Architecte de formation, la Palestinienne
Suad Amiry est devenue
écrivaine avec les bouclages de Ramallah. Ses ouvrages en
anglais peignent son pays avec ironie, évoquant un quotidien
et une résistance hors des clichés.
D’autres mots pour le dire
« Rien à
perdre, sauf sa vie ». Ce n’est ni devise ni slogan, ni même
un découragement. C’est drôlement la vérité. Et c’est
d’ailleurs ce que l’architecte et écrivaine palestinienne
Suad Amiry a choisi comme titre pour son troisième ouvrage.
Amiry
aime raconter, jouer et tourner le tout en dérision. Elle
retrace, à travers son livre, le voyage des ouvriers
palestiniens travaillant dans les colonies israéliennes pour
gagner leur pain. « Je n’avais aucune idée sur les
difficultés qu’affrontent les ouvriers à Ramallah. Un jour,
je me suis déguisée en ouvrier palestinien et j’ai décidé de
partager avec eux le voyage vers les colonies israéliennes.
Le voyage dure environ 18 heures ; il a débuté avec 24
ouvriers et s’est terminé avec uniquement quatre survivants.
Les autres ont perdu leur vie en chemin, entre les
check-points », dit-elle en vraie aventurière. Elle décrit
dans son œuvre l’humeur des ouvriers et leurs histoires. «
En se reposant un peu, j’ai demandé à l’un d’entre eux :
—
Pourquoi cherchez-vous à travailler chez l’ennemi ?
Il m’a
répondu : Suad, ne vient pas me donner des leçons, ne vous
moquez pas de nous.
— Au
contraire, je cherche à bien comprendre.
— Ah,
tantôt je suis de bonne humeur, je me dis que ces colonies
seront un jour abandonnées par les Israéliens qui vont
quitter notre terre. Donc, tous ces édifices seront pour les
Palestiniens. Donc, je dois y ajouter du ciment. Et tantôt,
en pleine dépression et faute, je me dis que tout est vain
et que les Israéliens vont rester à jamais, donc j’amoindris
le ciment, visant qu’un jour un tremblement de terre jouera
son rôle ou que les maisons s’effondreront toutes seules ».
Et ainsi
de suite, malgré la fatigue et la difficulté du voyage, les
ouvriers partagent avec Suad leurs secrets et leurs rires.
Ce sont
des situations comiques dictées par le réel, si vraies,
touchantes et hilarantes.
Suad
Amiry est une narratrice plaisante ; elle ne cesse de
raconter des anecdotes … Le rire est bien son moyen de faire
face à l’occupation. « Les gens ont une image figée quant à
la Palestine, comme un pays qui déplore constamment son
sort. On n’est pas tous misérables, sérieux, traumatisés.
Tout le monde parle de la cause palestinienne, les médias
diffusent toujours des attentats suicide, des attaques, des
agressions israéliennes …On en a assez vu. C’est pourquoi
j’aime rompre avec ce cliché », explique-t-elle. Et
d’ajouter : « L’occupation nourrit l’appréhension et
l’incertitude. On vit dans une tension continue ». Mais la
vie leur garde aussi d’autres aspects, comme tous les
humains.
L’écriture lui est venue par hasard, ou plutôt, comme elle
aime dire, « elle la doit à Sharon ». Elle ne plaisante pas.
C’est grâce aux bouclages de Ramallah que Suad Amiry a écrit
son premier livre : « C’était au moment du couvre-feu. J’ai
dû chercher ma belle-mère et l’emmener chez moi. Pendant 42
jours, on ne sortait plus de la maison. Vous pouvez donc
imaginer comment on était prisonniers, avec les chars
israéliennes à l’extérieur et la présence de ma belle-mère à
l’intérieur. Elle avait 91 ans et vivait dans son propre
monde, ne s’intéressait qu’aux minutieux détails de la
maison ». Afin de s’exprimer un peu, Suad Amiry a écrit une
série d’e-mails à sa nièce Diyala, lui racontant son
quotidien, la priant de ne jamais montrer ses petites
histoires à quiconque. Peu de temps après, les e-mails sont
tombés entre les mains d’une amie italienne qui a voulu les
publier. Le livre est donc sorti sous le titre Sharon et ma
belle-mère. Elle précisait, en plaisantant, dans la presse :
« grâce à Dieu, ma belle-mère n’a jamais lu le livre, mais
son fils l’a fait ».
Suad
Amiry continue à écrire en anglais. C’est une façon de
s’adresser à l’Occident. Elle tente de changer avec son
style ironique l’image stéréotypée de la Palestine et de
dévoiler un aspect plus humain de la vie quotidienne. «
C’est là ma mission, transmettre à l’Occident l’image d’une
Palestine non médiatisée ».
L’écriture en anglais a aussi une autre raison. « J’avoue
que c’est plus facile pour moi d’écrire en anglais. L’arabe
est sans doute ma langue maternelle, mais je ne veux pas
tomber dans la confusion de choisir le dialectal ou le
soutenu. En plus, en écrivant dans une langue étrangère,
j’ai le droit de me tromper un peu ou de faire de petites
fautes, puisque mes éditeurs se chargent bien de faire la
bonne correction », dit-elle en riant.
Son
deuxième ouvrage No sexe in Palestine and men est sorti en
2007. Mais c’est avec ce troisième livre qu’elle admet être
une écrivaine. « Le premier livre est sorti par hasard, le
deuxième, j’avais encore des histoires à raconter, mais si
je n’avais pas publié ce livre, je n’aurais pas pu me
considérer comme écrivaine », dit-elle. Ainsi, le livre Rien
à perdre, sauf sa vie constitue un tournant pour Suad Amiry,
dont les œuvres sont publiées d’abord en Italie, puis les
traductions ou les rééditions se succèdent.
« A
Ramallah, si vous demandez où est Suad Amiry l’écrivaine,
personne ne va vous répondre, mais si vous cherchez
l’architecte Suad Amiry, un petit gosse peut bien vous
guider », déclare Amiry. Car elle est architecte et dirige
le centre Riwaq pour la préservation du patrimoine.
D’un
père palestinien et d’une mère syrienne, la petite Suad est
née à Damas. La famille se déplaçait d’un pays à l’autre, de
quoi lui avoir permis une éducation assez libre en Syrie, au
Liban, en Jordanie et en Egypte. « Pour le baccalauréat, je
me suis installée en Egypte, parce que mon père y était
nommé comme ambassadeur. Peu de temps après, il est reparti
pour un autre lieu. Pourtant, j’ai dû rester au Zamalek
girl’s school pensionnat, entourée d’amies cairotes qui
s’occupaient bien de moi ». Un séjour chaleureux.
La jeune
Suad choisit ensuite d’étudier l’architecture. « Mon père me
disait souvent : si tu veux vendre des falafels, vas-y.
L’architecture m’intéressait sans comprendre la raison.
Quelques années plus tard, j’ai compris. A Damas, j’ai été
élevée dans la maison de mon grand-père, Beit Al-Gabry, un
palais d’Al-Cham, un joyau architectural. Sans jamais en
être consciente, j’étais très marquée par cette architecture
». Les études universitaires, elle les a alors effectuées à
l’Université américaine à Beyrouth.
Amiry
voulait continuer ses études supérieures sur l’architecture
palestinienne et éprouvait un sentiment de nostalgie
indéniable pour sa terre d’origine. « Tout le monde parlait
de la Palestine, je voulais la visiter. J’ai décidé de
faire le voyage sans connaître quelqu’un là-bas. Et j’ai
réussi à avoir une bourse pour travailler à l’Université
Beir Zeit. Juste avant de partir, un ami m’a inscrit sur un
petit bout de papier deux noms : Hanane Achraoui et Salim
Tamari. A mon arrivée, je me suis dirigée vers Hanane
Achraoui et j’ai demandé où est ce Salim. Il devait rentrer
à la fin de l’année. On s’est rencontré, aimé et marié. Et
dès lors, je me suis installée en Palestine », dit-elle.
Préparant ses études, Amiry a remarqué que, depuis
l’occupation, les Israéliens ont détruit environ 400
villages palestiniens. « Ils tâchent de bien changer les
traits spécifiques de la terre palestinienne et de sa
culture. Le conflit israélo-palestinien se résume en un seul
mot : la terre. Ce n’est affaire ni de paix, ni de violence,
etc. ».
Amiry
lutte à sa manière. Elle fonde le centre Riwaq pour la
préservation du patrimoine au début des années 1990. C’est
un centre qui adopte les projets de restauration dans les
villages et provinces. De plus, Riwaq réussit à transformer
les maisons historiques en centres de rencontre et
d’activités artistiques. « Au début de ma carrière, la
construction de nouvelles maisons ne m’intéressait plus.
J’ai travaillé aussi dans la décoration d’intérieur, mais je
n’en éprouvais pas de passion. J’ai voulu faire de
l’architecture sans architecte. Je me retrouve plutôt dans
la restauration et la préservation des anciens bâtiments. Il
s’agit en fait de réparer des lieux qui portent les traces
de notre culture arabe variée », dit-elle. Et d’ajouter : «
L’Occident a toujours tenté de nous plonger dans la question
identitaire. C’est un sujet compliqué. Les Américains et les
Israéliens en profitent. En Palestine, il y a des Kurdes,
des berbères … et d’autres ethnies. Etre arabe ne veut
aucunement dire nier notre identité méditerranéenne, non ?
». Une manière de dévalorisation qu’elle dénonce vivement.
Suad
Amiry insiste à parler à haute voix, à sourire et à
déclencher les éclats de rire. « Malgré tous les maux, il
faut chercher le côté brillant, aimer la vie et tâcher d’en
profiter pleinement », dit-elle. Ses sourires et rigolades
lui donnent la force de continuer sa démarche d’architecte
et d’écrivaine.
May
Sélim