y consacrer du temps et des
moyens en recrutant un bon vitriniste. Et ce n’est pas la
seule raison, car un bon aménagement de la vitrine me permet
de communiquer sur mon offre, ma spécialité, ma promotion,
ma nouveauté, etc. et aussi de développer et nourrir l’image
et la notoriété de mes ventes », souligne Ismaïl. Et
d’ajouter : « Quel serait donc le résultat si ces articles
ne sont pas exhibés avec bon goût ? ». C’est pour cela
qu’Ibrahim laisse libre cours à la créativité de son
vitriniste qui intervient toutes les deux semaines pour
changer la vitrine selon le thème ou la promotion présentée
et aussi selon la périodicité de fréquentation de la
clientèle. « Par exemple, je sais que, durant la saison
estivale, mon client revient au moins une fois par semaine
pour regarder un peu et renouveler, il sera heureux à chaque
visite de découvrir un nouveau thème », dit-il.
A chaque
magasin sa vitrine
Cependant, Yasser Saleh, conseiller marketing d’une chaîne
de vente, qui a travaillé comme étalagiste dans plusieurs
entreprises et groupements, déplore le fait que la
créativité soit reléguée au second plan. Ses sources
d’inspiration ne sont que ses voyages à l’étranger, les
catalogues, les magazines et l’Internet. Il profite de ses
voyages pour observer les gens, leur look, leur mode de vie.
Il hume l’air du temps tout en s’inspirant de ces
rencontres, de ces expériences … Et quand il crée, il
rassemble les différentes pièces du puzzle. En ce moment par
exemple, les décors en papier, trop plats, n’attirent plus
l’attention.
Il
travaille plutôt sur les volumes et s’amuse à détourner des
objets du quotidien : des cintres, des boîtes, des
portemanteaux … « Il est vrai que chaque magasin est un cas
particulier par son agencement et sa clientèle. Mais quand
je compose une vitrine, j’essaie de donner vie aux choses
pour que les passants s’identifient à ce qu’ils voient. Une
fois le jeu est fait, la séduction commence et les clients
poussent la porte du magasin. Je déploie tout mon talent
pour présenter de manière avantageuse un produit, un rayon
avec pour seul objectif d’attirer l’œil du client. Mais
attention à la faute de goût. La disposition d’une vitrine
dépend beaucoup de l’image de la marque à représenter. La
cible visée et l’effet recherché sont totalement différents.
Les tendances varient également selon la saison », explique
Yasser qui voit que la création d’une vitrine répond à des
règles précises.
Citons
par exemple les couleurs et les éclairages qui attirent
l’œil du client. Et d’ajouter : « Bien sûr, les couleurs
chaudes ou froides et le noir et blanc offrent de nombreuses
possibilités d’agencement, tout comme le relief, la
profondeur, les suspensions, les fonds de vitrine, les
matières … Choisir les contrastes ou le ton sur ton répond à
un objectif en terme d’image. Ces aspects esthétiques sont
très personnels d’un étalagiste à l’autre, et c’est ce qui
différencie nos styles !
Or, si
le fait d’aménager sa vitrine est un exercice que le
commerçant doit prendre au sérieux, Raafat, propriétaire
d’un magasin de prêt-à-porter situé au quartier de Choubra,
n’a pas eu recours à un étalagiste pour décorer sa vitrine.
C’est
plutôt Karim, le vendeur, qui s’en charge régulièrement. Et
pourquoi pas ? L’affaire ne nécessite que du bon goût. «
N’importe qui ayant du sens et du bon goût peut maîtriser
avec subtilité les couleurs, les styles, les matières et
harmonise au mieux. Pourquoi complique-t-on toujours les
choses ? », conclut-il, tout en étant bien satisfait de sa
vitrine lumineuse surchargée de plusieurs couleurs.
Chahinaz Gheith